Dérive malgache sur fond de roman noir par Antonin Varenne

Road novel malgache, histoire d’idéalistes ayant néanmoins les pieds sur terre, de briscards tendres sous l’écorce et de bandits rompus à la défense de leurs intérêts sociaux, un grand roman, toujours surprenant, d’Antonin Varenne.

Difficile de prendre Mad’Aventure au sérieux.
Quand l’histoire du Covid a planté le tourisme sur toute la planète, Patrick et moi, on a à peine vu la différence dans le volume de nos affaires. Pour ce qui est des vaccins et de la chloroquine, on s’est marré. On bouffe de la chloroquine depuis vingt ans, à chaque fois qu’on fait une crise de palu. Pour ce qui est de la mortalité de la pandémie, disons que l’accès aux antipaludiques, là où nous avons trainé nos guêtres, n’est pas comme le bon sens de Descartes, la chose du monde la mieux partagée. Qu’on a vu notre part de mômes qui crèvent comme des mouches de malaria et que là encore, on n’a pas vraiment vu la différence avec ou sans pandémie. Le Covid a fait peur aux résidents de Mada, les Blancs, ou Vasahs, ces restes de colons dont Patrick et moi faisons partie, qu’on le veuille ou non. Le Covid ? Les Malgaches ne se s’en sont pas plus inquiétés que d’un cyclone.
Optimistes sans illusions, ça devrait être le slogan de notre boîte de tourisme. Pour racheter notre conscience de Blancs exploiteurs, à Mad’Aventure, on prend soin de perdre de l’argent.
Quelques faillites en France nous avaient déjà conduits ici.
Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, il était facile de se prendre pour des businessmans super malins. Les affaires tombaient du ciel sur n’importe qui. Les années quatre-vingt-dix ont fait le tri entre les vrais requins et les guignols dans notre genre.
Le cœur financier de Mad’Aventure, c’est nos retraites minables virées chaque mois sur nos comptes de la Bank of Africa. Maigres retraites françaises, mais suffisantes pour rester à flot et habiter un quartier de Tamatave pas trop pourri. Nos ressources donc, nos retraites, et nos compétences de mécanos. On fait tout nous-mêmes. On fabrique, on répare, on imprime les tee-shirts, on dessine le logo. Patrick a un bon coup de crayon, il a commencé à quatorze ans comme dessinateur industriel dans une usine d’Orléans. Il nous a dessiné la grenouille de Mad’Aventure, avec ses grands yeux de défoncée aux amphétamines.
Honnêtement, les femmes malgaches ont plus coûté à notre entreprise que le Covid.
Patrick s’est fait ratisser deux fois.
L’amour.
Il a perdu une maison et un bistrot dans lequel nous étions associés et dont nous allions de toute façon boire le fond.
L’année dernière, je me suis réveillé un matin dans mon lit vide, avec une belle bosse derrière la tête. Envolée la copine, ma planque de cash vidée et tout ce qui avait la moindre valeur dans la maison. J’ai bien essayé d’aller au tribunal pour récupérer quelques miettes du larcin, mais le juge n’était pas de mon côté. Même quand j’ai fait remarquer au magistrat que la vieille dame assise à côté de mon ex, qui lui tenait la main et pleurait beaucoup, était sa mère et que deux mois plus tôt j’avais allongé cinq cents euros pour payer ses funérailles… L’ambiance était cordiale. J’ai pas revu un centime et j’étais content que la mère soit en bonne santé.
Rois des affaires, rois de l’amour. On en veut à personne. Se refaire, c’est notre talent le plus persistant. Mathématiquement, on est toujours à n+1 de faillites, n étant le nombre de nos succès.

– Tu as besoin de quoi ?
– Un buggy et de l’aspirine.
Pour se refaire, il faut juste du temps. Au début ça coûte rien, le temps.
Ma cigarette locale préférée s’appelle la Good Look et coûte 80 centimes d’euro le paquet. Patrick a lâché la clope et pris vingt kilos. A ce prix, moi, je garde mon Good Look. La clope au bec, sur mes jambes de moineau de soixante-dix ans, conservé par je ne sais quel miracle —le défi vivifiant des emmerdes ou la génétique d’une grand-mère inoxydable—, je descends au garage.

Vingt-mille kilomètres de routes à Madagascar. Deux-mille seulement sont goudronnées. De chez nous, Tamatave, premier port du pays, à la capitale Antananarivo, il y a 350 kilomètres. Onze heures de route. Et c’est une partie goudronnée du réseau. En saison des pluies, multiplier les temps de trajet par deux ou trois.
Les buggys sont construits sur des bases de Coccinelles Volkswagen. L’idée géniale d’un hippie californien en 1964, Bruce Meyers. Poser une coque en fibre de verre sur un châssis de Cox. Surélever, lui coller des roues surdimensionnées. 600 kilos. Un moteur increvable, mécanique simple et accessible, pour passer là où même des 4/4 ne passent pas. La voiture du peuple commandée par Hitler, transformée en véhicule de la contre-culture américaine, avide de surf et de Marie-Jeanne, finalement importée cinquante ans plus tard à Madagascar par deux allumés ayant depuis longtemps passé l’âge de surfer.
Le véhicule idéal pour les pistes de latérite de Mada, les ponts de bambous et les marécages, comme pour faire rire les mômes des villages. Les clients adorent.
Je soulève le capot arrière du Jaune, le plus costaud de nos engins, moteur 1600cm3, châssis renforcé, pneus neufs.
À Mada, une dernière révision s’impose toujours après la dernière révision. Pour vérifier que l’humidité n’a pas corrodé le faisceau électrique en une nuit, ou qu’aucune pièce importante du moteur n’a été empruntée par un des gars qui bossent pour nous. Ensuite, charger la caisse de pièces de rechange.
A priori, je pars seulement pour Antananarivo.
Mais pour un kilomètre ou mille, à Mada, on prend la route.

Installé à Madagascar depuis une vingtaine d’années, après une vie d’aventures en France ou ailleurs, jalonnée de succès passables comme d’échecs notables, Simon gère une petite agence de tourisme automobile avec son acolyte Patrick. Lorsqu’il reçoit une lettre légèrement comminatoire de sa fille Charlotte, depuis la France, qui lui annonce que son fils Guillaume, son frère, se trouvait sur place depuis un an, a disparu depuis plus d’un mois, et semble avoir de gros ennuis, il se met en route pour une mission improbable de sauvetage ou d’assistance, nul ne le sait, mais en tout cas à partir de très maigres indices.

C’est qu’à soixante-dix ans bien sonnés, même avec un raisonnable passé de baroudeur, tout n’est plus tout à fait comme avant. Si la sagesse censée venir avec l’âge fait en partie défaut, et que les muscles et l’énergie, logiquement, ne sont plus ce qu’ils furent, il reste la détermination bien sûr – avec un sens cultivé du hasard et de la nécessité, toutefois -, la lucidité sans doute, mais peut-être surtout le grain de folie qui jamais ne l’a trahi, pour envisager une curieuse expédition sur les pistes incertaines de la Grande Île. « Grand âge, me voici », aurait dit Saint-John Perse à un tout autre propos.

En malgache, il n’y a pas deux mots pour dire route ou piste. Lalana, ça marche pour tout.
Pour dire piste, les Malgaches disent piste en français. Parce que c’est la France qui a importé l’asphalte et la distinction entre les routes françaises et les routes non-françaises, les pistes. Les routes malgaches. Ne pas prononcer la dernière lettre : lalane.
Balance historique et karmique : désormais les routes, laissées à l’abandon, se distinguent mal des pistes.
Les Malgaches abordent les choses comme les brillants associés de Mad’Aventure : simplement — ce qui ne veut pas dire que les situations le soient, au contraire.
Tu vas loin ? Ari.
Très loin ? Ari ari.
Loin au point qu’il est difficile de savoir ? Ariiiiiii. Avec un accent tonique montant et un sourire aussi long que le « i ».
Tamatave, Antananarivo ? Ari. Une bonne unité de mesure. Onze heures. Pas si loin quoi.
Les nids de poules pourraient abriter des familles de cochons ou, en cette saison des pluies, des bancs de truites.
Je n’ai pas fini ma deuxième Good Look que je prends une averse sur la couenne, dès la sortie de Tamatave. Clope éteinte, pas d’essuie-glaces. Patrick et moi sommes des puristes. Meyers, créateur de ces buggys pour dunes californiennes, a viré cet accessoire superflu. Nous respectons la règle. Pas d’essuie-glaces à Madagascar, pays de cyclones.
Je regarde mes bras maigres accrochés au volant et les grosses gouttes de pluie sur ma peau ridée, comme celle des éléphants, ces plis dans lesquels ils conservent le plus longtemps possible l’eau de leurs bains. Je n’ai plus vraiment de muscles. Les nerfs et les tendons font désormais tout le boulot.
J’ai un frisson et je m’inquiète un instant. Ici, un frisson est souvent une braise de fièvre. Une fois mouillé, avec le vent, je commence à avoir froid et mes articulations se raidissent, des douleurs dans les poignets, les coudes, les épaules et les genoux. Je m’arrête sur le bas-côté, deux roues dans l’herbe, et j’enfile ma cape de pluie. Une dizaine de gamins prennent le buggy d’assaut. Ils se marrent et touchent à tout. Je surveille leurs petites mains volages, qu’ils ne me tirent pas mon paquet de Good Look dans le vide-poches. Ils me demandent de l’argent, quelques ariarys. Ne pas prononcer le « y ». Il en faut huit cents pour acheter un kilo de riz. Vingt centimes d’euro. Je demande qui est le boss de leur bande de voyous. Ils sont tous le boss mais il y a un môme plus rapide qui s’impose, passe devant les autres et me regarde dans les yeux.
– C’est moi.
Je le regarde dans les yeux et je sors un billet de mille ariarys de ma poche.
– Tu achètes du riz et tu partages avec tout le monde. Pas une bouteille de coca. Du riz. Pour tout le monde.
Il prend ça au sérieux.
Je le prends au sérieux :
– Comment est la route jusqu’à Ambatobe ? Bonne ? Tsara ?
Ambatobe, dernière ville côtière de mon itinéraire, plein sud, à mi-chemin avant que la RN2 bifurque à l’ouest direction Antananarivo et les hauts plateaux du centre. Les gamins sont sur le bord de la route depuis six heures du matin. Ils font semblant de reboucher des trous dans le goudron avec une pauvre pelle en bois — trous qu’ils recreusent à la nuit tombée — en échange d’un billet. Ils vendent aussi du jus de sucre de canne ou des bananes plantains grillées par leurs mères. Mais surtout des informations, recueillies auprès des taxis-brousse, sur l’état de la route. Bonne, tsara ?
– Tsara, me répond le petit boss sans sourire.
Alors je demande une explication à cette absence de sourire.
– Tsara ou tsara tsara ?
Il reste sérieux.
– Tsara.
Autant dire pas terrible.
Savoir à l’avance ne sert à rien et vu les pluies de ces derniers jours, je me doutais de la réponse. Mais le billet de mille ariarys a maintenant une meilleure allure que quand ce n’était qu’une offrande à des pauvres. Maintenant, c’est un troc entre hommes, d’égal à égal, lui dix ans et moi sept fois plus. Les Malgaches disent qu’on ne connait la valeur d’un homme que s’il a voyagé. Eux qui en savent les difficultés et n’ont presque jamais la chance de quitter le trou où ils sont nés.
Alors je serre la main du petit boss avec le billet niché entre nos paumes.
Il sourit et je sais que la route sera tsara tsara. Que tout ira bien même si je mets trois jours à atteindre les plateaux.
Je fais rugir les quatre cylindres à plat de Ferdinand Porsche, les mômes tombent le cul dans l’herbe de peur, puis éclatent de rire. Echappement quasiment libre, mon buggy qui ne dépasse pas les 100km/h fait un bruit d’avion de chasse.
La pluie s’arrête aussi vite qu’elle a commencé et je rallume une cigarette.
La carrosserie jaune est rapidement couverte de projections de boue rouge, de latérite dont les tâches sur les vêtements sont indélébiles. Le soleil pointe entre les nuages noirs et se met soudain à cogner lourd et fort. Je visse sur ma tête une casquette jadis blanche, tâchée de terre, avec sur le devant les lettres bleues de la marque Nivea. Une casquette molle, du genre que laisse derrière elle la caravane du tour de France, babiole publicitaire jetée aux enfants au bord de la route. Une casquette du temps des souvenirs, des étapes de montagnes et des échappées écoutées à la radio. Comme mes tendons font désormais le travail de mes muscles, les souvenirs semblent de plus en plus faire le travail de mes yeux. Je ne regarde plus tout à fait le monde en face. L’accumulation des souvenirs, doux et douteux, s’interpose de plus en plus souvent.
Ce gamin de dix ans, je n’ai pas pensé à ce qu’il allait devenir quand j’ai croisé son regard. Je me suis souvenu de moi à son âge, déjà au boulot comme lui.

Publié en 2024 dans La Noire de Gallimard, trois ans après le si surprenant et si réussi « Dernier tour lancé » et cinq ans après le plus classique mais tout aussi ébouriffant « L’artiste », ce onzième roman d’Antonin Varenne nous rappelait fort à propos que si son écriture excelle à traduire une approche bien personnelle du roman policier et du roman noir, elle peut aussi modeler avec grâce une échappée aux confins du roman d’aventure humaine et familiale, en mêlant une dose d’exotisme lucide et une sensibilité exacerbée, après avoir choisi un magnifique protagoniste principal aux soixante-dix ans bien sonnés.

Dans le cadre de Madagascar, où il développe un mélange rusé de tendresse désabusée et de lucidité sans aucun cynisme, retrouvant ainsi, sur les mêmes lieux, une tonalité pas si éloignée de celle du « Rade Terminus » (2004) de Nicolas Fargues, Antonin Varenne nous offre à la fois un authentique road novel (en buggy jaune, s’il vous plaît) par des chemins bien peu fréquentés, un récit de générosité pas nécessairement bien placée, de banditisme social et tribal et de fatalisme chevaleresque, et même une magnifique plongée au cœur d’une relation père-fils contrariée, et pourtant prête à éclore tardivement en grande beauté. Souhaitons donc que l’auteur continue encore longtemps à nous surprendre ainsi de ses imprévisibles tours et détours romanesques, où l’épaisseur humaine s’impose toujours par les voies les plus inattendues.

La route ne s’est pas arrangée depuis la dernière fois que je l’ai prise, il y a six mois. Quand on est allé à Antananarivo avec Patrick, deux buggys qui en tractaient deux autres, pour retrouver un groupe de clients. Des Réunionnais friqués qui ont pris nos voitures pour des auto-tamponneuses pendant dix jours. Ils nous ont plié deux trains avant, toutes les rotules étaient mortes et ils se sont plaints de la bouffe dans les restos de bord de piste où on s’arrêtait. On a été content de les voir tomber malade les uns après les autres. Des Réunionnais noirs, rendus malades par les bactéries malgaches et aussi désagréables que certains résidents Blancs. Sur ma balance, le nouveau riche local vaut bien les post-colonialistes racistes.
Je me fous dans un trou plein d’eau sans même ralentir, perdu dans mes pensées. Je prends une douche de boue tiédasse et ça me ramène sur Terre. À Guillaume. En fait, je pense à lui depuis ma négociation avec le petit boss débrouillard de bord de route.
Est-ce que j’ai jamais pris le temps de penser aux qualités de Guillaume ? De lui dire qu’il en avait ? De me demander ce qu’il allait devenir ?
Le premier atout d’un enfant, merde, c’est une responsabilité de ses parents : celle de lui faire comprendre qu’il est aimé. Et ça j’en suis sûr, je n’ai jamais pris le temps de lui dire. Que je l’aimais.
Je tombe dans un autre trou plus vite encore et cette fois j’arrive en butée des suspensions. Ça me fait claquer des dents et résonner la tête un moment, je décide de ne plus penser à rien qu’éviter les embuches de la RN2.

Hugues Charybde, le 12/05/2025
Antonin Varenne - La Piste du vieil homme - Folio

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