De la performance comme mystique avec "Ma voix de Dieu"

L’expérience d’une redoutable mécanique pour déclencher un voyage immobile, en quête de notre extra-terrestre intérieur. Une somptueuse performance littéraire et artistique.

J’ai reçu le 5 juin un e-mail de Maxence Mathieu, un artiste belge que je ne connaissais pas. Il me priait de venir me prêter à une « expérience » dans son atelier, à Liège. Il proposait de venir voir une pièce en particulier. C’est un ami commun, éditeur, qui lui avait parlé de mon travail, imaginant que nous aurions des choses à nous dire. Maxence avait comme moi lu le Discours de Mountain View lorsqu’il avait été publié, il y a quelques années, dans la revue de l’Observatoire de l’Espace, en France. Comme pour moi à l’époque, cette découverte avait été décisive dans son parcours et ses projections pour l’avenir. Il avait lu par la suite un de mes livres et compris mon intérêt grandissant pour les forces de l’esprit.
Ce genre d’invitation est fréquente dans ma vie d’écrivain, et j’ai trouvé un peu présomptueux en lisant son mail que l’artiste emploie le terme « expérience » pour qualifier une simple visite d’atelier. Maxence disait dans son message que si la chose m’intéressait, je pourrais en faire le récit, ou ce que je voulais d’autre. Je n’ai pas bien compris ce qu’il entendait par là, mais il m’a proposé de l’argent, et j’ai accepté l’invitation, curieuse de revoir la Belgique après tant d’années. J’étais très loin d’imaginer quoi que ce soit.
Dans l’Eurostar, il fait froid et le temps ne passe pas. je lis encore une fois le passage le plus essentiel du Discours de Mountain View dont j’ai apporté la publication avec moi.
[…]
À nouveau, le discours m’impressionne, je ressens dans tout mon corps une excitation très forte, comme un appel.
Ce message interroge encore mon regard sur le monde ; il promet de révolutionner le sens de nos vies. Mais plane toujours au fond de moi, et au-dessus, une sorte de terreur. Je comprends, en arrivant à Liège, en marchant sur le quai, en regardant les rails pour être précise, que c’est le titre de l’oeuvre de Maxence que je viens « essayer » qui m’a glacée : IL Y A MOINS DE CHOSES ENTRE LES CIEUX ET LES ENFERS QU’AUCUN D’ENTRE NOUS NE PEUT L’IMAGINER. Je l’ai vu ce titre, sans vraiment le lire, mais la phrase s’est inscrite en moi, avec ses méandres et sa pénombre, laissant mon esprit divaguer entre ce que l’artiste a pu vouloir dire et ce que moi je comprends.

Publié en mai 2025 aux éditions liégeoises Hématomes, ce nouvel ouvrage d’Amélie Lucas-Gary, « Ma voix de dieu », constitue le magnifique pendant littéraire de la troublante démarche artistique, située à un mi-chemin intraçable entre l’installation et la performance, conduite par l’artiste Maxence Mathieu dans son atelier de la grande agglomération wallonne.

L’opération conjointe (car il s’agit bien d’une opération) à laquelle nous sommes conviés s’enracine dans le « Discours de Mountain View », un texte proposé par Amélie Lucas-Gary en octobre 2019, dans le numéro 18 d’Espace(s), la revue du CNES (Centre National d’Études Spatiales, l’agence spatiale française, dont l’action culturelle globale ne sera sans doute jamais assez soulignée). Par des moyens mystérieux, des entités extra-terrestres installées depuis longtemps sur notre Terre parvenaient enfin à nous communiquer leur présence et, d’une certaine façon, leur programme. Ce discours fictif adressé aux humains forme la base de l’étonnante expérimentation dont nous allons être témoins plus ou moins objectifs dans « Ma voix de dieu », au titre magnifique qui nous tombera véritablement dessus, en toute grâce, à la page 67, presque à l’issue de ce voyage quasi-immobile, ô combien corporel et pourtant profondément extra-sensoriel.

Dans sa quête de l’Autre, la science-fiction a longtemps quadrillé par le menu les vastes espaces sidéraux et galactiques, avant qu’au tournant des années 60, avec l’émergence de ce qui s’appellera la New Wave dans ce domaine-là, l’inner space ne vienne provisoirement supplanter l’outer space, laissant James Graham Ballard, Brian Aldiss, Michael Moorcock ou Thomas M. Disch, par exemple, avec la complicité d’un Philip K. Dick ou d’un John Brunner – et même de la future prix Nobel Doris Lessing -, pour ne citer que trois figures majeures de cette aventure intérieure, individuelle ou collective, conduire cette introspection du troisième type. À leur manière joliment insidieuse, et telle qu’en rend compte « Ma voix de Dieu », Maxence Mathieu et Amélie Lucas-Gary en seraient ainsi les dignes et caustiques – ne pourra-t-on s’empêcher de penser – continuateurs.

Crédit photo : Marie-Noêlle Dailly

Je suis pourtant simplement invitée à venir essayer une sculpture, copie customisée du LC4, fameuse « chaise longue à réglage continu » dessinér par l’agence de Le Corbusier en 1928. Maxence a conçu cette chaise après avoir lu le Discours de Mountain View ; après avoir pris connaissance de ce message inédit à notre adresse provenant d’intelligences non-humaines inconnues.
Maxence imagine que sa chaise permet un voyage intérieur au plus près de soi-même, et jusqu’aux confins de l’Univers. Il imagine que sa chaise pourrait déplacer les limites de la pensée. Il a conçu une machine, dit-il, pour « répondre par la force de l’esprit à ces êtres ». Il s’agira dans une heure de m’allonger et de voir venir, peut-être de m’endormir. Je ne me fais pas d’idées. Je prends tout ça au sens figuré. Je ne vois pas ce que Maxence peut concrètement espérer. Je ne vois pas comment un meuble design, même amélioré, pourra agir à ce degré. Et durant le trajet à pied qui mène à son atelier, je pense à autre chose. Je regarde le ciel. De gros nuages flottent au-dessus de la ville.
Quand j’arrive, peu de temps avant l’heure dite, je m’arrête de l’autre côté de la place, sur le trottoir d’en face, et j’attends un peu. Il fait doux et les gens portent des couleurs claires. Durant le laps de temps où je reste postée là, neuf personnes passent devant l’entrée et deux s’engagent dans la cour par le portail entrouvert. Je ne sais pas où vont ces gens. J’imagine qu’ils sont peut-être eux aussi invités à visiter l’atelier de Maxence. Moi, je fume une cigarette et je consulte mes e-mails. Je regarde passer les vélos. Je me rappelle de tout ceci très précisément.
Puis j’entre moi aussi, très exactement à l’heure que j’avais annoncée. Je suis les indications excessivement détaillées données par Maxence. Je me dirige vers le fond de la cour. J’emprunte le grand escalier métallique extérieur. Mes pas font du bruit. La transparence de la passerelle sous mes pieds me donne le vertige et je préfère regarder devant moi. La porte du loft est entrouverte et je m’avance. Je découvre un espace très vaste, traversant, avec de grandes baies vitrées et des murs en briques, assez typiques des bâtiments d’usine dits « américains ». La pièce est lumineuse, mais surtout, une boîte en carton monumentale emplit le volume. Les parois intérieures sont couvertes d’une couche d’aluminium qui réverbère la lumière très forte d’un néon allumé. Dessous, au centre de la boîte, trône le fameux fauteuil. Je savais par avance que cet objet me laisserait indifférente. Ce fauteuil me rappelle la décoration érudite de maisons fréquentées au cours de ma vie -arsenal Travertin-Perriand-Eames qui suscite en moi le même mépris que d’autres panoplies moins socialement valorisées.

L’expérience intérieure et potentiellement transcendante conduite ici ne serait évidemment pas du tout la même (et Maxence Mathieu ne s’y est sans doute pas trompé, en ciblant ainsi cette invitation) avec un autre médium à la place d’Amélie Lucas-Gary. Au-delà du cheminement personnel et du jeu sérieux pratiqué à l’égard du « Discours de Mountain View », bien entendu, il est aussi question ici de tonalité et d’attitude littéraire comme intellectuelle.

On sait, au moins depuis « Grotte » (2014), « Vierge » (2017) et plus encore « Hic » (2020) à quel point l’autrice maîtrise différents niveaux d’introspection, du plus officiellement mis en place au pratiqué nettement en catimini. Pour parcourir les cavités intérieures dont le fauteuil liégeois force la découverte et l’exploration, sans masquer les ambiguïtés et les risques de la démarche entreprise, il faut cette écriture alliant inextricablement – presque magiquement – le sens d’une observation aussi précise qu’apparemment détachée, une implication que l’on jurerait totale dans l’instant présent raconté ou décrit, et un je-ne-sais-quoi de pince-sans-rire britannique, de possible humour tongue in cheek qui laisse ouvertes bien d’autres possibilités d’interprétation. C’est l’écriture qu’Amélie Lucas-Gary semble remettre en jeu à chaque occasion, de « Trois crimes » (2021) à « qu’avez-vous vu » (2023), en passant même par ses si étranges « Féticheuses » (2023). C’est celle qu’elle pousse ici avec une ruse exacerbée dans ses retranchements, semblant défier avec le sourire la lectrice ou le lecteur de voir clair dans le jeu final de « Ma voix de dieu », et le résultat est une somptueuse performance littéraire et artistique.

Je suis bien installée, mais quelle position est vraiment tenable longtemps ? Toutes les configurations finissent par être douloureuses pour le corps. Je n’ai pour l’instant aucune douleur. Je ne ressens aucune tension dans mes membres. Mes organes sont tranquilles. Maxence m’a parlé d’un état d’existence amplifiée. J’ai imaginé quelque chose de cérébral, mais je ne pense qu’à ma chair et mes os. Je sens une forme de légèreté dans mes jambes, sûrement parce qu’elles sont un peu surélevées. Je sens vivre mon ventre.
En m’allongeant, j’ai immédiatement fermé les yeux parce que je suis gênée d’être allongée. Je faisais la même chose chez le psychanalyste et je croyais que c’était à cause de sa présence inhibante à lui, mais je fais pareil ici dans l’atelier de Maxence alors qu’il a quitté la pièce. Qu’est-ce qui me fait fermer les yeux ? C’est parfois la pénombre, ici c’est plutôt la clarté, et puis la gêne d’être avec moi-même.
De nos jours, au plafond, les moulures et les fresques sont rares, il n’y a souvent rien à voir, parfois des motifs. Évidemment, en pensant à ça, j’ouvre à nouveau les yeux. Il y a effectivement beaucoup trop de lumière. Je n’ai jamais aimé les intérieurs lumineux. Dans ma chambre d’enfant, le soleil entrait durant l’après-midi ; il dessinait sur la moquette verte de larges raies qui m’attristaient. Je me sentais écrasée. J’imaginais que c’était peut-être à cause de mes yeux clairs. Je voulais les fermer ou fermer les volets. J’aimais les pièces à l’ombre. Je préférais le bureau de mon père, ou la chambre de ma sœur, à la mienne baignée de lumière.
Ici, le plafond est beau cependant : l’aluminium froissé dessine des motifs d’ombre et de lumière, des silhouettes en guerre. En les regardant, on perd l’échelle, comme sous les nuages. J’essaie de regarder les murs aussi sans bouger la tête, sans me redresser. C’est un peu l’objectif que je me fixe pour l’instant, et cela me fait mal aux yeux. Au blanc des yeux. Ça tire.  L’image d’un œuf dur apparaît alors que je regarde les murs, et j’ai presque la migraine. L’odeur de ma mère ou celle d’un hôpital. L’odorat est directement connecté au cerveau, plus directement que les autres sens il paraît.
Les yeux ouverts, des images m’assaillent.
C’est stroboscopique si j’y prête trop attention.
Aucun stimulus extérieur n’explique ces pensées-là.
Aucune préoccupation consciente non plus.
Je referme les yeux.
C’est mieux.

Hugues Charybde, le 11/11/2025
Amélie Lucas-Gary - Ma voix de Dieu - éditions Hématomes

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