Amélie Ravalec et sa passion pour l'avant-garde japonaise, interview

On a tellement aimé son livre sur l’avant-garde japonaise qu’on s’est empressé d’aller lui poser quelques questions à propos de sujets qu’on n’y voyait pas apparaître. Et l’autrice s’y révèle diserte et précise. En route pour le hors champs, mais plein chant. Amélie Ravalec dans ses œuvres.

- D’où te vient cette passion pour l’avant-garde japonaise ?

Amélie Ravalec : J’ai découvert l’avant-garde japonaise il y a une dizaine d’années. Mon point d’entrée dans cet univers a été un livre étrange et merveilleux de Terayama Shūji, Photothèque imaginaire de la famille Chien-Dieu. Ce livre m’a complètement fascinée. Il mettait en avant des portraits de famille inventés, avec des personnages de la troupe de théâtre de Terayama, Tenjō Sajiki, et rassemblait des images surréalistes et érotiques, étranges et magnétiques, dans un livre à la maquette et au design merveilleux, très coloré, avec des cadres faits à la main pour chaque photo. Terayama a réussi dans ces œuvres à créer un monde où l’illusion devenait une autre forme de vérité. Il posait sans cesse la question : qu’est-ce que la réalité ? qu’est-ce qu’un rêve ? que se passe-t-il lorsque la mémoire et l’imaginaire se mêlent ? L’idée que l’on puisse créer sa propre réalité par la seule force de l’imagination me paraissait incroyablement proche de ce que j’ai toujours ressenti. Je voyais aussi les échos du surréalisme et d’autres mouvements artistiques qui m’avaient marquée plus tôt. En approfondissant mes recherches, j’ai découvert tout un univers d’artistes qui partageaient ce même esprit d’invention et de défi : le Butoh, le théâtre Angura, la photographie expérimentale, les performances, le cinéma expérimental, le graphisme. Tant de disciplines différentes, et pourtant on retrouvait chez tous ces artistes une même urgence, une même intensité, et une profondeur psychologique et philosophique immense. Ces artistes résistaient à la conformité et au consumérisme du Japon d’après-guerre. Ils inventaient de nouveaux langages pour le corps, pour la mémoire, pour le désir.

Plus j’avançais dans mes découvertes, plus j’avais envie que ce travail soit vu, que cette effervescence chaotique, ce monde peuplé d’artistes prolifiques, intrépides, méconnus en dehors du Japon, soit raconté et découvert par un plus grand nombre. Je voulais le faire non pas à travers une approche historique ou académique, mais d’une manière vivante, dense, sensorielle. C’est donc devenu un film, Japanese Avant-Garde Pioneers, puis un livre, Japan Art Revolution.

Comment as-tu fait tes recherches pour arriver à une si impressionnante iconographie, et est-elle différente de celle de ton documentaire ?

A.R. : J’ai passé plusieurs années à faire des recherches sur le sujet. J’ai toujours collectionné les livres d’art, je passe rarement une semaine sans faire un tour dans les librairies, donc j’ai accumulé au fil du temps une importante collection d’ouvrages sur l’avant-garde japonaise. Chaque livre est une découverte, une passerelle : on découvre par exemple un artiste mentionné dans une préface, ou bien on regarde les notes en fin d’ouvrage pour savoir qui aconçu la maquette, quel éditeur a publié le livre, et en suivant ces pistes, on repère d’autres artistes, d’autres mondes.

J’ai donc passé plusieurs années à explorer l’avant-garde japonaise de façon approfondie avant de commencer à travailler réellement sur le film, en 2019. La deuxième phase de recherche s’est faite pendant la production du documentaire : j’ai pu interviewer plusieurs archivistes, notamment celui de Terayama Shūji, mais aussi les archivistes de Hijikata Tatsumi, le fondateur du Butoh, et d’Ōno Kazuo. Avoir accès à leurs archives a été une expérience incroyable. J’y ai découvert des photographies, des films et des documents que je n’avais encore jamais vus, dont beaucoup n’avaient jamais été publiés ou exposés.

Le film et le livre rassemblent chacun environ six cents œuvres. Ils partagent une base commune, mais le film contient davantage de films et de vidéos d’archives, tandis que le livre présente les œuvres d’artistes qui ne figurent pas dans le film, notamment Saeki Toshio, Yokosuka Noriaki et Ishiuchi Miyako.

Les affichistes 60’s nippons ne se reconnaissent pas dans le psychédélisme US alors qu’ils avaient une démarche parallèle. As-tu une explication ?

A.R. : C’est une confusion qui revient souvent au sujet des affiches japonaises des années 1960. Leurs compositions éclatées, leurs couleurs intenses et leurs formes hallucinées évoquent spontanément le psychédélisme américain, alors qu’en réalité, leur origine est toute autre. Quand j’ai enfin rencontré Yokoo Tadanori en personne l’année dernière, nous avons eu une nlongue conversation à ce sujet. Il m’a expliqué ceci :

« Au Japon, il n’y avait pas de culture de la drogue dans les années 1960. Il y en avait un peu dans le milieu du divertissement, mais pas dans le milieu de l’art. Parmi les artistes et les créateurs, la drogue était inexistante. C’est pour cela que les artistes exprimaient leurs visions uniquement à travers leur art, sans les influences extérieures qui ont façonné les mouvements psychédéliques en Occident.

Le terme “psychédélique” est un concept culturel d’origine occidentale, lié à leurs propres expressions culturelles. C’est pour cela que mon travail a été associé à ce mouvement. Mais en réalité, je n’ai jamais considéré que mon œuvre était “psychédélique” au sens où on l’entend en Occident. Je suis allé pour la première fois à New York en 1967. À ce moment-là, j’ai présenté une exposition dans une galerie. Je montrais une série de travaux que j’avais réalisés en 1965, notamment des œuvres liées au théâtre. Or le mouvement psychédélique américain n’a commencé qu’en 1966 ou 1967, il y a donc un décalage temporel important entre mes œuvres et l’émergence du psychédélisme aux États-Unis. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui encore, cela me paraît étrange d’entendre les gens supposer que mon art est issu de ce mouvement. »Il était très contrarié de voir sans cesse son œuvre qualifiée de psychédélique alors qu’en réalité, elle la précédait. Cette confusion vient du fait que, bien que les affiches japonaises partagent une intensité visuelle et un foisonnement graphique similaires, elles sont nées d’un contexte totalement différent : celui d’un Japon d’après-guerre en pleine mutation, où l’imagination et le rêve étaient devenus des formes de résistance.

Et pourquoi un tel livre n’arrive-t-il que maintenant, alors que la culture des animes, du jeu vidéo et des mangas domine le monde culturel depuis la fin des années 90 ?

A.R. : On m’a posé exactement la même question quand j’ai sorti mon documentaire sur la musique industrielle. Je pense que l’avant-garde d’une façon générale reste encore très méconnue, et d’autant plus l’avant-garde japonaise. Pendant mes recherches, j’ai rencontré très peu de gens en dehors du Japon qui connaissaient ces artistes. La plupart étaient des spécialistes du Japon des commissaires d’exposition, des chercheurs, ou bien des collectionneurs passionnés de photographie.

Le Japon est un pays fascinant mais aussi très difficile d’accès. Gagner la confiance des artistes, des ayants droit et des archivistes, en tant qu’étrangère ne parlant pas la langue, a ét un processus extrêmement long et complexe, que je n’avais pas pleinement anticipé. Certaines interviews ont mis des années à se concrétiser.

J’ai réuni plus de six cents œuvres d’art et d’archives pour le film, et pour chacune d’elles, j’ai dû identifier et localiser l’ayant droit, avec parfois des artistes disparus depuis plusieurs générations, puis échanger avec les familles ou les galeries, souvent sur plusieurs années, avec l’aide de mes traducteurs. Certaines de ces archives étaient dans des collections privées, d’autres dispersées, perdues ou oubliées. Parfois, il fallait des mois pour retrouver qui détenait encore les droits sur une seule image ou un film. J’ai passé plus de six ans à travailler sur le film et le livre, et une bonne partie de ce temps a été consacré à la recherche d’archives.

Bon nombre de ces œuvres n’ont jamais été exposées ou publiées dans un contexte grand public. Cela rend leur découverte très difficile, même pour les passionnés d’art. L’avant-garde japonaise a longtemps circulé dans des cercles restreints, souvent universitaires ou spécialisés, sans diffusion internationale.

Et puis, l’avant-garde japonaise n’a rien de convenu. C’est un art souvent dérangeant, provocateur, traversé par la sexualité, la mort, la violence, la folie. L’univers des mangas, des jeux vidéo ou des animes, même s’il est parfois subversif, reste beaucoup plus accessible pour le grand public. C’est une forme d’imaginaire que l’Occident a intégrée depuis longtemps, tandis que l’avant-garde, elle, continue de résister, de déstabiliser, d’échapper à toute récupération commerciale, et c’est aussi ce qui fait sa force.

- Question édition maintenant, comment se fait-il que ton livre paraisse d’abord en anglais alors que le public d’ici raffole de l’art japonais - l’expo Moriyama à la Fondation Cartier a été un vrai carton à ce propos ?

A.R. : C’est Thames & Hudson qui m’a contactée après avoir entendu parler du film pour me proposer d’en faire un livre, et j’ai tout de suite été très enthousiaste à cette idée. J’aimerais beaucoup qu’il y ait une édition française, car je pense que ce projet résonnerait vraiment avec le public ici. Beaucoup de ces artistes ont une dimension très philosophique, qui, à mon avis, parlerait particulièrement au public français. Des artistes comme Hijikata Tatsumi ou Terayama Shūji lisaient et étaient directement inspirés par des écrivains et penseurs français comme Genet, Lautréamont, Sade, Bataille, mais aussi par Dada et le surréalisme. Il y a donc déjà une filiation intellectuelle et artistique très forte entre les deux cultures.

Si un éditeur français lit ceci, qu’il n’hésite pas à me contacter !

- Ta maquette fait beaucoup penser au Pravda de Peellaert, avec plus de couleurs flashy , le sais-tu ?

A.R. : Non, je ne connaissais pas ce livre, mais en le regardant, il me fait penser notamment à Tanaami Keiichi, aussi bien dans l’usage de la couleur que dans l’esprit du design.

- A part citer Takemitsu, tu fais l’impasse sur la musique quand la scène musicale été assez phénoménale, connais-tu le livre de Julian Cope Japrocksampler qui en rend compte globalement?

A.R. : Oui, je le connais. Je trouve que la musique, tout comme le cinéma japonais de cette période, mériterait un ouvrage à part entière, c’est pourquoi je ne les ai pas intégrés au film ni au livre, qui sont déjà très denses.

- Parle-nous des spécificités de ton docu, que les plus chanceux ont pu voir à l’Etrange Festival, le mois dernier, as-tu trouvé (comme pour le livre un éditeur français) un distributeur - et va-t-il être programmé dans d’autres festivals ?

A.R. : Depuis sa sortie en mai, le film a fait l’objet de plus de cent cinquante projections à travers le monde, en festivals, en salles et dans des musées. Le film sera projeté à nouveau à Paris le 12 novembre au Musée Guimet, dans le cadre de l’exposition consacrée à Araki. Je n’ai pas encore de distributeur français à ce stade, mais j’ai un distributeur japonais qui prépare actuellement la sortie du film en salles au Japon en 2026.

- Est-ce là la suite du projet ?

A.R. : Je travaille sur un second film japonais intitulé Japan Visions, consacré aux artistes contemporains les plus marquants du Japon, des années 1980 à aujourd’hui. Le film dresse une série de portraits d’artistes comme Ohtake Shinro, Ikeuchi Kowa, Nishino Sohei ou Azuma Makoto, qui créent tous des œuvres radicalement uniques, mais avec un lien évident vers l’esprit expérimental des années 1960.

Japan Visions explore ce que cela signifie d’être humain aujourd’hui à travers ces artistes de différentes générations et disciplines. Leurs œuvres partagent des thèmes communs : le sens de l’existence, le cycle de la vie et de la mort, Eros et Thanatos, l’ombre et la lumière, le poids de la mémoire et l’incertitude de l’avenir. Ensemble, elles forment une évocation poétique et philosophique du Japon contemporain.

Le film rassemblera plusieurs centaines d’œuvres inédites : des photographies en noir et blanc de l’après-guerre, des illustrations psychédéliques, des installations monumentales, des collages, des carnets peints à la main, des livres d’artistes, des peintures et sculptures de fleurs en pleine éclosion.

Propos recueillis par Jean-Pierre Simard, le 7/10/2025
Amélie Ravalec
- Japanese Avant-Garde Pioneers - Produced by Circle Time Studio Co-produced by Whatsopp. Inc"
- Japan Art Revolution 1960/1979 , The Japanese Avant-Garde from Angura to Provoke - Thames & Hudson"