La nytroglycérine redécouverte de Paola Masino

Certains livres partagent avec la nitroglycérine un certain nombre de vertus : instables et dangereux, ils n’hésitent pas à intégrer des composants en apparence fossiles et à emprunter une forme familière pour réveiller en nous, et comme à notre insu, l’instinct du détonateur.

Placés entre nos mains, ils profiteront des inévitables cahots liés à la lecture pour faire valoir leur droit le plus élémentaire : celui de nous exploser au visage. Kafka a écrit qu’un livre devait être comme une hache pour briser la mer gelée en nous – ne doutons pas que le roman de Paola Masino, "La Massaia", ait cette faculté. Mais, qu’il soit hache affûtée ou bâton de dynamite, le livre censé fissurer notre torpeur doit souvent avancer masqué s’il veut introduire en contrebande les instruments de la détonation.

"La Massaia" surgit dans l’Italie fasciste sous les atours trompeurs d’un conte de Grimm ou de Perrault ; il paraît d’abord en feuilleton dans la revue Tempo mais la censure, qui a parfois autant sinon plus d’acuité que la critique littéraire, n’est pas dupe et s’ingénie à l’expurger : on demande à l’autrice d’en gommer tous les stigmates italiens, comme si exhausser son potentiel universel pouvait en assagir la portée locale. C’est finalement une bombe qui, en 1941, tranchera, en réduisant en cendres l’imprimerie milanaise chargé de sa fabrication en volume. Quand il est enfin publié en 1945, le livre peine à trouver son lectorat, mais n’est-ce pas le sort de bien des ouvrages à vocation explosive ? Le fait est que nous l’avons aujourd’hui sous nos yeux, plus ardent que jamais, toujours aussi stupéfiant, et ce dans une traduction souple et sensuelle signée Marilène Raiola.

D’emblée, Paola Masino assigne son héroïne à résidence, et quelle résidence ! Une malle. Façon de nous dire quelle fragile frontière sépare la relique du trésor, et fait de toute chose oubliée un possible trésor :

« Enfermée dans une malle, qui lui tenait lieu d’armoire, de lit, de buffet, de table et de chambre, remplie de couvertures en lambeaux, de quignons de pain, de livres et de vestiges funéraires – des fleurs en fer forgé arrachés à une couronne mortuaire, des bossettes de cercueil, des voiles de veuves et des rubans blancs, sur lesquels étaient inscrit en lettres dorées ‘À NOTRE CHER PETIT ANGE’ –, l’enfant n’aimait rien tant que broyer du noir. »

Le berceau est un cercueil à celle qui se sait promise à l’empire de la poussière : car tel est bien le destin arrangé de la fillette, un destin de ménagère, de femme au foyer, de fée du logis, bref un de ces destins sinistres et domestiques qui condamnent les sorcières à un usage très restreint du magique balai. D’emblée, disais-je : oui, car en moins de dix pages, dans ce premier chapitre, c’est davantage qu’un personnage et un décor qui nous sont dévoilés. Médusé, le lecteur assiste à l’éclosion d’une écriture de la symbiose, visant à rendre sensible la forêt des influx nerveux qui relient un corps à son milieu, et c’est sans doute la marque de fabrique de Paola Masino, sa signature convulsive, cette façon qu’elle a de tout dépoussiérer. De chercher l’os qui luit sous la percale, la viande assoupie derrière la toile d’araignée. Capiteuse, la phrase nous tourne la tête : on pensait avancer à pas feutrés dans un univers de conte et voilà qu’un grouillement charnel déjà accomplit son œuvre, voilà que des fulgurances sexuelles ébranlent la page, et que l’idée de maturation prend une dimension cosmique :

« La première fois qu’elle vit son sang, la fillette songea au crépuscule. Elle comprit ce qu’il faut d’efforts au soleil pour disperser certains amas de nuages groupés sur l’horizon, lorsque ses rayons trouvent à peine la force de distiller des gouttes de lumière sur le monde. […] Comme elle sentait son corps devenir lourd et douloureux le long de son bassin, il lui semblait qu’il devait en être de même du firmament. »

Il faut devenir femme : l’injonction, relayée par tous les patients rouages familiaux et sociétaux, pèse à ce point sur la fillette éprise de séquestration qu’en grandissant celle-ci fera du plumeau un glaive terrifiant. Mais si le roman brille en maints endroits par ses velléités de parabole, s’il enfle et se contracte sous les spasmes d’une charge subversive, s’il laisse entendre d’insolents accents féministes, il est avant tout, en négatif, un chant d’indépendance, la complainte d’un être dont la chair en folie n’a de cesse d’éprouver l’absurde loi d’un monde confié aux intérêts virils. A la fois profondément éthéré et vertigineusement trivial, n’hésitant pas à fêler le moule narratif à la moindre occasion, La Massaia nous entraîne dans une lente et violente déréalisation, comme si poussée à son acmé la destinée ménagère ne pouvait que basculer dans l’abîme :

« Elle sut que c’était là le vide, infini et éternel. Étourdie par cette pensée, elle allongea les bras en quête d’un appui. Aussitôt, au loin, les lèvres du vide, occupé à aspirer le néant, lancèrent vers elle des filets de bave qui, s’entrelaçant en tous sens au-dessus de sa tête, la liaient solidement au temps et aux lieux, ainsi que le souhaitaient les êtres vivants. »

Poignante jusque dans le burlesque, la sédentaire épopée de cette Cendrillon moderne réserve plus d’une surprise, et l’on comprend très vite que « broyer du noir » est une façon aussi radicale qu’étonnante de vaincre les plus crasses ténèbres. Asservie, la forte mais fissible Massaia l’est, assurément, mais à un tel degré d’ébullition que le foyer où on l’a consignée, comme le roman qui tente de la contenir, menace à tout moment d’exploser. Sous nos yeux sidérés, une femme-artifice réinvente le feu.

Claro, le 21/10/2025
Paola Masino - La Massaia , naissance et mort de la fée du foyer - éditions de La Martinière