Double bang pour Stéphane Duroy avec expo chez VU et sortie en Poche

A l’occasion de la signature de l’excellent photo poche  (Actes-Sud) qui lui est dédié, préfacé par Hervé Le Goff, Stéphane Duroy est exposé à la galerie Vu, du 11 janvier au 24 Février, dans une exposition rétrospective qui embrasse 50 ans de photographies. et une bonne soixantaine de ses tirages, petits et moyens formats.

©Stéphane Duroy, Glasgow 1980

La  galerie Vu se prête merveilleusement en la circonstance à cet exercice de la déambulation devant un accrochage parfait, rythmé, qui fait voyage, au sein de la production du photographe, membre de l’Agence depuis 1987. Grâce à ses quatre espaces, trois salles et un couloir assez long, on peut prendre le temps de re-nouer le dialogue avec la photographie de Stéphane Duroy, en recueillir la nervure, de s’y aventurer encore et toujours, tant elle surprend le regard, investit l’Histoire, fait document, œuvre, écriture; car c’est bien là, la particularité du photographe que d’être à la fois précis et juste dans ce qui s’affiche de l’ Histoire au sein de ces scènes de vie quotidienne qui en deviennent emblématiques, sans rien oublier de ce qui échappe toujours à la conscience du drame toujours à l’œuvre en cette Europe, territoires de l’holocauste et des migrations intérieures de l’Amérique du Nord dans la relégation de ses invisibles.

La photographie de Stéphane Duroy est essentielle à une compréhension de l’Histoire, du temps présent, tant elle est faite d’intensités, de mouvements, de présences, de ce regard précieux qui fixe en ses arcanes à la fois l’Histoire et l’histoire dans un a-perçu qui échappe au constat, qui se résout à mon sens en ce drama, toujours actif, dans sa théâtralité: les corps sont perturbés, visages fermés, étrangement calmes, corps à l’épreuve de leur énergie dans ce qui les oblitère, les occupe. Ils marchent, traversent le champ photographique, en courant pour exemple dans un décor de désolation, ici, cette rue aux immeubles de briques noircies, glissent vers un hors champ funèbre; l’énergie de leur passage a fait photographie, comètes en feu, point fuyant dans la nuit sociale, intensités brèves de leur inscription dans l’espace, marche lente, comme ces voitures qui passent dans une même corrélation et une énergie semblables. Chez Duroy rien n’est n’est vraiment montré, tout apparait, tout est question, interrogation, fuite en avant, même dans ces paysages glacés, immobiles, comme morts; le temps physique n’est plus ce temps cyclique qui établit les saisons, mais cet hiver gelé où tout repose, défait.

A l’épreuve du Réel, sa photographie, instinctivement fulgurante, demeure une abrasive et silencieuse question sur la société actuelle et ses inerties sur cinquante ans. Tout cela est partie vivante de cette écriture photographique qui s’empare de situations ou les corps, les villes, Liverpool, Dublin, Berlin, Katowice, Auschwitz-Birkenau, Lodz, Lisbone, Paris, Manhattan, le Montana situent très physiquement ce réel qui se recompose autour des paysages souvent urbains, à travers une banalité des situations issues d’ une photographie sociale, où ces damnés de la terre semblent n’être que les personnages falots d’une Comédie Humaine jouant dans un théâtre d’ombres et de glissements silencieux, de disparitions. Il semblerait qu’une contamination majeure, une irradiation, celle des camps, ait opéré un tel changement de paradigmes, que le monde ne peut plus être le monde d’avant mais  son ombre artificielle, agi par un abandon complet, dans sa dereliction.

C’est bien cet héritage que Stéphane Duroy ne cesse de photographier, toutes ces années où il se déplace dans cette Europe contaminée, devenue une terre faussée, mal dite.

©Stéphane Duroy, Dublin 1981.

Il est ici question de ces oiseaux de solitudes, de ces êtres en plein désarroi sous l’emprise de la misère, de cette condamnation de l’Histoire, que Stéphane Duroy regarde, sans jugement, avec distance et douleur.  Le photographe scrute ces corps à l’impassible message pour composer un portrait métaphorique d’une humanité vouée à la disparition. Son théâtre est un lieu de froissements, de situations au demeurant banales, mais chargées du drame encore à venir, de territoires iabandonnés, de lieux hantés par la folie destructrice des hommes, vidés de toute vie possiblement rédemptrice. Le gouffre et l’abîme semblent imposer à rebours la mécanique inéluctable de la solution finale, dans sa résonance. Le poison d’hier continue d’infiltrer le corps social, de contaminer la vie, de corrompre ce qui fait humanité, ville, pays, société.

Un drame invisible court sous l’image qui, de disparition en sacrifices, en relève la sidération , en note l’inertie, les mouvements, dans un univers ou tout est signifiant, ou tout détail juste prend place dans l’image, ouverte à tout ce qui la fonde sensiblement pour en faire une balise émettrice à travers la nuit du temps, dans un avertissement qui n’a jamais cessé. C’est là toute la résilience du photographe.

Duroy fait critique de nos sociétés après l’holocauste dans un renversement de l’Histoire, il n’y a plus de civilisation qui tienne, un immense chaos survient pour emporter ce monde vers la destruction et l’anéantissement, mais il le fait en peintre, en romancier, en écrivain, en song writer, en artiste insurgé.  Il peint dans sa discontinué les images qui lui arrivent dans un théâtre de l’ absurde, surréel et poétique, quand, cette revanche impossible sur le réel ne semble plus pouvoir faire basculer l’Histoire du bon côté… Nous sommes irrémédiablement perdus, tel est le message sombre, le constat porté par sa photographie.

En quoi pourrait-on le nier, au vu de l’actualité de ces derniers mois, de ces dernières années, … quel sera notre avenir si aucune insurrection n’a lieu prochainement. C’est aussi la question sous-jacente que ne cesse de poser sa photographie, dans l’interrogation de ce regard habitué à faire parler les apparences en dehors de leur fausse banalité.

©Stéphane Duroy Halle, 1986

Si la révolte du photographe est une prise de position dans et par sa photographie sur le monde, il l’exerce également envers lui même par une forme absolue d’exigence dans son travail: sélection drastique de sa production d’images sur cinquante ans dans une volonté tendue. Stéphane Duroy ne fait aucune concession dans ce qu’il voit, dans ce qu’il montre. C’est un travail incorruptible, d’une exigence rare, sans complaisance aucune, au couteau. C’est pourquoi sa photographie induit une réflexion d’ordre politique, qu’avons nous fait du monde, qu’est-il devenu, qu’est-il en train d’advenir, en quoi la résonance de sa photographie est-elle un constat, une mise en garde contre l’obscurité et l’impossibilité du relèvement, d’une renaissance.

Ses photographies, petits « miraculums »,  narguent nos déterminations plus politiques, plus humanistes, plus heureuses, dans une dénégation qui fait provocations et nous oblige à réfléchir, à voir ce qu’il y a dorénavant de plus funèbre, voire de funéraire dans cette Europe, aujourd’hui emportée par le politiquement correct de l’abjection dans son cauchemar, moment où, curieusement l’histoire repositionne le grotesque et l’absurde du néant et du mal. 

C’est pourquoi tout fait sens dans ce travail sur l’Histoire (une image juste), tant dans ces scènes de la vie sociale qui croisent objectivement le spectacle nu et froid de l’hiver, saison élue du photographe, que dans les paysages urbains qui établissent les villes aux points de rupture des régimes politiques de l’Europe de l’Est, là, où sont encore présentes les traces du meurtre du temps, de la Raison.

©Stéphane Duroy, rue Potnocna, Lodz, 1992.

Stéphane Duroy revient aussi bien sur ce que nous n’avons pas vu, ce qui nous a échappé et qu’il a si bien photographié, l’abandon progressif de toute contestation dans une attaque en règle des années Thatcher contre la classe ouvrière anglaise qui fait ici signes, dans ce commun qui éclaire la relation dialectique entre ce présent des vies et ce qui les a contraintes à être déterminées, en ces lieux, dans cette distribution des rôles.

Quatre personnages semblent seuls en eux mêmes, temps suspendu d’un infra-moment, comme si cette milli-seconde ouvrait une béance dans la permanence des choses, qu’une porte ait été ouverte sur l’intime, en chacun, en même temps; elle met en scène ce hors temps, ce hors champ, sans que la présence du photographe, qui saisit cette scène, l’extrait du visible, physiquement placé, à un ou deux mètres de ces personnages, ne soit notable ou interfère avec  son sujet… on peut lire ce à quoi chacun pense, par quoi il est occupé, cette solitude lourde des réflexions sur la vie, les problèmes, le travail, les enfants, la famille, la fin du mois, le pub où s’échangent, autour d’une pinte ces solitudes; une solidarité est encore possible.

….Il y a aussi ce pardessus (Butte, MT 2014) qui apparait dans une vitrine, comme un rappel surréaliste, une évocation à la Breton de l’étrange, sorte de fantôme qui évoque l’empreinte et sa persistance, convoque la photographie sociale de la FSA, à un moment de l’Histoire qui semble faire de ce pardessus un cadeau issu de la mémoire des camps, dans l’ambivalent travail d’identification que porte toute photographie sans légende, dans ses renvois à une iconographie plus large, à ce que, pour exemple, Boltanski a mis en scène lors de sa dernière exposition à Beaubourg, il y a 4 ans, et qui semble toujours « raccord » avec certaines des photographies de Stéphane, un hors monde issu de la corruption des temps est versé à l’apocalypse et au funèbre.

©Stéphane Duroy, Berlin, décembre 1988.

Il y a aussi cette vue par dessus le Mur de Berlin de 1980 : lumière froide, sous la neige, l’image est centrée sur une perspective, une avenue qui file devant soi, large séparant deux villes, deux quartiers, par ce mur sombre, une voiture, une trabant dirait-on, sort du cadre sur la gauche, le paysage urbain, presque léger, semble a priori calme, sans aucune dramatisation. Ce pourrait être juste une photographie, un moment extrait du flux du temps, ce jour d’hiver ou personne ne marche dans cette rue, où tout parait tranquille et simple, ou tout est silencieux et vide…. Est ce une métaphore apaisée de la vie, de l’absence, voire de la mort au contraire, de la glaciation, une proposition de silence et de recueillement où une vacuité hante le référent historique de ce Berlin sous la neige…? Comment appréhender avec certitude ce qui fait photographie, sans ce référentiel de l’appartenance à l’Est ou à l’Ouest, dans leur opposition de système et de société, quand joue cette opposition de la partie sombre et de la partie claire, dans le jeu des ambivalences, là, où l’image n’affirme rien de si tangible que la permanence de ces interrogations, que voit-on au juste, qu’enregistre la photographie des réalités qui la composent?

Où sommes nous exactement? Tourne ainsi le mystère qui questionne et qui ouvre sur la fiction, le roman, qui glisse sur un film noir, tant la portée du regard de Stephane Duroy, est une partition où s’assemblent le rêve et son double, ombre invisible mais présente,  quand une forme d’angoisse à peine perceptible domine la scène, s’ancre dans l’image, que celle ci se charge ou s’en libère par la seule perception de l’air, de la neige, de l’a-ttention qui en résulte, pour que se formule une sorte de proposition libre qui séduit, déplaçant le Réel vers d’autres champs ou un contre-rêve semble établir dans cette matière photographique subtile, un corps subtil, une image latente, voire rémanente  qui circule en fond de tache, dans une autre couche de l’image, invisible mais prégnante, lorsque cette fausse réalité d’une avenue paisible en hiver, est à Berlin Est, où ce fantôme de la Liberté hante encore ce décor, en cette heure où tout repose.

Que comprendre alors du jeu de l’image et de son référent, de leur adéquation, comme de leur non adéquation… au moins la question se pose, même si la réponse n’est pas si évidente, l’important est cet effort de décryptage et de lecture des signes au delà de leurs apparences, s’attachant au corps de l’image (on pense à Antonioni, Blow Up, Profession Reporter) dans ce u’il livre à notre perception de l’invisible, à ce qui se dit du couple d’oppositions vrai/faux pour admettre qu’une image peut en cacher une autre, dont un double négatif. Il est question ici de palimpsestes, de ce qui circule comme forces de corruption dans le réel, du pouvoir d’hallucination, de voyance du photographe par sa photographie, de son système d’enregistrement du réel et de la puissance de la psyché de son auteur,  Eyes Wide Open, qui ouvre ce regard lucide au monde environnant, comme un contre- regard éluardien qui transcende les apparences dans l’Amour. Duroy, lui, est aux prises avec cette sidération de l’absurde et de la disparition.

©Stéphane Duroy, Unknown, tentative d’épuisement d’un livre, 2017

Pour le regardant, tout d’un coup se sont constitués, sous ses yeux, un cadre, un décor, une action, des sensations, et surtout, un après et un ailleurs…. l’image est hantée, elle aussi, bien que camera clara, elle se trouve chargée, intensément du « climat froid, nocturne, physique, de son double, de son prolongement dans l’imaginaire, dans une forme de sur-réalité froide… à la portée de ces fantômes qui ne cessent d’y être chez eux, parlant, vaquant à leurs occupations quotidiennes, comme si, au fond en tout espace, en tout temps, le photographe ne pouvait faire l’ablation de cette mémoire dramatique, qui s’épanouit dans la part invisible de sa photographie, cachée sous la peau sensible de l’image, chuchotant les formules de conjuration et de renoncement.

La question toujours ouverte de l’Histoire sur ses territoires de l’Europe de l’Est et les enjeux de l’Histoire, la fin du bloc soviétique, le capitalisme en crise, se construit, pour Duroy, au présent de ce qu’il  traverse par lui même, ce qui se produit devant lui, de ce qu’il photographie: le statut du réel et de ses enjeux, l’émergence après les faits et les évènements d’une volonté de savoir, d’estimer la justesse d’une image, sa pertinence historique, d’autant qu’elle n’est pas seulement document ou témoignage, mais écriture, mise à distance, énigme, passage secret de l’évidence de ces  « ments le songe  » pour s’extraire des apparences, se laisser approcher par ce qui interpelle au plus profond de soi, se déprendre des apparences dans la nécessité de cette double vue, de traverser le visible…..de retrouver et d’entendre au plus profond de soi ces voies chères qui se sont tues. Tout bouge sous la glace, la mémoire et l’amour, le temps de l’amère beauté et de l’enfance, la beauté qui apaise, l’insurrection qui augmente…la révolution d’un temps qui accomplit et qui honore, le succès et la certitude de la mort et de la disparition, un monde hanté par le chant…

Dans sa dé-couverte et son énonciation, faire énoncer par le signifiant, (la photographie dans sa forme), tout le signifié qui échappe en partie au photographe, mais dont il est à la fois le dépositaire et l’agent actif, le révélateur, le sujet, est un processus secret…. Duroy est un Vitriol qui agit sur la matière sensible de l’image et en fait un passage de témoin pour qui sait voir et entendre… c’est le challenge de l’œuvre dans ce qui se découvre alors à nos yeux, comme aux siens dans l’objectivation des preuves de l’Histoire et de son obscurcissement. Que dire de tous ces politiques et de ces gouvernants, qui, après cinquante ans, n’accouchent que de l’illusion suprême, en sacrifiant la vie du plus grand nombre à leurs profits et à leurs mensonges. Ment le songe dans sa réverbération hypnotique, où nous apparaissons comme des témoins à l’impassible sacrifice, mais au combat majeur.

Il est heureux que ce constat n’altère pas définitivement notre capacité à être et à refuser l’enfermement que proposent toutes ces formes de domination, pour autant que le retour du signifié ne peut altérer le champ symbolique qui fonde cette aptitude à être et à créer dans un jeu ouvert et partagé. Par son contenu manifeste, la photographie et son signifié interpolent le contenu latent dans une sorte de rêve éveillé contre-transférentiel….c’est pourquoi le fantôme de la Liberté, très bunuélien, semble également à l’œuvre, chez Stéphane Duroy, comme l’ombre d’un objet éclairé souligne un volume supérieur, en lui donnant sa dynamique. Il s’agit ici, entre espoir individuel et drame collectif, d’un redressement de la conscience devant l’inacceptable, d’une insurrection de soi dans le partage des signes avérés dans leur déploiement de la fin de l’Histoire et de la civilisation, du règne de la violence sans nom, de l’apothéose de la marchandise en tant que système décadent, mortifère, (le fétichisme de la marchandise) proposant l’ aliénation de tout sujet, alors que le projet d’une domination totale en acte est en cours.

La preuve en est cette édition et cette exposition qui parlent si clairement des ombres et de cette vérité qui tangue sous les travestissements de l’Histoire. C’est pourquoi le travail de Stéphane Duroy est si précieux dans ce champ de l’image et de l’imaginaire, pour nous aider à nous déprendre des ombres noires de l’illusion et regarder, en face, ces présents à l’altérité à conquérir.

Il faut sortir des paradigmes actuels si nous voulons nous hisser hors de la programmation de l’abject et du mal, pour retrouver ce qui nous fonde, dans un projet de l’Universel et de la Vie.

Pascal Therme, le 24 Janvier 2024
Stéphane Duroy - exposition -> 23/02/2024
Galerie VU - Hôtel Paul Delaroche, 58, rue Saint-Lazare 75009 Paris
Stéphane Duroy - Photo Poche - éditions Actes Sud