Arié Alimi : le coup d’état d’urgence, Surveillance, répression et libertés

Un ouvrage particulièrement salutaire pour faire le point sur la manière dont la politique de la peur instrumentalise l’urgence et pratique l’illégalisme de précaution. « Essayer de ne plus rien lâcher désormais ».

Photo Serge D’ignazio. Allez voir son compte Flickr : des centaines de photos (belles) de quelqu’un qui suit les luttes avec toute son âme.

Photo Serge D’ignazio. Allez voir son compte Flickr : des centaines de photos (belles) de quelqu’un qui suit les luttes avec toute son âme.

L’état d’urgence est, par définition, un état d’exception. Un état d’exception qui n’est plus si exceptionnel que cela tant sa fréquence s’accentue en France. Depuis cinq ans, la France a vécu plus de temps sous le régime du droit commun. Trois ans : c’est en effet la durée cumulée entre l’état d’urgence voté à la suite des attentats du 13 novembre 2015 et l’état d’urgence sanitaire voté pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Situation inédite dans l’histoire de la République française, hors période de l’Occupation, l’état d’exception, qui s’inscrit dans la lignée de la guerre d’Algérie, a pris le pas sur le droit commun.
La décision de déclarer l’état d’urgence est une décision politique exceptionnelle qui a des effets sur toutes les institutions et les mécanismes juridiques traditionnels. Cette déclaration a un caractère éminemment performatif, voire thaumaturgique ; son simple énoncé aurait pour vertu de réparer l’urgence sanitaire ou sécuritaire. La communication utilisée pour la justifier use régulièrement d’une rhétorique guerrière – « nous sommes en guerre ». Et en effet, à l’origine de l’état d’urgence, il y a la guerre. Pour les discours présidentiels et gouvernementaux, la déclaration de l’état d’urgence est une déclaration de guerre – une guerre contre un ennemi intérieur. En 2015, la déclaration de l’état d’urgence était une déclaration de guerre contre le terrorisme ; début 2020, la déclaration de l’état d’urgence sanitaire était une déclaration de guerre contre un virus. Fin 2020, lors de la deuxième vague de l’épidémie et la résurgence des attentats terroristes, nous étions en guerre sur deux fronts intérieurs. Ces déclarations de guerre ne sont pas sans rappeler l’origine même de l’état d’urgence, qui est le passage de l’état de siège réel à l’état de siège théorique – la continuation de la guerre par la politique, inversion de la thèse de Carl von Clausewitz par Michel Foucault.
C’est une confusion regrettable et trop fréquente que d’assimiler l’urgence et l’état d’urgence. L’urgence est une situation factuelle liée à une menace particulièrement grave pour la sécurité de la population – épidémie, vague d’attentats terroristes, catastrophe naturelle, etc. L’état d’urgence, quant à lui, est le mécanisme juridique qui octroie au pouvoir exécutif des pouvoirs exceptionnels pour faire face à la gravité de cette menace. Cette confusion donne l’impression communément partagée que la situation factuelle d’urgence implique ipso facto une déclaration d’état d’urgence, c’est-à-dire la mise en place d’un dispositif juridique d’exception. Mais avions-nous réellement besoin de déclarer l’état d’urgence en 2014 en restreignant les libertés pour lutter contre la menace terroriste ? Et surtout, comment le confinement généralisé et l’état d’urgence sanitaire, qui sont des mesures inédites dans l’histoire de France, ont pu être mis en place sans provoquer de contestations majeures de la part de la population, sans que les contre-pouvoirs traditionnels ne se mettent en branle pour en réduire les aspects les plus liberticides ?

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Avocat spécialisé à l’origine en droit des affaires, en fiscalité et en immobilier, Arié Alimi est devenu au fil des années l’un des spécialistes du droit pénal des violences policières, et défend depuis 2014 plusieurs dizaines de victimes des abus blessants ou meurtriers de l’ordre établi. Publié en 2021 au Seuil, son premier ouvrage, « Le coup d’état d’urgence », sous-titré « Surveillance, répression et libertés », propose un point d’étape plus que bienvenu à la sixième année de législations successives donnant toujours plus de pouvoir aux forces de l’ordre, sous diverses justifications le plus souvent a posteriori, et un appel à la nécessité de lutter contre cette dérive juridique permanente et obstinée.

Cette dynamique n’est cependant pas survenue subitement au moment des attentats de 2015. Elle existait à l’état latent bien avant l’avènement de la Ve République et trouve sa source dans des lois d’exception, telles que les « lois scélérates » adoptées contre la mouvance anarchiste au XIXe siècle. On retrouve cette dynamique dans le droit pénal, la criminologie ou encore la psychiatrie, bref, dans toutes ces disciplines qui ont fait de l’esprit humain une terre d’expérimentation pour la réduction du « risque social » et le contrôle optimal de la société. Surveiller, discipliner et punir avant même que ne soit commis le moindre comportement répréhensible, telle était l’ambition de cette volonté totalitaire de réduire à néant le risque et l’aléa de l’humain.
Le terrorisme et la sidération qu’il engendre ont permis l’avènement de nouvelles logiques légales. Le droit de l’antiterrorisme a progressivement contaminé le droit pénal, qui ne s’est plus contenté de sanctionner des actes, mais aussi des intentions. Avec l’avénement du droit pénal de l’ennemi intérieur, ce n’est plus l’acte qui est sanctionné mais la seule volonté de passage à l’acte. Les états d’urgence successifs ont permis le passage d’un droit où l’infraction, sanctionnée par un juge judiciaire statutairement indépendant, est strictement prévue par un texte légal et d’interprétation stricte, à un droit où la seule intention est sanctionnée par une police administrative relevant de critères standardisés. Cette transition permet à l’État, par l’intermédiaire du préfet et des effectifs de police, de contrôler des comportements et non plus des actes. C’est ainsi qu’est apparue la logique du soupçon généralisé, où tout un chacun est susceptible d’être un danger et, partant, un délinquant.
L’état d’urgence fait tache d’huile et contribue à étendre progressivement, par cercles concentriques, les catégories de personnes et les champs susceptibles d’être touchés par les réductions, voire les abolitions, de libertés. En 2015, les musulmans pratiquants devenaient des terroristes potentiels et pouvaient être perquisitionnés ou assignés à résidence sur ordre du préfet. Aujourd’hui, toute personne est un malade potentiel du Covid-19 et, pour cela, peut être assignée à résidence sans limitation de durée.
Alors qu’il y a quelques mois, nous regardions ou lisions des dystopies pour jouer à nous faire peur et nous dire que nous étions encore loin de ces fictions effrayantes, nous vivons désormais enfermés et semblons consentants, demandeurs de toujours plus de restrictions de libertés et de décisions autoritaires et paternalistes. Est-ce là le monde que nous voulons ? Et quand bien même le refuserions-nous, pourrions-nous encore nous y opposer ?

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Pointer du doigt la manière dont le « droit » antiterroriste, construit de bric et de broc avec toutefois de véritables lignes de force sous-jacentes qui ont rarement à voir avec le terrorisme, mais bien plutôt avec le contrôle social, est ensuite détourné de ses objectifs affichés n’est pas nouveau en soi : cela a été par exemple abondamment documenté par Serge Quadruppani dès son « L’antiterrorisme en France » de 1989, et actualisé et synthétisé dans son « La politique de la peur » de 2011, tandis que David Dufresne, plusieurs années avant de se lancer dans le recensement systématique des violences policières entraînant des blessures graves (« Allô, place Beauvau » et « Dernière sommation », 2018 et 2019) nous proposait une excellente analyse d’un cas d’école avec son « Tarnac, magasin général » en 2012, et que le rôle des armes et des techniques dans ce mouvement délétère était finement analysé par Paul Rocher dans son « Gazer, mutiler, soumettre » (2020). Le contexte philosophique de cette dérive si permanente – et si obstinée – qu’elle devient constitutive – et essentielle – est largement fourni par Giorgio Agamben dans son travail au long cours « Homo sacer » (1997-2015), et tout particulièrement par le deuxième tome de son multi-ouvrage, « L’état d’exception » (2003), ou par Paul Virilio et son « L’administration de la peur » (2010),  tandis que les pendants fictionnels de ces politiques opérationnelles de la peur et de l’urgence peuvent se trouver chez Hugues Jallon (« Zone de combat », 2007), Lucie Taïeb (« Safe », 2016), Patrick Bouvet (« In situ », 1999) voire Alexis Jenni (« L’art français de la guerre », 2011).

L’un des mécanismes essentiels du passage du droit commun à l’état d’urgence, qu’il soit sécuritaire ou sanitaire, repose sur la façon dont chaque individu est sujet de droit. Il est paré d’un masque juridique protecteur qui lui permet d’avoir un état civil, une capacité juridique, de conclure des contrats, de saisir la justice. Lorsqu’il est interpellé par la police et jugé devant un tribunal, il dispose de droits : il peut notamment garder le silence, faire appel à un avocat, consulter son dossier. Il a le droit d’être jugé par un juge impartial et indépendant, le juge judiciaire. Il bénéficie d’un grand nombre de libertés, notamment celles d’aller et venir, d’avoir une vie privée ou de travailler.
Pendant l’état d’urgence sécuritaire, et notamment celui de 2015, un grand nombre de ces libertés sont profondément restreintes. Une personne assignée à résidence n’a plus la liberté d’aller et venir. Elle peut être perquisitionnée sur la seule décision de l’État, sans qu’un juge judiciaire n’intervienne. S’il est vrai qu’elle peut contester ces mesures, cela se passe devant un juge administratif, qui n’assure pas les mêmes garanties d’impartialité et d’indépendance qu’un juge judiciaire, et dont la manière de juger diffère. Le tribunal administratif est en effet composé de juges issus du sérail administratif, qui sont très complaisants vis-à-vis de leur institution, même s’ils sont pourvus d’un statut indépendant. Dans la plupart des cas, les juges administratifs n’acceptent de contredire les décisions de l’État qu’à la marge, en cas d’excès manifeste.
L’État n’aurait pas pu restreindre aussi drastiquement les droits et libertés des personnes visées par l’état d’urgence s’il ne leur avait pas retiré préalablement une partie de leur masque juridique protecteur : celui qui fait d’elles des sujets de droit. Or, enlever ce masque revient à essentialiser. Cela signifie que le sujet de droit, qui est une fiction juridique, est progressivement remplacé par un sujet déterminé par une caractéristique identitaire, culturelle, psychologique ou biologique. Ainsi, pendant l’état d’urgence de 2015, certaines personnes sont passées de « sujet de droit » à « sujet radicalisé » par le simple fait de leur pratique confessionnelle, à savoir leur pratique de l’islam.

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Le véritable apport, particulièrement précieux, de ce texte d’Arié Alimi, que je recommande chaudement à toute citoyenne ou citoyen préoccupé par les modalités de la dérive sécuritaire permanente, et de la violence qui y est associée, tient sans doute, tout en se tenant bien loin de toute tentation « complotiste », dans sa manière toute juridique de démontrer la pente nettement systémique de cette superposition permanente de lois et de réglementations, de leur détournement incessant par la frange la plus aux ordres (de l’exécutif, qu’il soit inquiet ou machiavélique) de la police et de la justice (les arrestations préventives de giles jaunes en amont des manifestations en étant l’une des plus éclatantes démonstrations), de la confusion des genres et des postures entretenue autour des identités et des masques, du contrôle d’identité et de la dissimulation du visage (on songera certainement ici, côté fiction, à l’excellent « La transparence selon Irina » de Benjamin Fogel), de l’expérimentation de l’illégalisme couramment pratiqué par l’institution policière (on l’a vu tout récemment à propos de l’utilisation des drones) qui vise un redoutable mélange de « pas vu, pas pris » et de régularisation ex post de ses pratiques les plus douteuses, au nom souvent paradoxal de la « défense des forces de l’ordre » (dont on mesure l’amalgame délétère qui est désormais pratiqué presque au quotidien). Et que cette démonstration en forme d’alerte, froide et documentée, soit pratiquée, comme dans les interventions du confrère Maître Eolas, avec la froideur objective du droit – dans sa pratique comme dans l’esprit des lois -, ne rend l’ouvrage que davantage salutaire.

La stratégie de l’illégalisme est délibérée. Elle a pour objectif de repousser les limites de l’admissible, de banaliser des pratiques illégales afin d’habituer l’opinion publique à leur usage. Surtout, elle est une manière de tester la capacité de résistance des institutions démocratiques. En cela, elle s’inscrit parfaitement dans la logique de l’état d’exception tel que défini par Giorgio Agamben : à l’extérieur du droit mais inscrite dans le droit dès lors qu’elle est mise en œuvre par l’exécutif aux fins de faire advenir un nouveau droit, repoussant inlassablement les limites de l’État de droit et de la loi.
L’usage des drones n’est pas le seul domaine d’illégalité de l’Etat ou de ses représentants. Le maintien de l’ordre ne manque pas d’exemples de pratiques plus subtiles mais tout aussi illégales, telles que les policiers interdisant aux journalistes, manifestants ou simples passants de les filmer avec leur téléphone portable. Le droit français autorisait jusqu’à aujourd’hui à filmer et à diffuser les images des forces de l’ordre en opération dès lors qu’il s’agit d’un service public et que la liberté de la presse l’emporte sur l’impératif du droit à l’image. Pourtant, il n’est pas rare de voir les forces de l’ordre user de violences à l’encontre des manifestants ou des journalistes afin d’empêcher ces derniers de les filmer.

Hugues Charybde le 26/05/2021
André Alimi - Le coup d’Etat d’urgence - éditions du Seuil
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