« Ils nous parlent comme à des chiens ». Le rapport de Human Rights Watch sur les contrôles de police abusifs en France

Dessin : Gaspard Njock

Dessin : Gaspard Njock

La première fois que je me suis fait contrôler, j’avais dix ans. La dernière fois, c’était il y a trois jours.
— Valoua, 23 ans, Paris, avril 2019
Quand j’étais petit, je voulais être commissaire de police, mais quand j’ai vu ça, j’ai été dégoûté. La police, elle doit être là pour nous défendre, et là, ce n’est pas ce qu’on voit. [...] Si je fais policier, ce n’est pas pour maltraiter des petits.
— Abdoul, 18 ans, Lille, juillet 2019 

La police française fait usage de ses larges pouvoirs de contrôle et de fouille à l’encontre de jeunes Noirs et Arabes même en l’absence de signe ou de preuve d’infraction à la loi. Ces « contrôles d’identité », comme on les appelle en France, s’accompagnent souvent de fouilles intrusives des sacs et des téléphones portables, ainsi que de palpations corporelles humiliantes, même chez des enfants, parfois âgés de dix ans seulement. Dans les quartiers défavorisés, où les personnes d’origine immigrée représentent une part significative de la population, Human Rights Watch estime que la police se sert des contrôles d’identité comme d’un moyen brutal d’exercer son autorité.

Il existe peu d’éléments démontrant l’efficacité des contrôles d’identité pour identifier et prévenir de potentiels comportements illicites. L’État français ne collecte pas le type de données nécessaires à une quelconque évaluation, telles que des données fiables sur le nombre et le résultat des contrôles d’identité. En revanche, les témoignages recueillis dans le cadre de cette enquête apportent de nombreuses preuves que les contrôles d’identité accentuent encore le profond fossé entre la police et la population.

Des témoignages sur des contrôles de police, des vidéos et des données officielles suggèrent que les contrôles de police liés à l’application des mesures de confinement mises en place mi-mars 2020, en réponse à la pandémie de Covid-19, ont eu tendance à cibler particulièrement les minorités des quartiers défavorisés. Lors des dix premiers jours du confinement, des vidéos ont commencé à circuler sur les réseaux sociaux et d’autres médias, montrant des contrôles de police qui semblaient abusifs, violents et discriminatoires. Fin avril, les statistiques du gouvernement ont montré que la police avait effectué en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine, un nombre de contrôles s’élevant à plus du double de la moyenne nationale, et que 17 % des personnes contrôlées avaient été verbalisées, près du triple de la moyenne nationale.

Le problème des contrôles d’identité abusifs et discriminatoires existe depuis longtemps en France. La colère latente face aux abus policiers, notamment lors de contrôles d’identité musclés, a joué un rôle dans les émeutes urbaines de 2005 à travers la France, et semble être à l’origine d’innombrables conflits de moindre intensité entre la police et les jeunes des quartiers et des banlieues défavorisées. Les éléments statistiques rassemblés par des chercheurs en sciences sociales et des organisations non gouvernementales indiquent que les jeunes Noirs et Arabes, ou perçus comme tels, vivant dans des quartiers économiquement défavorisées, sont la cible de ce type de contrôles à une fréquence particulièrement élevée, ce qui suggère que la police se livre à un profilage ethnique – c’est-à-dire part du principe que certaines personnes sont plus susceptibles d’être des délinquants en se basant sur leur apparence, y compris leur origine et appartenance ethnique, plutôt que sur leur comportement – pour déterminer qui contrôler.

En 2012, Human Rights Watch a publié La base de l’humiliation : Les contrôles d’identité abusifs en France. Le présent rapport, basé sur des recherches menées en 2019 et 2020 à Paris et dans sa banlieue, Lille, Strasbourg et Grenoble, fait le bilan des améliorations mais aussi de l’absence de progrès en matière de réforme des pratiques policières abusives de contrôle d’identité en France. Ces huit dernières années, les préoccupations concernant les pratiques policières ont quitté les seules banlieues pour s’inviter dans les lieux de pouvoir et les tribunaux. Non seulement des associations de quartier et des organisations de la société civile se sont emparées de la question, mais aussi des institutions de l’État.

Le Défenseur des droits, l’institution française indépendante de défense des droits humains, a publié en 2014 et 2017 des rapports critiquant les pratiques abusives et demandant des réformes. En 2012, François Hollande, alors candidat à l’élection présidentielle, avait promis de « lutter contre le délit de faciès ».En 2016, la Cour de cassation, la plus haute juridiction française, a jugé que trois jeunes hommes avaient subi des contrôles d’identité discriminatoires, sans aucune justification objective, ce qui constituait une « faute lourde engageant la responsabilité de l’État ».

Malgré ces avancées, la loi et la pratique des contrôles d’identité en France demeurent problématiques. Plusieurs propositions de loi ont été déposées par des parlementaires pour encadrer plus strictement les pouvoirs policiers mais aucune n’a été adoptée. Les syndicats de police et la hiérarchie policière ont rejeté les propositions visant à instaurer des « récépissés de contrôle d’identité » – une trace écrite du contrôle –, ce qui aiderait à générer des statistiques fiables et contribuerait à la responsabilisation en cas d’abus. Le président Hollande n’a pas tenu sa promesse de lutter contre le profilage ethnique lors de son mandat ; et son successeur Emmanuel Macron ne s’est pas emparé de la question.

Les relations entre la police et la population traversent une période difficile en France. La police a été sévèrement critiquée, notamment par Human Rights Watch, pour son usage excessif de la force contre des personnes ayant participé aux manifestations des « gilets jaunes » en 2018. Les manifestations de 2019-2020 contre la réforme des retraites ont vu s’exprimer la colère de citoyens contre la police. Des décès lors d’interpellations ont attiré l’attention du pays sur des techniques policières telles que le plaquage ventral, qui consiste à forcer quelqu’un à rester couché sur le ventre tout en lui appliquant une pression sur le torse. Les syndicats policiers, de leur côté, se plaignent d’une pression incessante, de ressources insuffisantes et de critiques injustes. 94 policiers se seraient suicidés en 2018-19.

De nombreux hommes et garçons noirs et arabes que nous avons interviewés au cours de ces recherches ressentaient beaucoup de rancœur face à ce qu’ils considèrent comme un harcèlement et une humiliation ciblés de la part de la police. C’était déjà le cas lors de nos recherches en 2011. Toutefois, l’incapacité des autorités françaises à juguler les pouvoirs policiers de contrôle et de fouille, en dépit des preuves claires du préjudice infligé et des critiques émises par le Défenseur des droits et d’autres, combinée à la perception que l’usage excessif de la force lors des manifestations reste impuni, semble avoir renforcé le ressentiment et le fatalisme au sein des minorités. Les contrôles ciblant les enfants, dont des garçons qui n’ont que dix ans, et impliquant des palpations corporelles intrusives et d’autres attitudes d’intimidation, risquent d’avoir un impact négatif sur leur bien-être.

La fracture entre la population et les forces de l’ordre ne fait que rendre les quartiers moins sûrs pour toutes et tous. Si la police n’inspire pas confiance, elle sera moins efficace. La discrimination fondée sur l’origine ou l’appartenance ethnique est néfaste pour les individus autant que pour la cohésion sociale. Pour toutes ces raisons, l’État français devrait de toute urgence adopter des réformes portant sur les pouvoirs policiers de contrôle, fouille et palpation.

Recommandations clés

  • Amender l’article 78-2 du Code de procédure pénale afin de :

    • Exiger qu’il existe un soupçon raisonnable et individualisé pour toutes les opérations de contrôle d’identité, de palpation et de fouille ;

    • Interdire explicitement toute discrimination par les membres des forces de l’ordre lorsqu’ils procèdent à des contrôles d’identité.

  • Introduire des récépissés de contrôle d’identité ou d’autres moyens efficaces permettant la collecte systématique des données sur les contrôles et que les individus reçoivent une trace des contrôles.

  • Adopter des règles et des orientations spécifiques sur les contrôles et fouilles, précisant les motifs admissibles, les circonstances dans lesquelles les membres des forces de l’ordre peuvent effectuer un contrôle, une palpation ou une fouille des effets personnels impliquant des enfants, ainsi que la manière de le faire.

  • Collecter, analyser et publier des données anonymisées sur les contrôles d’identité, conformément au respect de la vie privée.

  • Veiller à ce qu’une formation adaptée et continue soit dispensée à tous les agents des forces de l’ordre sur la façon adéquate de réaliser les contrôles d’identité, conformément au Code de déontologie et aux considérations sur l’intérêt supérieur de l’enfant.

  • Veiller, en cas de violation du Code de déontologie des forces de l’ordre, que les agents soient tenus responsables.

  • Garantir, pour toutes les plaintes portant sur des abus, qu’une enquête minutieuse soit menée par une autorité indépendante et que les auteurs des abus en soient tenus responsables.

  • Demander un examen public indépendant du travail des forces de l’ordre, en lien étroit avec les communautés affectées, afin d’identifier les conditions structurelles (politiques, pratiques) qui favorisent les pratiques discriminatoires et abusives. La commission qui en sera chargée devrait également se pencher sur les pratiques de verbalisation, y compris pendant la pandémie de Covid-19.

    Human Rights Watch, le 18 juin 2020
    Télécharger le rapport complet en .pdf