Le pétrole en signe avant-coureur de la déflation qui menace. Par Martine Orange

Dans l’histoire économique, le 20 avril 2020 restera comme une référence : le prix du pétrole américain est devenu négatif. Les dérèglements du monde financier et du marché pétrolier sont à l’origine de cet effondrement. Mais le pétrole alerte aussi sur les risques qui pèsent sur l’économie mondiale.

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Et l’inimaginable advint. Lundi, le prix du pétrole pour les contrats de mai aux États-Unis est tombé au-dessous de zéro, à – 36,73 dollars le baril. La crise du coronavirus, sans précédent historique, a provoqué un événement historique, sans précédent lui aussi, sur le marché pétrolier : les exploitants, les détenteurs de contrats pétroliers, ont dû payer les acheteurs pour pouvoir écouler leurs cargaisons de brut. Le baril de pétrole considéré jusqu’alors comme un actif physique qui gardait toujours une valeur est devenu un passif, une dette.

Dans l’histoire économique, ce 20 avril restera comme une référence, le jour où tout s’est inversé, où tout ce que la théorie économique affirmait sur la valeur, même résiduelle d’un actif, a été balayée. « Tout ce que les analystes pétroliers et les traders en pétrole ont appris au cours des cinquante ou des cent dernières années a soudain été remis en question », dit Eugen Weinberg, responsable de la recherche sur les matières premières à la Commerzbank.

Mais il n’y a pas que dans le monde pétrolier que tout est remis en question. Car le secteur des matières premières est toujours en avant-garde de l’économie réelle. Ce qui s’est passé sur ce marché lundi est peut-être le signe avant-coureur de ce qui menace : une gigantesque vague de déflation. La chute du brut donne une première illustration grandeur nature d’une économie réelle beaucoup plus touchée qu’on l’avait cru par cette pandémie. L’offre et la demande se révèlent durablement détériorées. Alors que le chômage explose partout, la valeur de tous les actifs, de tous les produits industriels, pourrait chuter lourdement. Et depuis ce lundi, on sait même qu’il est possible de passer sous zéro.

« La possibilité de voir le pétrole à zéro, voire entrer dans des territoires négatifs existe », avaient prévenu des analystes pétroliers, notamment de JBC Energy et de Goldman Sachs, dès la fin du mois de mars. La semaine dernière, le groupe CME, le plus grand acteur boursier pour le négoce de contrats à terme et d’options, annonçait qu’il était en train de reprogrammer ses logiciels afin d’inclure des prix négatifs des dérivés financiers liés à l’énergie. « C’est quelque chose que nous devons prendre en considération. Les options sont structurées pour aller jusqu’à zéro. Cela met une limite aux pertes potentielles. Quand elles vont au-delà, la situation devient totalement différente », expliquait Mark Benigno, codirecteur d’une société de trading pétrolière au Wall Street Journal.

Même si certains experts du monde pétrolier considéraient cette éventualité, aucun d’entre eux n’imaginait qu’elle puisse survenir à si brève échéance. D’autant que la semaine dernière, un accord avait été conclu, sous l’égide de Donald Trump, entre tous les pays producteurs de pétrole, et en particulier l’Arabie saoudite et la Russie, pour diminuer la production mondiale de 9,7 millions de barils par jour. Ces réductions sont censées stabiliser le marché pétrolier qui croule sous un excès d’offre alors que la demande et la consommation se sont écroulées avec la mise à l’arrêt de l’économie mondiale provoquée la pandémie du Covid. Selon un des principaux traders mondiaux en pétrole, le Suisse Trafigura, la consommation mondiale a chuté de 36 millions de barils par jour, ce qui représente plus du tiers de la consommation habituelle (100 millions de barils par jour).

Avec cet accord, Donald Trump s’était vanté du succès de sa diplomatie : il imposait son ordre à l’Arabie saoudite et à la Russie, qui plus est en protégeant les producteurs américains. Ceux-ci sont en effet exclus des accords mondiaux de réduction de production au nom de la loi antitrust américaine. Le secrétaire américain à l’énergie, Dan Brouillette, avait expliqué que la loi du marché allait faire son œuvre : compte tenu de la chute de la consommation américaine, la production aux États-Unis, devenus les premiers producteurs mondiaux de pétrole, allait chuter d’au moins deux millions de barils par jour d’ici à la fin de l’année. Il n’était donc pas nécessaire de leur demander d’autres efforts.

Or, c’est justement sur le marché pétrolier américain, celui du West Texas Intermediate (WTI), qui sert de référence au continent américain, qu’est survenue lundi la grande facture. Celle-ci est d’abord le produit d’une spéculation financière effrénée niant les données de l’économie réelle.

À la suite de cet accord de la semaine dernière, des centaines de financiers et de particuliers, ignorant tout du monde pétrolier, se sont précipités pour investir dans le secteur. The United States Oil Fund (USO), le plus important fonds indiciel (ETF – Exchange Trade Fund qui réplique différents indices boursiers ou obligataires) a recueilli la semaine dernière plus de 1,5 milliard de dollars supplémentaires apportés par des clients désireux d’investir dans les marchés pétroliers. À lui seul, il détenait un cinquième des contrats du mois de mai.

Bien que les prix du brut américain soient au plus bas, que les conditions de marché soient totalement dégradées, que les capacités de stockage soient au plus haut, ceux-ci ont été encouragés par des traders professionnels à s’engager afin de « profiter du retournement du marché pétrolier qui ne manquerait pas d’arriver rapidement, une fois que les mesures de confinement seraient levées », comme le rapporte le Financial Times.

Ces prévisions optimistes sont chaque jour un peu plus démenties : la sortie du confinement se révèle dans tous les pays beaucoup plus compliquée et dangereuse que prévu. Surtout le fameux rebond de l’économie mondiale espéré prend de plus en plus des allures de chimère. Jour après jour, le prix du pétrole a continué à baisser. À l’ouverture des marchés, lundi matin, le WTI cotait à 11 dollars le baril.

Retour au réel

Mais lundi était un jour spécial : la veille de la date où doivent se déboucler tous les contrats à terme et les options prises sur le marché pétrolier. En théorie, les personnes qui détiennent des contrats physiques sur le WTI doivent réceptionner la livraison physique du pétrole qu’ils ont acheté, au moment du débouclage de ce contrat. Ce qui est très peu fréquent, le marché pétrolier étant devenu un des terrains de jeu des financiers. D’ordinaire, ces contrats sont revendus à d’autres, les positions futures, options et autres sont reportées à des échéances plus lointaines.

Sauf que le 20 avril, les traders et financiers ont été incapables de trouver les acheteurs, et de revendre leurs contrats arrivant à échéance. Dès les premiers échanges, le prix des contrats à terme est tombé de 37 %, la plus forte chute en 37 ans. Et quand le groupe CME, qui dirige le marché des futures pétroliers du WTI, a déclaré que les prix pouvaient être négatifs, cela a été la curée. Chacun cherchant à se débarrasser coûte que coûte de ces engagements.

Le monde financier s’est heurté au marché physique du pétrole, ce monde réel qu’ils négligent d’habitude.

Depuis des semaines, tous les experts du monde s’alarment des tensions existantes sur les capacités de stockage. Car les producteurs ont tardé à prendre la mesure du choc provoqué par la pandémie, de la chute spectaculaire de la consommation, et ont continué à exploiter leurs gisements tant et plus. Toute cette partie de la production qui n’a pas été consommée au cours de ces dernières semaines se retrouve dans des unités de stockage, des réservoirs, des tankers. Tout est archiplein.

Lorsque les financiers, ce 20 avril, faute d’avoir des acheteurs, se sont retrouvés dans l’obligation de prendre livraison du pétrole qu’ils avaient acheté, ils se sont naturellement tournés vers les centres de stockage, en particulier celui de Cushing dans l’Oklahoma, qui sert de centre pour le WTI. Mais malgré ses immenses infrastructures, celui-ci a dû refuser de nouvelles livraisons : tout était plein ou déjà loué.

Pour tenter de placer leurs livraisons de pétrole, les détenteurs de contrat en ont été réduits à payer ceux qui pouvaient le prendre, comme les raffineurs. C’est ainsi que le prix du pétrole est tombé à –36,7 dollars. En quelques heures, tous ceux qui s’étaient aventurés dans ce monde pétrolier dont ils ne connaissent pas les règles ont tout perdu, tout leur capital investi a été balayé.

Pour certains observateurs, la journée du 20 avril relève d’un gigantesque squeeze (étranglement) financier, appelé à rester sans lendemain. D’autres sont beaucoup moins rassurés. Car une partie des paris faits sur le mois de mai ont été quand même reportés sur juin. Le fonds indiciel USO y tiendrait encore des positions énormes.

Mardi, les contrats de juin ont déjà chuté de 42 %, tombant à 11 dollars le baril. Des analystes de Goldman Sachs disent qu’ils pourraient connaître le même effondrement que ceux de mai : parce que la consommation pétrolière risque de repartir bien moins vite que prévu, compte tenu des incertitudes que fait peser la pandémie sur l’économie et sur les comportements des populations, parce que le problème du stockage risque de devenir encore plus aigu, alors que les producteurs américains, encouragés par Donald Trump et la FED, qui s’est engagée à racheter une partie de leur dette, pourtant classée junk bonds, ne veulent rien entendre et tardent à couper leur production. À terme, toute la sphère financière pourrait être contaminée.

Les ravages, qui ont commencé sur le marché pétrolier américain, sont en train de se diffuser dans l’ensemble du monde pétrolier et bien au-delà. Le Brent, qui sert de référence sur le marché européen, a chuté de 20 % ce 21 avril, pour tomber sous la barre des 20 dollars le baril. Les marchés boursiers, des changes, obligataires, sont tous en baisse. Tous sont en train de se réveiller de la douce illusion qui les berçait depuis mars : que la pandémie du coronavirus n’était que passagère, que les milliers de milliards engagés par les banques centrales et les gouvernements allaient les protéger, que tout repartirait comme avant, plus vite, plus fort.

Le pétrole vient leur rappeler le réel. La crise de l’économie provoquée par le Covid-19 est beaucoup plus sérieuse et sans doute beaucoup plus longue que prévu et elle est en train de créer des dérèglements qui n’avaient jamais été imaginés. Voir le prix du brut tomber en négatif est une alerte très forte, historique, traduisant une économie mondiale effondrée et qui aura du mal à redémarrer comme avant.

Martine Orange, le 21 avril 2020
Europe Solidaire Sans Frontières