De l’air ! Par Alain Brossat et Alain Naze

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Je ne crois pas me tromper en affirmant que la respiration est une fonction vitale chez toute créature car elle tire de l’air un élément qui apporte au sang le principe de la vie.
— Herman Melville, Moby Dick

Goethe, sur son lit de mort, réclamait davantage de lumière. Ce que nous serions, nous, portés à réclamer en priorité, à l’épreuve de l’épidémie de coronavirus, de la dégradation du climat, de la multiplication des pics de pollution, notamment dans les grandes agglomérations, c’est davantage d’air – de l’air respirable qui irrigue nos poumons, condition élémentaire de notre capacité de vivre et de l’exercice de notre droit à la vie (1).

La question, simple et massive, que pose l’épreuve du désastre que nous avons faite collectivement avec l’épidémie de coronavirus et la faillite des élites gouvernantes dont elle a été l’occasion est la suivante : dans quelle mesure cette expérience limite nous conduit-elle à revoir les termes dans lesquels nous sommes habitués à problématiser notre actualité, à critiquer le présent et à y énoncer des diagnostics, des pronostics ? Jusqu’à quel point, à l’aune de cette séquence, sommes-nous amenés à faire évoluer les termes de cette critique, voire, plus radicalement, à la réorienter ?

Au fil de la crise épidémique, des dizaines et des dizaines de milliers de personnes sont mortes d’insuffisance respiratoire, comme en meurent davantage encore (et cette fois-ci, non pas au fil d’un épisode passager mais continuellement), du fait de la pollution atmosphérique, de la mauvaise qualité de l’air, des conséquences de bronchites, de pneumonies, de crises d’asthme, etc. Mais c’est aussi le fléau du tabagisme – la corrélation qui s’établit entre les formes d’attrition qu’imposent aux individus les conditions de vie et de travail, dans nos sociétés, et la persistance du tabagisme dans ce temps même où l’avertissement « fumer tue » s’affiche en caractères gras, sur les paquets de cigarettes, en toutes les langues…

La question de la respiration, donc, de la respirabilité de l’air, entendue inséparablement dans sa dimension physiologique – l’humain comme être vivant qui respire – et juridique – respirer un air respirable comme un droit, cette question apparaît aujourd’hui comme un enjeu majeur dans nos sociétés, enjeu politique et philosophique et pas seulement sanitaire. Ceci ne devrait-il pas nous porter à réorienter notre approche de questions fondamentales, à commencer par celle des droits humains ?

Prenons un exemple très simple que même les nullissimes en épidémie qui nous gouvernent (et pourtant, certains sont docteurs en médecine, ça fait frémir…) pourraient comprendre. A Taïwan, l’épidémie de coronavirus n’a pas flambé parce que les autorités politiques et sanitaires du pays ont dès les premiers signes de la prolifération à partir du foyer de Wuhan (tout proche) mis en place un double système : tests massifs et quarantaines ciblées pour toutes les personnes testées positives ou ayant été au contact de celles-ci. Ces quarantaines de quatorze jours ne sont efficaces qu’à la condition d’être absolument contraignantes et donc, que leur respect soit surveillé (et leur non-respect sanctionné). C’est ici qu’intervient l’enjeu de la traçabilité : il faut que le respect des quarantaines puisse être vérifié en continu et que les personnes qui s’y dérobent puissent être suivies à la trace et saisies pour que le système soit efficace. Dans un certain nombre de cas, peu fréquents, des infracteurs aux quarantaines ont été repérés par les smartphones, interceptés, condamnés à de lourdes amendes et même menacés de saisies d’une partie de leurs biens. C’est qu’en effet le système ne fonctionne qu’à la condition d’une rigueur et d’une précision totale – chaque personne infectée est identifiée individuellement, de même que celles qui ont été en contact avec elles. C’est un système de surveillance global et au cas par cas – la condition donc de son efficacité est, en dernier ressort, son caractère de police – on incite par tous les moyens les personnes concernées à respecter les consignes, on les indemnise, on fait des efforts pour rendre l’épreuve de la quarantaine supportable – mais on ne s’en remet pas au « civisme » des gens pour que le système fonctionne, on double la « pédagogie » sanitaire par un système de contrôle fondé sur la traçabilité des personnes. A Taïwan, « vibrante démocratie » est-asiatique c’est ce système, appliqué dans toute sa rigueur et sa précision qui a démontré son efficacité.

En termes de philosophie classique des droits de l’homme, on dira assurément que ce système est des plus litigieux au regard des principes, du respect de la vie privée et de toutes ces belles choses (2). D’ailleurs, en France où l’on fait tout à l’envers, et où l’on envisage de se mettre aux quarantaines trois mois et davantage après le début de l’épidémie, on n’a toujours pas compris que la condition de leur efficacité est qu’elles soient appliquées dans toute leur rigueur, c’est-à-dire que les personnes qui y sont soumises soient traçables. La quarantaine, ce n’est pas l’assignation à résidence, le coup de téléphone ou le pointage au commissariat quotidien – ce qui ne serait même pas le cas en France, ce dispositif, pourtant assez léger, de quarantaine devant en effet s’appliquer sur la base du volontariat, laissant libres, de fait, celles et ceux qui préféreront notamment prendre le risque de contaminer toute leur famille et tout leur entourage, en choisissant de rester chez eux/elles -, c’est la possibilité de repérer en permanence où est la personne, la possibilité de la localiser au plus vite si elle s’y soustrait. C’est du Orwell pur, disent les uns. C’est le Panoptique de Bentham à la puissance 10, rectifient les autres. Disons plus sobrement : c’est de la biopolitique rigoureuse au temps d’une pandémie qui a d’ores et déjà fait des centaines de milliers de morts – et ce n’est pas fini. Une biopolitique dont la caractéristique est, précisément, qu’une philosophie classique des droits de l’homme reste sans prises sur elle.

C’est qu’en effet, dans un tel contexte, les termes de la question doivent être inversés – non plus : ces dispositifs de traçage ne sont-ils pas à l’évidence attentatoires aux droits humains ? – mais plutôt : au temps d’une pandémie comme celle-ci (dont l’un des traits distinctifs est la foudroyante virulence), la possibilité pour un sujet infecté de diffuser insouciamment le virus, à la faveur des failles du dispositif de sécurité, doit-elle être considérée comme relevant de l’exercice d’un droit, un droit humain ? On a vu à Taïwan des imbéciles patentés, de retour de Chine et présentant des symptômes, se dérober aux tests pour se rendre dans leurs familles, dans des restaurants et des karaokés, à l’occasion des festivités du Nouvel An chinois et contribuer ainsi à la contamination de dizaines de personnes. Dira-t-on que ces gens-là, en agissant ainsi, exerçaient leurs droits humains fondamentaux (le droit à se déplacer librement, en l’occurrence) ? Assurément convaincus que les Français sont un peuple de grande vertu, civique, entre autres, nous ne doutons pas un instant que la grande majorité de ceux qui seront placés en quarantaine parce qu’ils sont infectés ou ont été en contact avec des sujets infectés auront à cœur de s’y plier, scrupuleusement. Mais précisément, dans une telle configuration, le danger majeur, c’est l’exception, impossible à écarter : le type qui se languit de sa copine (ou de son petit ami) et s’échappe pour aller dormir chez elle/lui, ou l’autre qui, brièvement, s’en va prendre boire un demi au comptoir du bistrot du coin qui, opportunément, vient de rouvrir…. Or, la seule façon de prévenir ce type d’infraction, c’est le traçage individuel. Le contrôle humain (le contrôleur qui passe vérifier une fois par jour, à supposer même que l’autorité ait les moyens de le mettre en œuvre), c’est la porte ouverte à toutes les infractions dès lors que le contrôleur a le dos tourné. Sans compter que le flic, de quelque poil qu’il soit, à vos basques à longueur de journée, ça n’est pas forcément plus supportable que le mouchard dans le smartphone…

Il est vrai que, comme le dit Rony Brauman, « les mesures d’ordre policier ne sont pas tenables durablement » (3). Mais précisément, ce dont il est question ici, c’est de mesures imposées par une situation d’exception, celle pendant laquelle se maintient une virulence forte de l’épidémie. Or, le discours sur la « confiance » et la bonne volonté (celui des gardiens des droits de l’homme à la Brauman) est sans prise sur cette exception. Le fond de l’affaire est distinct : le revers du « scrupule » inspiré par le souci du respect des libertés publiques et des droits de l’homme, lequel débouche sur des demi-mesures (des quarantaines éclectiques ou mal ciblées), c’est le revers de la désinvolture et de l’incompétence sanitaires (on prend délibérément le risque que l’épidémie traîne en longueur, avec le cortège de nouvelles pertes humaines qui en découle) qui, pour une part distincte, prend la tournure d’une sorte d’eugénisme négatif par abandon – au fond, que nous importent ces quelques milliers de morts en plus, morts sans distinction, vieillards pris aux piège des EHPAD, anonymes encore et toujours privés de l’accès aux tests et à des soins adéquats lorsqu’ils sont contaminés (4)? Sans compter que cette apparente attention portée aux libertés individuelles de la part de l’exécutif, en France, constitue également pour lui une manière de se dédouaner, en cas de reprise du pic épidémique, la faute pouvant alors être imputée aux citoyens eux-mêmes, au nom de leur indiscipline. On l’a bien vu, lors de l’augmentation des cas constatés à la suite d’un certain week-end ensoleillé ayant entraîné une partie de la population à prendre des libertés avec la pratique du confinement – ils ont été sermonnés, au point que le très incompétent et brutal Préfet de Paris, Didier Lallement, a osé affirmer que les gens qui se retrouvaient à l’hôpital, en réanimation, étaient celles qui n’avaient pas respecté les règles du confinement… Or il est évident que si de telles libertés ont pu être prises par certains, c’est bien du fait que ce dispositif rendait possible de telles dérives – et c’est bien l’exécutif qui doit être tenu pour responsable du dispositif mis en place et censé enrayer l’épidémie.

Le prétendu scrupule « droit de l’hommiste » a ici un revers cousu de fil blanc : l’inégalité de plus en plus flagrante devant l’épidémie entre les bruyants tenants de l’intransigeance sur la défense des libertés publiques (ceux-là ont accès aux tests et aux soins de qualité, ils ne mourront pas) et les gens ordinaires dont le droit à la vie est bafoué, dans ses formes les plus élémentaires (notamment des caissières ou des postiers, exposés au public, parfois sans masques – que ces masques aient été manquants, ou que liberté ait été laissée aux employés de porter ou non cette protection, selon les cas). Dans ces conditions, en effet, ne devrait-on pas plutôt commencer par dire qu’au temps de la pandémie, le premier des droits, un droit d’emblée collectif, un droit de la population, des quelconques, entendus comme corps collectif vivant, c’est celui de ne pas être infecté ou du moins d’être aussi peu exposé que possible au risque de l’être, et de ne pas se voir voué à crever en état de détresse respiratoire absolue ? C’est ce droit qui a été pris au sérieux dans quelques pays, Taïwan, l’Islande et quelques autres, ce qui a eu pour effet que l’épidémie n’y a pas pris une tournure catastrophique. A cet égard, on n’en finira pas de s’étonner du double bind dans lequel s’enferment bien des médias français, qui tressent des lauriers à Taïwan, quant à la manière qui a été la sienne de juguler, sur son territoire, la pandémie, et qui, dans le même temps, poussent des cris d’orfraie, dès qu’une disposition autoritaire (du type même de celles qui ont eu des effets salutaires ailleurs) est seulement évoquée.

On entend derrière cette proposition en forme de radicale torsion (inflexion) pratiquée sur le motif des droits humain l’écho d’une proposition que faisait Foucault dans un texte écrit en 1981 : entendre les droits de l’homme non pas tant comme un motif placé sous le sceau de l’universel des grands mots et des grands principes que comme, spécifiquement, droits des gouvernés face aux gouvernants (5).

On ajoutera à cela que la promotion d’un scrupule « droit de l’hommiste » si puissant que son effet ou sa contrepartie pratique est l’amateurisme en matière de lutte contre l’épidémie (l’absence de tests dans les entreprises lors de la reprise du travail, les quarantaines sans contrôle effectif), cet état d’esprit est particulièrement dérisoire dans un pays où, quelles que soient les dispositions adoptées, c’est l’arbitraire policier qui règne en maître, sur le terrain – qui nous dira quels sont les recours de l’individu quelconque contre les amendes abusivement infligées dans ce contexte ?

L’état d’urgence, dans un pays comme la France, le confinement dans ses formes actuelles, c’est tous les jours fête pour la police et la gendarmerie qui en pratique et partout conduisent le bal hors de tout contrôle… Le délit de faciès s’est encore exposé dans toute son évidence dans le cas de certaines scènes dérogeant aux règles du confinement, selon qu’elles avaient lieu dans certaines banlieues (où la police soupçonne bien vite les contrevenants d’être des trafiquants de drogue), ou dans quelque quartier branché du XVIIIe, où, un certain soir, s’étaient rassemblées des personnes, dansant sur la chanson « Laissez-moi danser », de Dalida, et qui ont seulement été conviées, de façon fort urbaines, à regagner leur domicile. Et c’est, dans ces conditions que ces messieurs-dames qui vivent dans la patrie des droits de l’homme de leurs rêves et non pas dans la France policière réelle viennent nous dire qu’il convient, en dernier ressort, de s’en remettre au « cercle vertueux de la confiance » (Rony Brauman) – ce qui est la meilleure façon de faire que l’épidémie s’incruste et que le cortège des pertes s’allonge…

En vérité, si les demi-mesures annoncées début mai ne débouchent pas sur une seconde vague de l’épidémie, ce ne sera pas du fait qu’elles sont inspirées par des calculs rationnels – elles sont intrinsèquement irrationnelles, comme celle qui consiste par exemple à permettre à des personnes issues de l’espace Schengen (ou du Royaume-Uni) où la pandémie a été, le plus souvent, prise en compte en dépit du bon sens et est loin d’être endiguée, à entrer librement en France, du moins sans être soumises à un isolement de précaution (disposition valable jusqu’en juillet), tandis que des personnes provenant d’un pays comme Taïwan où l’épidémie est jugulée de longue date seront placées en quarantaine d’office – ce sera tout simplement parce que la courbe de l’épidémie s’est « naturellement » aplatie, que sa virulence a diminué au point qu‘en dépit du travail de Gribouille des autorités, en dépit du caractère chaotique du dispositif mis en place dans la perspective du déconfinement progressif, on s’est acheminé vers une fin de crise, pour la bonne et simple raison que tout, même les pandémies traitées en dépit du bon sens, a une fin (provisoire).

Une chose reste constante : ce qui demeure invariant au fil de ces palinodies, c’est l’agitation contre la Chine dont l’épidémie est l’occasion et qui, d’une manière toujours plus claire, dévoile ses enjeux. En France, la célébration du traitement « démocratique » de l’épidémie à Taïwan était omniprésente, lorsqu’il s’agissait de l’opposer à la façon autoritaire dont la Chine avait procédé. Ce qui n’a pas empêché qu’ensuite, on ait opté plutôt pour le modèle chinois – le confinement systématique, à défaut de disposer des moyens et de l’expertise nécessaire pour suivre le tant vanté exemple taïwanais… Et aujourd’hui, on récuse le traçage via les applications sur smartphone destinées à localiser les personnes en arguant du fait que cela constitue un grave danger pour les libertés publiques – alors même que ce dispositif, indissociable des tests systématiques et des quarantaines, s’est trouvé au cœur de la modalité « démocratique » d’affrontement de l’épidémie à la taïwanaise

Ce qui reste, donc, c’est la tentation croissante de faire de cette épidémie un enjeu de guerre froide, l’occasion d’un durcissement de l’affrontement des puissances occidentales avec la Chine dans un contexte général où le leadership états-unien de droit divin s’effondre avec l’active complicité du roi Ubu Trump (la souveraineté grotesque à l’heure de covid 19) (6).

Ce sont aujourd’hui clairement les Républicains aux Etats-Unis, l’appareil de campagne électorale de Trump et sa bande à la Maison blanche qui fixent l’ordre du jour et fournissent les éléments de langage : la Chine, responsable de la propagation de l’épidémie au niveau mondial, doit rendre des comptes, doit payer. Voici qui rappelle furieusement la campagne lancée par Bush Jr et Blair autour des « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, prélude à l’invasion et la destruction de l’Irak. Dans la perspective de la probable réélection de Trump, en dépit de sa désastreuse conduite des opérations face à l’épidémie aux Etats-Unis et au-delà (la suspension de la participation financière des Etats-Unis au fonctionnement de l’OMS), l’administration américaine se met en ordre de bataille face à la Chine et organise une opération de mobilisation idéologique dont les termes ont fuité dans la presse. L’opinion états-unienne (ou ce qui en tient lieu) suit, Joe Biden évite soigneusement de se démarquer clairement de Trump sur ce sujet ; et, comme à l’accoutumée, cahin-caha, le cortège européen débandé suit, un ton en dessous, mais quand même – les Chinois ont des comptes à nous rendre, affirme crânement le ministre britannique des Affaires étrangères, tout auréolé, on l’imagine, des succès éclatants remportés par son gouvernement dans la lutte contre l’épidémie dans son propre pays…

C’est le bon ton du discours occidental sur l’épidémie, même Rony Brauman ne peut pas s’empêcher d’y souscrire : « On sait aussi que les chiffres ont été délibérément manipulés [en Chine] » – « on sait »…, on sait même tellement bien que nul besoin n’est de s’embarrasser de sources ni de preuves. Et puis, ne sait-on pas aussi que dans tous les pays d’Europe occidentale, à commencer par la France, le nombre des victimes de l’épidémie est délibérément sous-évalué par les autorités ? Cela ne s’est-il pas écrit dans les journaux ? Dans tous ces pays, l’hécatombe dans les maisons de retraite n’a-t-elle pas été systématiquement dissimulée par les autorités, le plus longtemps possible, parfois même en excluant, de façon arbitraire, les morts dans ces établissements du décompte des décès dus à l’épidémie ?

Et toute cette agitation anti-chinoise orchestrée par Trump, Pompeo et leur meute de chasse, est-ce qu’on ne sait pas où elle conduit (7) ?

C’est ici qu’une fois encore nous touchons du doigt le dilemme, l’insurmontable obstacle face auxquels nous place d’épidémie : lorsque la diffusion du virus est en pleine virulence, durant la phase ascendante de l’épidémie, seules des mesures radicales comme le dépistage systématique et le suivi individualisé des personnes infectées ou susceptibles de l’être du fait des contacts qu’elles ont eus avec les précédentes ont quelque chance d’empêcher que l’on voie s’installer une situation hors contrôle – comme celle qui s’est développée en Italie, en Espagne, en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, sans oublier, en janvier, à Wuhan, et qui impose les mesures de « guerre » que l’on a vues – à commencer par le confinement, seules de telles mesures sont à la hauteur du danger encouru par la population. A Taiwan et en Corée du Sud, il n’a pas été nécessaire de confiner la population parce que les moyens existaient de suivis individualisés – dont le propre est d’être tout aussi attentatoires aux libertés individuelles que le confinement – le traçage systématique par moyens électroniques. Il n’existe donc pas de voie démocratique (par opposition à une voie autoritaire, policière…) dans la lutte contre une telle épidémie. Les stratégies les plus efficaces, car fondées sur une bonne préparation, une bonne conduite des opérations et des moyens importants (Taïwan, Corée du sud) incluent, elles aussi, des dispositifs distinctement liberticides – pour peu qu’on les examine sous un angle purement juridique et « droit de l’hommiste ». Il ne s’agit donc, en la matière, que de limiter la casse, en aucun cas de préserver l’état de droit dans sa splendeur native en excluant tout recours à l’état d’exception. Si à Taïwan la population, dans sa majorité n’a pas eu le sentiment de vivre sous état d’exception au fort de l’épidémie, ce n’est pas que des dispositions inspirées par la notion d’état d’urgence n’existaient pas, c’est tout simplement qu’elle acceptait leur mise en œuvre comme « naturelle » et nécessaire dans ce contexte. C’est qu’elle préférait, et de loin, le traçage individualisé et les quarantaines ciblées au confinement indiscriminé, autrement lourd et économiquement désastreux. C’est, précisément, du fait des conséquences si dommageables du recours massif au confinement, que l’exécutif ne cesse de se féliciter d’y avoir eu recours, nonobstant le nombre impressionnant de morts victimes de la pandémie, notamment en France, à la différence de pays asiatiques dont le bilan infiniment moins lourd ne résulte pourtant pas d’une pratique d’un confinement généralisé. Se réjouir d’avoir décrété le confinement, c’est alors chercher à se montrer capable d’endiguer l’épidémie, quand c’est précisément l’incurie et l’impréparation des autorités qui n’ont laissé d’autre choix que cette technique du bazooka, une fois les solutions dites « liberticides » écartées, par souci de conserver une apparente respectabilité « démocratique ».

Il faut le dire sans ambages : on ne peut pas, dans le contexte d’une épidémie comme celle-ci, protéger au mieux les populations, défendre leur droit à la vie et se montrer le gardien sourcilleux de l’état de droit et des libertés publiques. Même dans les pays qui étaient les mieux préparés à cette épreuve, des libertés fondamentales (comme celle de circuler librement sans être ciblé/tracé) ont dû être suspendues. Le souci prétendu de concilier l’un et l’autre aboutit aux pires résultats : l’épidémie qui n’en finit pas, à défaut d’être prise à la racine, avec ses milliers de morts supplémentaires, le droit à la vie des plus faibles piétiné et, de toute façon, les libertés publiques piétinées aussi par l’état de police – le flic roi de l’époque, roi de la rue.

Il n’est pas vrai que, comme le soutient Rony Brauman, on doive s’en remettre en dernière analyse à la confiance en l’esprit de responsabilité des gens, de la population. C’est, au vu de la façon dont, pendant tous les premiers temps de l’épidémie la dangerosité de celle-ci a fait l’objet d’un déni massif de la part du public, (un déni qui est entré en coalescence avec l’incurie du pouvoir), plutôt le contraire qui est vrai. Et quand bien même on supposerait une omniprésence effective de cet « esprit de responsabilité » au sein de la population, il serait de l’ordre de la prudence de ne pas s’y fier complètement – il est toujours possible, en toute bonne foi, d’adopter certains comportements présentant de réels dangers en temps d’épidémie, et qu’on aura minimisés. C’est le calcul risque//avantage qui serait alors laissé à la discrétion de chacun, dans l’ignorance relative dans laquelle il peut se trouver quant aux caractéristiques du virus, en particulier de certains de ses modes de transmission. Ce à quoi l’on doit s’en remettre en tout premier lieu, c’est à des systèmes de sécurité éprouvés, fondés sur la connaissance et l’expérience – or, ce qui pouvait y ressembler a été systématiquement détruit en France, au sommet de l’Etat, pendant la dernière décennie8.

L’expérience, au niveau global, de cette pandémie est tout à fait claire : face à la menace vitale, les conduites doivent être conduites, comme le dit Foucault, et cette conduite, elle repose sur des dispositifs, des systèmes de sécurité, pas sur des mantras comme « le sens des responsabilités » des gens. Dans les pays où ces systèmes existaient, la population a suivi et pris les bons plis, de bonnes interactions se sont établies entre « les bergers et les brebis » dans le cadre de ce pastorat sanitaire – à Taïwan, le ministre de la santé qui conduisait les opérations, un médecin lui-même, et qui, chaque jour, faisait le point à l’occasion d’une conférence de presse largement diffusée, est devenu en quelques semaines le personnage le plus populaire du pays. En France, où ce pastorat a consisté à égarer les brebis et les abandonner au loup viral, le discrédit des gouvernants est total, à commencer par Macron, Philippe et Véran, Castaner, Blanquer, sans parler de la pathétique Buzyn – la rage est partout, et si ceux qui ont perdu des proches dans l’épreuve pouvaient pendre ces bergers d’opérette, ils ne s’en priveraient guère, tout pacifiques qu’ils soient par nature et tempérament…

L’argument bêtifiant de « la confiance » est évidemment plus pathétique encore quand il en vient à s’étendre, tout naturellement, des gouvernés aux gouvernants : « les autorités paient durablement, et peut-être excessivement, ces erreurs qui ont érodé la confiance. Je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’elle soit reconstruite, mais cela dépend largement du pouvoir » … C’est beau comme l’antique et c’est signé Rony Brauman – Jürgen Habermas, on l’a vu, ne doute pas un instant que dans des pays comme la France et l’Allemagne, les dirigeants préféreraient mourir plutôt que toucher un cheveu de la Constitution, Brauman, lui, n’a rien de plus pressé que de voir se rétablir la confiance des gouvernés en ces gouvernants qui, depuis maintenant trois mois, administrent la preuve de leur totale incompétence et désinvolture face à cette menace – une faillite à 25 000 morts, jusqu’à ce jour… C’est beau la confiance, surtout quand elle est aveugle ! Sibeth Ndiaye, devenue entre-temps Porte-parole du gouvernement, ne déclarait-elle pas, en 2017, à L’Express, « j’assume parfaitement de mentir pour protéger le président » ? L’affaire des masques lui aura au moins permis de mettre en application son beau précepte, bien fait pour restaurer, en effet, la confiance envers les gouvernants.

Or, c’est bien là, au-delà de l’incurable angélisme et bêtise de ces élites-là, qu’est le problème : pour que les conduites soient bien conduites dans ces circonstances placées sous le signe de l’exception, il faut des bergers à la hauteur, suffisamment à la hauteur pour que la suspension des libertés dans le contexte de la lutte conduite contre l’épidémie soit perçue par la population comme contrepartie acceptable et légitime de l’efficacité de celle-ci. Et il faudrait aussi que les brebis foucaldiennes accordent une confiance suffisante aux bergers pour être convaincues que, le danger écarté, les conditions normales de la vie publique seront rétablies, les relations entre gouvernants et gouvernés retrouveront leur tournure habituelle – on pourra à nouveau sortir de chez soi sans avoir les flics sur le dos, conduire ses enfants à l’école, aller au cinéma et faire la différence entre un téléphone mobile et un bracelet électronique…

Or, c’est tout le contraire qui est vrai : la défiance et l’aversion pour ces gouvernants est partout (9), les deux fondamentaux d’un pastorat efficace en ce type de conjoncture sont donc sapés.

L’épidémie, entendue comme crise majeure, fonctionne donc ici comme une redoutable épreuve de vérité : elle dévoile impitoyablement l’absence de qualité du pastorat sous le régime duquel nos vies sont placées (10). On se rappelle l’approche proposée par Foucault de cette grande forme du gouvernement des vivants dans son grand texte « Omnes et singulatim – vers une critique de la raison politique » : le bon berger, ce n’est pas seulement celui qui a le souci permanent du bon état et de la bonne conduite du troupeau dans son ensemble, c’est aussi celui qui sait, à l’occasion, s’éloigner du troupeau pour aller chercher la brebis égarée. C’est exactement ce qu’ont fait les gouvernants compétents qui ont su individualiser à l’extrême le suivi des personnes atteintes par le virus, en n’hésitant pas à aller récupérer la brebis divaguant au fond du karaoké où elle s’était, disons, « égarée ». C’est exactement le contraire de ce qu’ont fait nos gouvernants qui, non seulement, ont été incapables de faire tester les personnes infectées tête de pipe par tête de pipe (la plupart d’entre elles étaient renvoyées chez elles – impitoyable figure de l’abandon), mais qui, de surcroît ont abandonné la population comme « masse perdue » aux rigueurs de l’épidémie – pas de masques (11), pas de tests, pas d’équipements d’assistance respiratoire en quantité suffisante, d’où mise au ban sanitaire de tous ceux qui, selon des critères flous, étaient considérés comme non prioritaires en matière de soins d’urgence.

A l’épreuve de l’épidémie, c’est l’approche courante de la question des libertés publiques et des droits de l’homme qui se retrouve entièrement en porte-à-faux. La réticence à mettre en place des mesures décriées comme portant atteinte aux libertés individuelles s’avère à l’usage être le revers peu reluisant de l’amateurisme en matière de prise en charge de la lutte contre l’épidémie ou, pire, comme on l’a vu distinctement aux Etats-Unis, de la préférence accordée à la liberté d’entreprendre sur le souci de l’intégrité de la population, dans l’horizon de son droit à la vie. Noces barbares, donc d’un eugénisme qui ne s’avoue pas, d’un darwinisme social de la pire espèce (que meurent les faibles si c’est la condition pour que prospère le business, envers et contre tout !). En Europe de l’Ouest, se sont mis en place des protocoles sournois selon lesquels, dans un contexte de pénurie générale en matière de moyens de soin, une partie des malades se trouvait réduite aux soins minimaux, voire palliatifs – une sorte de médecine de guerre, donc – mais ce n’est pas selon cette modalité inhumaine qu’était censé se décliner le motif de la guerre mis en avant par Macron dans son premier discours de crise.

Mais il ne s’agit pas que de cela. A l’épreuve de la crise épidémique, les mots usuels du discours des droits de l’homme et de la codification des libertés individuelles deviennent plus nébuleux et spongieux que jamais. A l’heure des interminables confinements, « liberté mon cul », statuent irrévocablement les Zazies de notre temps. Mais si tous ces mots puissants fleurant bon les valeurs et les universaux apparaissent si distinctement flottants, évanescents, obsolescents dans le contexte de l’épidémie et des guerres perdues d’avance qui lui sont livrées, ce trait ne fait qu’approfondir ce qui s’était déjà solidement enraciné dans l’expérience partagée au fil d’épisodes antérieurs, plus ou moins récents : lors de l’interminable séquence du « mouvement » de Hong Kong, il apparut on ne peut plus clairement que ces mots puissants (« liberté », « démocratie »…) avaient rompu toutes les amarres avec l’universalité des droits de l’homme : ce que réclamaient les mouvementés, c’était la séparation de Hong Kong d’avec la Chine et son rattachement à la sphère occidentale – un défi à l’histoire et la géographie dans le contexte d’une nouvelle guerre froide agencée autour de la rivalité entre puissance états-unienne et puissance chinoise. Les droits de l’homme en prennent un coup, et même un coup fatal, lorsqu’ils deviennent le pur et simple truchement de la pensée de camp, d’une politique consistant à se ranger dans un camp contre un autre.

Le même processus tendant à en rendre le motif inconsistant, à les priver de toute capacité opérationnelle se produit lorsque leur criante abstraction vient se briser sur le récif du réel épidémique – bien pauvre liberté que celle qui se défie du confinement, le contourne ou proclame son « droit » à ne pas porter le masque si incommode et inélégant…

La torsion qui s’impose ici est celle qui va, dans ce contexte, nous porter à mettre l’accent sur nos droits en tant qu’êtres vivants, face à la faillite des gouvernants dans la dimension biopolitique, face à leur incapacité à assurer la continuité et la viabilité du vivant, sa durabilité dans des conditions où il ne se trouverait pas périodiquement exposé et abandonné à des fléaux comme celui de l’épidémie actuelle. Plus les mots puissants relevant de la traditionnelle rhétorique des droits de l’homme patinent sur la surface du présent, plus les motifs se rattachant au droit à la vie sont susceptibles de trouver un écho immédiat dans les conditions présentes et apparaissent dotés d’une évidente puissance politique – nous voulons pouvoir respirer, nous entendons faire valoir notre droit à respirer, dans l’urgence, impérieusement, ce qui a l’air de rien mais qui implique, en fait, « tout un programme » : après l’épidémie, on ne va plus jouer le jeu du « comme avant », un jeu peuplé d’indices de croissance, d’automobiles, de week-ends aux Antilles, d’agriculture dopée aux phosphates et d’élevage industriel. Plus que jamais, l’unité de compte qui s’impose dans la relation entre gouvernants et gouvernés, c’est le sujet vivant, bien davantage que le nébuleux « citoyen » – le virus n’a rien à faire de la distinction entre citoyens et non-citoyens, hilotes, métèques, sans papiers, etc. Il ne connaît que le vivant.

Ce que nous avons découvert avec horreur au cours de l’épidémie, c’est que nous sommes, aux yeux des gouvernants, fondamentalement expendable. Expendable est un terme qui, en anglais, désigne ce qui n’est pas indispensable, dont on peut se passer – sacrifiable en ce sens, mais pas du tout dans un sens religieux. Ce dont on dira qu’on peut « faire sans ». Le propre de ce terme est de pouvoir désigner aussi bien des objets, du matériel que du vivant, humain ou non. Un film « classique » de John Ford, consacré aux débuts désastreux de la Seconde guerre mondiale en Asie du Sud-Est s’intitule : They Were Expendable, le « they » désignant ici ces soldats laissés en arrière et délibérément sacrifiés pour retarder la progression de l’ennemi (12).

Le revers tout à fait imprésentable du « nous sommes en guerre » de Macron, c’est cela même : notre désignation, nous quelconques, population sans distinction particulière, comme matériau vivant expendable face au virus – « l’ennemi ». Nous avons découvert notre condition d’expendable – « abandonnables », donc, plutôt que sacrifiables à proprement parler – peu importe aux pasteurs incompétents et surtout j’menfoutistes (la seule chose qui intéresse ces quadras aux cerveaux de coléoptères, c’est la jouissance du pouvoir – voyez leur gueule, les Macron, Castaner, Véran et leurs équivalents féminins) que dix ou vingt ou trente mille personnes laissent leur peau dans l’épreuve (13) – on n’en n’est pas à ça près…

Par conséquent, affirmer nos droits fondamentaux, dans la configuration qui s’est dessinée à l’occasion de l’épidémie et qui n’est pas près de s’effacer, cela revient avant tout à tenir ferme sur ce point : non, nous ne sommes pas expendable ! Ce qui ne veut pas dire que nous relançons la petite musique théologique du caractère sacré de la vie, mais que nous défendons, face aux gouvernés, notre droit imprescriptible à conduire des existences vivables – ce qui commence, évidemment par notre droit à respirer, à voir nos vies immunisées contre les fléaux environnementaux, épidémiques, bref la toxicité du capital, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit – notre âge, dans sa dimension désastreuse, c’est quand même bien plutôt le capitalocèneque l’anthropocène…

Enfin, à l’épreuve de l’épidémie, c’est toute la généalogie de notre présent qu’il faudrait entreprendre de réécrire, tout le récit de ce qui nous conduit à ce désastre dont il faudrait à la fois repenser les termes et réagencer les motifs, redessiner les lignes de force. C’est la démarche qu’esquisse par exemple Peter Sloterdijk dans les premiers chapitres de Ecumes (Sphères III), autour, précisément, du motif de la respirabilité et de la généalogie de tout ce qui, depuis le début du XXème siècle tend à en faire une question centrale, à des titres et des degrés divers, pour toutes les sociétés humaines. Au fil de cette généalogie, il faudrait s’arrêter à un certain nombre de stations comme le développement des maladies chroniques de l’appareil respiratoire en tant que fléau sanitaire (dans les pays du Nord global notamment), l’asthme en particulier. Il faudrait revisiter l’histoire du tabagisme en étroite relation avec la colonisation des formes de vie par le capital (14) – la classe ouvrière ne peut supporter l’exploitation qu’en s’empoisonnant – le spectre de l’auto-immunité, une nouvelle fois. La mortalité précoce des catégories les plus exposées met en relief leur statut d’expendable. Il faudrait reprendre sous cet angle toute l’histoire de la tuberculose comme maladie d’époque, fléau social, sœur jumelle de la misère…

Il faudrait aussi s’intéresser, dans le contexte du réchauffement climatique, à la généralisation de l’emploi de l’air conditionné, un dispositif dont le propre est de fournir les moyens d’une privatisation de l’air respirable, de la production d’un air respirable au détriment de la qualité de l’air « public » – du fait des rejets à l’extérieur des logements, des bâtiments publics, des magasins, des bureaux, sans oublier les automobiles, les autocars, etc. (15) … produits par ces systèmes. L’air conditionné, c’est comme l’eau en bouteille – l’appropriation d’un élément vital – l’air respirable – au prix de la destruction d’un « commun » – l’atmosphère partagée entre les vivants. Et puis, il ne faudrait pas oublier le nucléaire civil non plus, omniprésent en France (« énergie propre », entend-on répéter ad nauseam, en surfant sur la distinction entre énergie décarbonée et énergie fossile, pour insister sur le fait que le nucléaire n’émet pas de CO2  – l’accident nucléaire, façon Tchernobyl et Fukushima, c’est, entre autres fléaux, l’atmosphère empoisonnée des dizaines de kilomètres à la ronde.

Ce que ces stations mettent en relief, c’est que le capital a certes encore besoin, de manière différenciée, de notre force de travail, mais surtout – et c’est son trait premier qui s’accentue sans cesse – qu’il en a après nos vies. Ce n’est sans doute pas tout à fait nouveau, mais tant que les grands récits productivistes n’étaient pas totalement effondrés, cela ne nous sautait pas aux yeux comme maintenant : voyez par exemple comment le cinéma, celui d’Hollywood en particulier mais pas seulement, a constamment fonctionné comme une école du tabagisme, au cours du XXème siècle, ce qui n’a pas pu se faire sans collusions avec les compagnies de tabac, et vous aurez une image très réaliste de cette dimension thanatocratique de l’emprise du capital : ces gens-là, ces puissances-là en ont toujours eu après nos vies et l’une des modalités premières de cette passion mortifère a été la multiplication des atteintes à notre simple possibilité de respirer – au point qu’il nous faut maintenant la défendre avec la dernière des énergies comme le premier de nos droits.

Comme le montre très bien Sloterdijk lorsqu’il met en exergue le paradigme du bunker puis celui de la cabine spatiale, c’est que ceux qui tiennent la position de maîtres du monde ou y aspirent sont de plus en plus visiblement pris dans un rêve d’autonomie atmosphérique : vu les conditions de dégradation de l’atmosphère, de l’air ambiant entendus comme commun(s), ils sont fascinés par les bulles et sphères de toutes sortes dans lesquelles il est possible de recréer une atmosphère totalement artificielle – avec la garantie, donc, d’y respirer un air de qualité, dans des conditions sustainable. En ce sens, d’ailleurs, la voiture comme habitacle étanche où se maintient une douce fraîcheur tandis qu’à l’extérieur règne une atmosphère moite et irrespirable, c’est la bulle non pas tout à fait du pauvre, mais de la classe moyenne, une bulle qu’elle ne quitte que pour en gagner une autre, le bureau, le restaurant à air conditionné…

Si bien que l’on voit se dessiner les contours d’une nouvelle forme de lutte des classes ou de guerre des espèces – celle qui oppose et sépare ceux qui ont accès aux bulles à atmosphère artificielle de ceux qui sont voués à remplir leurs poumons de l’air pollué, empoisonné, irrespirable des villes, des sites industriels, des campagnes saturées de phosphates et de pesticides. Les vrais maîtres, eux, rêvent bien plus « grand » que la classe moyenne qui saute d’une bulle dans l’autre – d’un monde de vie exclusif totalement préservé des conditions atmosphériques mortifères auxquelles est condamné le commun des mortels. Les bunkers antiatomiques (et autres) établis sous leurs « palais » montrent la voie de cette nouvelle condition immunitaire des puissants. On ne saurait rêver, précisément, meilleure illustration de leur toujours plus radicale séparation d’avec la condition des gens ordinaires – même les rois du temps de la monarchie absolue respiraient le même air que le plus humble de leurs sujets.

Si l’on suit la piste ouverte par les travaux d’Ali Kebir sur la démocratie moderne et contemporaine, on dira que celle-ci, bien davantage qu’une forme institutionnelle, qu’un régime du droit, est l’air politique (au sens le plus plastique du terme) que respirent les gens dans nos sociétés, la subjectivation démocratique, c’est une respiration politique d’un type particulier (16). Mais alors, voici ce qu’il faudrait aussitôt ajouter : il est de plus en plus clair que, dans ces sociétés, la position du souverain s’associe à l’aspiration (sans jeu de mot) toujours plus vive à ne pas respirer le même air, irrespirable, précisément, que l’homme de la rue. Le souverain et avec lui les maîtres, les élites, les oligarques, les parvenus, le patriciat ancien et nouveau se retirent dans des sphères immunisées et immunitaires où la température est constante et l’air constamment purifié tandis que la masse peine à retrouver sa respiration, tousse, crache ses bronches, court en vain après les masques.

Au XIXème siècle, les prolétaires défilaient en tendant le poing et en scandant : « Du pain ! ». Nous avons revu les ambitions à la baisse – « De l’air ! » (17) – ça ne serait déjà pas mal…

Alain Brossat et Alain Naze, le 12 mai 2020
Entre les lignes entre les mots

1. Ce n’est pas pour rien que la question de la respiration se retrouve dans toutes sortes d’usages idiomatiques, en français – « il ment comme il respire », « il ne manque pas d’air », « tu me pompes l’air », etc.

2. Ce ne sont pas seulement les situations d’exception, mais les nouvelles technologies aussi qui produisent ces effets de commotion : au temps d’Internet, la notion, pourtant essentielle en termes de libertés individuelles, de secret de la correspondance devient tout à fait nébuleuse – au point que désormais, quand vous écrivez un mel, vous considérez comme acquis que plusieurs instances, assez différentes du censeur traditionnel, sont susceptibles de le lire par-dessus votre épaule, avant même que votre correspondant en prenne connaissance.

3. Le Monde du 2/05/2020.

4. On commence à y voir à peu près clair sur la question de la pénurie des masques : les stocks disponibles ayant été réduits à l’état de pâte à papier ou brûlés dans des incinérateurs géants (Edouard Philippe a justifié ces destructions en arguant du fait que les masques en question avaient largement dépassé la date de péremption – s’ils n’étaient pas adaptés au personnel soignant, reconnaissons qu’ils auraient été bien utiles pour le reste de la population, pour laquelle on parle aujourd’hui de masques « grand public »), il fallut interminablement et sciemment, lorsque devenait criante la pénurie, entretenir un climat de désinformation active à propos de l’utilité des masques – une fabrication de fake news descendue des sommets de l’Etat et complaisamment relayée par les médias. L’infamie de la chose, la forfaiture sont si énormes qu’il aura bien fallu trois mois pour que les esprits les plus critiques parviennent à en prendre la pleine mesure…

5. « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », Dits et Ecrits, texte 355. 1981.

6. Cette volonté de ne pas renier les « libertés individuelles » aux USA, l’un des axes de mobilisation contre le modèle chinois, a conduit Trump à soutenir des activistes qui, dans un certain nombre d’états, sans masque mais, du moins pour certains d’entre eux, avec une arme, voulaient imposer un déconfinement immédiat, au nom de la liberté de circulation. Les sommets impressionnants atteints par le nombre (officiel) de morts aux USA depuis le début de la pandémie n’ont pas infléchi cette revendication, dont on est en droit de se demander si elle ne relève pas de l’idée que le virus permettrait d’opérer une sélection « naturelle » – les plus exposés, les plus fragiles ne devraient pas ralentir le déploiement de la « libre entreprise ».

7. L’obstination de cette petite bande à vouloir accréditer la version de la « fuite » du virus hors d’un laboratoire de Wuhan voué à des recherches biologiques louches est propre à nous mettre la puce à l’oreille : généralement, quand des gangsters d’Etat lancent ce genre d’incrimination, c’est qu’ils ont eux-mêmes une idée derrière la tête ou entreprennent d’inverser le tableau réel – voir sur ce point par exemple Heimkehr, film nazi de Gustav Ucicky (1941) – les Polonais comme oppresseurs féroces d’une héroïque minorité allemande… Le syllogisme subliminaire construit par Pompeo se reconstruit ainsi : Les Chinois mentent ; or, ils disent ne pas préparer de guerre bactériologique ; donc ils préparent une guerre bactériologique. Avec cette conséquence (découlant du syllogisme) : nous sommes donc fondés à utiliser tous les moyens possibles pour mettre les Chinois hors d’état de nuire.

8. Ce point a été scrupuleusement documenté par une série d’articles publiés dans Le Monde à partir du 2/05/2020.

9. Et non sans raison ! Pensons seulement aux dispositions de l‘état d’exception, prises après les attentats de 2015, et intégrées ensuite à la loi ordinaire.

10. Sur ce motif de la crise comme moment de vérité, voir par exemple le film d’Elia Kazan Splendor in the Grass (1961) avec Natalie Wood et Warren Beatty – la fin d’une certaine Amérique, blanche autant que « profonde » dans le contexte de la crise de 1929.

11. Aujourd’hui, incapables d’assurer convenablement la distribution des masques à la population (à supposer qu’il y en ait suffisamment, ce qui est fort douteux), les autorités politiques délèguent cette tâche aux grandes surfaces… Sans compter qu’ainsi n’est même pas envisagée la possibilité de mettre gratuitement à la disposition de la population ce matériel de protection. Une attention réelle à maintenir la population en vie devrait pourtant conduire à prévoir le cas de ceux qui n’ont tout simplement pas les moyens d’acheter ces masques, dont le coût est loin d’être négligeable, notamment pour certaines familles ayant plusieurs enfants. On notera qu’à Taïwan, le masque homologué, vendu en pharmacie coûte moins de 20 centimes d’euro l’unité, alors que dans le cas de la France, le masque jetable (un seul usage) est vendu à moins d’un euro, entre 60 et 90 centimes généralement, selon les enseignes (soit environ 12 fois plus cher qu’avant l’épidémie), quand le masque « grand public », en tissu, est vendu entre 2 et 3 euros l’unité. Comment, d’ailleurs, du point de vue de la loi, pourrait-on sanctionner quelqu’un ne portant pas de masque, par exemple dans les transports, quand l’Etat ne garantit pas la fourniture, à tous, de ce matériel ? Certaines mairies y pourvoiront, certes, se substituant ainsi à l’Etat. Ajoutons encore qu’à Taïwan les personnels de santé travaillant dans les unités de soins où sont conduites personnes infectées reçoivent une prime d’environ 100 euros par jour (3000NT) – de quoi laisser rêveur, si l’on songe à l’unique prime, de 1000 ou 1500 euros selon les régions, accordée, en tout et pour tout, en France, aux personnels de santé placés dans la même situation. 

12. 1945 – avec John Wayne, Robert Montgomery…

13. Qu’il n’ait pas été jugé constituer une priorité le fait de fournir aux personnes des EHPAD des masques et autres protections en dit long sur un impensé de la politique sanitaire en France : « ces personnes âgées mourront seulement un peu plus tôt »…

14. L’une des marques les plus courantes de cigarettes à Taïwan (sorte de Gauloise locale jusqu’à une date récente) porte le nom de Longlife – le cynisme des cigarettiers à l’état pur…

15. Expérience banale dans un pays subtropical/tropical comme Taïwan : piéton, vous passez à côté d’une voiture à l’arrêt, le moteur en marche pour que la clim’ continue à fonctionner – vous voici pris dans un halo de chaleur. La voiture comme bulle climatiqu  – mais à quel prix…

16. « Il ne représente pas le social comme une réalité qui agirait sur les hommes de l’extérieur et, commandant leurs gestes et leurs pensées, leur laisserait ainsi le pouvoir de s’y opposer franchement, mais comme un air qu’à la fois ils produisent et respirent et qui s’infiltre jusque dans leurs rêveuses intimités », écrit J. B. Pontalis à propos de Flaubert (Après Freud, Idées/NRF, 1971, p 298) – c’est exactement ainsi que l’on peut voir la démocratie contemporaine en suivant la piste ouverte par Ali Kebir.

17. « Du possible, sinon j’étouffe », disait Deleuze.


Présentation d’Entre les lignes et les mots
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Trop souvent, la pensée émancipatrice fait l’impasse sur certains domaines, ânonne des évidences sans doutes, évite d’emprunter certains sentiers peu fréquentés ou perd la mémoire des réflexions antérieures. La vulgate marxiste, les réductions économistes ou sociologiques, les lectures sans espérance dominent trop souvent, pour que les lectrices et les lecteurs ne soient plus attentives ou soucieuses (graphie volontaire) de recherches iconoclastes, de démarches exploratrices, non abouties ou parsemées d’interrogations. Donner envie de lire, susciter la curiosité et le désir de mieux cerner les réalités, en pointant des éventuelles difficultés ou les disputes souhaitables. Privilégier l’ouverture et ne pas être un substitut à la lecture, évitement de l’appropriation directe, même partielle, de l’ouvrage. Prendre éventuellement position mais ne pas trancher les débats, essayer de présenter les divergences ou les problématiques mais ne pas figer les réponses, donner quelques fois, des appréciations sans dénier d’autres points de vue. Nous essayons de présenter, ici, certains ouvrages de manière « sympathique » en privilégiant des paroles d’auteur-e-s.