Give Me Liberty - Non, attendez, donnez-moi la mort

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Les terroristes ont tué moins d'Américains en vingt ans que le coronavirus en deux mois. Pourtant, la droite, qui a insisté après le 11 septembre sur la nécessité de renoncer aux libertés civiles fondamentales pour «sauver des vies», exige maintenant que nous acceptions la mort de masse pour le profit.

Le monde est étrange et déroutant en ce moment. Mais si vous êtes assez vieux pour avoir un souvenir des années Bush, cela peut être particulièrement vrai.

À moins que vous n'ayez rejoint l'armée de démocrates professionnels qui aspirent au retour de l'ancien président George W. Bush, vous pourriez bien souffrir d'une forme de coup de fouet mental en regardant les conservateurs exiger soudainement en masse que les Américains aient la liberté de se rendre eux-mêmes et tout le monde autour d'eux mortellement malades. Peut-être que le magazine en ligne fédéraliste est celui qui en a le mieux parlé à la fin du mois dernier :

Il semble difficile de demander si la nation ferait mieux de laisser quelques centaines de milliers de personnes mourir. Probablement pour cette raison, peu ont été disposés à le faire publiquement jusqu'à présent. Pourtant, affronter honnêtement la réalité n'est pas insensé, et refuser même de considérer si la réponse actuelle constitue un mal encore plus grand que celui qu'elle entend atténuer serait lâche.

Malheureusement, cette logique monstrueuse a été reprise par une large partie de la droite, des économistes et des présentateurs de nouvelles à Trump lui-même. Cela avait été tout à fait l'inverse pour la foule qui a passé la totalité de ce siècle à insister pour qu'on n’épargne aucune dépense ou recul des libertés civiles si cela permettait de sauver ne serait-ce que quelques vies américaines de la folie meurtrière des kamikazes.

Il peut être difficile de s’en souvenir après ces dernières quatre années de folie, mais au cours des quinze années qui ont précédé l'élection de Donald Trump, les conservateurs américains ont mené une campagne réussie pour réorienter la politique intérieure et étrangère des États-Unis autour de la «guerre contre le terrorisme». Dans les attentats du 11 septembre 2011, 2 753 personnes ont été tuées - un chiffre horrible qui ne représente à ce jour que 3,5% du nombre de morts de la pandémie de coronavirus, et ce n'est pas beaucoup plus que le nombre d'Américains qui meurent du virus chaque jour - la droite américaine a dépensé des sommes d'argent colossales et sacrifié absurdement des vies dans des guerres contre-productives et diverses autres initiatives visant à empêcher que quelque chose de similaire à l’attentat des Twin Towers ne puisse se reproduire, en attaquant violemment toute personne qui exprimait des doutes sur cette stratégie, immédiatement qualifiée de faible et même de traître.

Alors que les années passaient, et que plus d’américains mouraient maintenant dans leur baignoire que suite à des actes de terrorisme, la droite n'était pas découragée de continuer dans la même direction. A ce moment, ils avaient déjà construit une infrastructure d’espionnage tentaculaire qui a plus régulièrement violé la vie privée des Américains respectueux de la loi que conduit à la capture de terroristes dangereux. Même dans ces conditions, les Républicains maintenaient qu’on ne pouvait se débarrasser de tels programmes s’ils pouvaient sauver la vie ne serait-ce que d’un seul américain.

"Pas pire que la grippe"

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C'est pourquoi il est étonnant, mais pas étonnamment surprenant, de voir des conservateurs prendre aujourd’hui une position diamétralement opposée maintenant que la menace est une pandémie qui a déjà tué vingt-quatre fois plus d'Américains en deux mois que ceux tués par des terroristes pendant deux décennies .

Le Wall Street Journal a été l'un des premiers à se lancer dans l'action, avertissant que si "cela ne devrait pas devenir un débat sur le nombre de vies à sacrifier contre le nombre d'emplois perdus que nous pouvons tolérer", le fait était qu '"aucune société ne peut protéger la santé publique pendant longtemps au détriment de sa santé économique globale. » En d'autres termes, le Wall Street Journal réclamait exactement un tel débat.

Il y a plus de dix ans, cependant, on pouvait faire confiance au Wall Street Journal pour réclamer toujours plus de fermeté et d’intervention de l’état quand il s'agissait de bafouer les libertés civiles pour mettre un terme au terrorisme. Lorsque des libertarians et partisans des libertés civiles se sont élevés contre la prise de position de l'administration Bush en faveur du droit de détenir indéfiniment en prison un citoyen américain sans procès - il s’agissait du comploteur terroriste Jose Padilla - le Wall Street Journal s'est plaint que «l’on lance tout un débat sur les droits d'un homme, sans même prendre en compte les droits de tous les autres, à commencer par celui d'être protégé contre les attaques ennemies. » À d'autres moments, le Journal se moquait des critiques de Bush en les traitant de paranoïaques hystériques qui "pensent que la Stasi est ressuscitée dans l'aile ouest de la Maison Blanche", et a fait valoir qu’on pouvait parfaitement faire juger des terroristes par des tribunaux militaires en raison de «problèmes de sécurité».

"Depuis le 11 septembre, pratiquement toutes les propositions visant à utiliser plus efficacement les renseignements - pour relier les points - ont été attaquées par les libertaires de gauche et de droite comme une atteinte à la "vie privée", s'est plaint l'écrivain conservateur Heather MacDonald dans les pages du Wall Street Journal, dans un article intitulé «Le Jihad privé».» Ajoutant : “Ils renvoient les agences de renseignement à une mentalité d'avant le 11 septembre, lorsque le simple risque potentiel d'une controverse sur la vie privée ou les libertés civiles l'emportait sur les problèmes de sécurité."

Dans le développement le moins surprenant du monde, - finalement -, la même Heather MacDonald dénonce de nos jours la «réaction excessive massive» et une «paranoïa complètement irrationnelle» à propos de la pandémie, prétendant à tort que le coronavirus n'est «vraiment pas bien pire que la grippe».

Elle est loin d'être la seule. L'analyste d'ABC, Matthew Dowd, a appelé à trouver un «équilibre entre la protection de la santé des citoyens et la protection de notre économie». À l'époque où il se disait encore républicain, cependant, Dowd était un stratège pour Bush, diffusant des publicités accusant son adversaire démocrate de «faire de la politique avec la sécurité nationale» parce qu'il critiquait le Patriot Act (loi contre le terrorisme). 

Cela va au-delà des apparatchiks républicains. Le sénateur du Wisconsin, Ron Johnson, a déclaré que «nous devons évaluer le coût social total de cette terrible maladie et essayer de mettre les choses en perspective», car «chaque décès prématuré est une tragédie, mais la mort est une partie inévitable de la vie». Il y a quatre ans, Ron Johnson était moins enclin à exprimer sa philosophie sur la nature de l'existence corporelle, lorsqu'il tapait à bras raccourcis sur son challenger démocrate, l'ancien sénateur du Wisconsin, Russ Feingold, pour avoir été le seul à voter contre la première version du Patriot Act. "Le monde est trop dangereux pour ça", déclarait l'une de ses publicités négatives.

Pendant des années, le parlementaire républicain Pat Toomey était un partisan invétéré d'une variété de mesures anti-terreur contre les libertés civiles, y compris le Patriot Act, les tribunaux militaires et le National Defense Authorization Act de 2011 qui a donné au président le pouvoir d’emprisonner les gens aussi longtemps qu'il le voulait, et de faire appliquer la loi par les militaires sur le sol américain. "Je ne peux pas m'asseoir et ne pas donner à notre FBI, notre CIA, notre NSA et notre ministère de la Justice les outils dont ils ont besoin", a-t-il déclaré avant de voter pour le Patriot Act. Maintenant, le même Pat Toomey est l' un des législateurs poussant Trump à se dépêcher de renvoyer les gens au travail au milieu de la pandémie…

Hypocrisie bipartite

La droite est hypocrite, ce n'est pas nouveau. Elle est prête à dire n’importe quoi pour atteindre ses objectifs politiques. Quitte à changer complètement de discours selon les circonstances. Et sans la moindre honte.

Pendant l'ère Bush, il s'agissait notamment de canaliser de l'argent vers des sous-traitants militaires, de construire un État de sécurité pour détruire tout futur mouvement politique de gauche et peindre les démocrates et les libéraux comme faibles et dangereux pour la vie des américains, de sorte que la sécurité corporelle et la sauvegarde des vies étaient le problème. Maintenant, l’objectif est de garder confortablement remplis les portefeuilles des riches industriels pendant la pandémie, et d’empêcher la prise de conscience par des millions d’américains des conséquences de décennies de bêtises économiques néolibérales. Il s’agit de dépeindre les démocrates et les libéraux comme des gens tyranniques et dangereux, donc la liberté à tout prix est aujourd’hui le problème.

Le drame est que le spectre politique étroit de l'Amérique est dominé par deux camps qui, de manière flagrante, ne croient rien de ce qu'ils disent et font peu d'efforts pour prétendre le contraire. L'un des deux camps, le républicain, a passé huit ans à être le parti du pouvoir centralisé au nom de la sécurité, avant de passer huit ans à hurler à propos de la tyrannie du gouvernement quand il est passé aux mains des démocrates, et soutient maintenant des mesures visant à assassiner tacitement des dizaines de milliers de ses propres citoyens. L'autre camp, le démocrate, a passé huit ans à mettre en garde contre le danger imminent et dictatorial d'un État centralisé de sécurité nationale, avant d'adopter rapidement et d'élargir ce même État de sécurité nationale pour huit autres années dès qu’il est parvenu au pouvoir.

Il est difficile de prédire exactement où un système politique peut aboutir lorsqu'il est dominé par des acteurs aussi cyniques que ceux-ci. Mais l'histoire suggère qu'une armée croissante de personnes désabusées et méfiantes à l'égard d'un ordre politique existant augure rarement d’un avenir serein pour ce dernier.

Branko Marcetic, le 13 mai 2020
Article paru dans le magazine en ligne américain Jacobin
Traduction et édition L’Autre Quotidien