Puisque nous sommes seuls. Par Claro

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Puisque nous voilà réduits à nous-mêmes, enclos et retranchés, astreints à un isolement en passe de devenir synonyme d’inaction, de stagnation, propice en apparence à la seule inquiétude, au repli, au malaise,

puisque cet isolement – que la rhétorique hygiéniste et militaire nomme « confinement » – est en train de devenir notre quotidien imposé,

puisque notre impuissance à agir s’étend de façon incommensurable, et qu’il ne nous est même plus possible d’offrir notre présence à ceux et celles que la pandémie emporte,

puisqu’il est même interdit d’approcher la tombe où s’effacent les proches,

puisqu’il nous reste, quoi ? l’humour du barricadé ? la peur de l’autre ? le tremblement des sentiments ? l’ écœurant magnétisme du moi ? l’inquiète occupation des heures ?

puisque cet isolement de tous et de toutes met à nu, de façon souvent cruelle, parfois obscène, les inégalités sociales,

puisque pour les uns, le « confinement » est brandi comme un retour à soi, la chance d’une mise au point, d’un « recueillement », même si cet écartement n’est bien souvent que la jouissance d’une condition sociale qui met à l’abri des privations, protège de l’entassement,

puisque pour les autres, les murs de la prison se sont resserrés, la vue depuis la fenêtre restant la même, la proximité des corps s’intensifiant dangereusement,

puisqu’il apparaît que, pour ceux et celles, qui depuis longtemps, avaient la chance de travailler chez eux, cette soudaine injonction à ne plus sortir de chez soi s’inscrit dans une troublante continuité,

puisque à tous ceux et celles qui devaient, chaque jour, fendre le réel de leur corps, la pandémie impose une « vacance » forcée, une mise à pied déroutante,

puisque la désinformation et l’inconscience gouvernementales nous ont pris en otage de leurs petits intérêts à court et moyen, et très médiocre terme,

puisqu’on tance les nantis en quête de produits consolateurs et de balades revigorantes,

puisqu’on matraque les délaissés cherchant encore et encore à respirer l’air saturé,

puisqu’être tous confinés ne signifie pas, en réalité, l’être tous de la même façon,

puisqu’un studio n’est pas un pavillon, qu’un palier n’est pas un jardin – qu’un lieu n’est pas toujours un espace,

puisque l’invisibilité devient peu à peu la doublure d’un haillon d’angoisse,

puisqu’une heure, une journée, une semaine sont désormais les mesures improbables d’une improbable survie, et que ces heures, ces journées, ces semaines n’ont pas la même valeur selon les individus,

puisqu’on promet des primes à ceux qui vont aller au charbon au risque de devenir eux-mêmes charbon et qu’on offre des tribunes à ceux dont le dernier loisir est de se mirer dans le diamant de leur privilège,

puisque cette étrange peste qui fait de nous tous des « Oranais » se plaît à accentuer le fossé entre possédants et démunis, même s’il existe des nuances, mais que valent les nuances quand pour les uns vivre c’est survivre et pour les autres continuer de vivre,

puisque l’Italie et l’Espagne nous observent depuis un passé qui sera notre futur, et que la distance s’est changé en durée, ce qu’ils ont vécu et vivent s’apprêtant à être ce que nous vivons et vivrons,

puisque nous allons devoir demain compter nos morts comme nous comptons aujourd’hui les heures,

puisque le mot de quarantaine est devenue une boîte de Pandore, et qu’en jaillit à chaque instant un flot d’amertumes, de ressentiments, d’aigreurs, de détestations, de jalousies,

d’égoïsmes – parfois, aussi, de solidarité, mais quel sens donner à une solidarité qui n’a plus pour foyer que soi-même et pour rayon d’action la limite de soi-même,

puisque c’est au sein d’un chez-soi claquemuré qu’il nous faut penser l’universalité d’un mal, et que le mètre carré où se tient – encore – notre corps est à l’image infiniment fragmentée de la planète,

puisque nous n’avons plus à consommer qu’une bouillie d’informations frelatées, et à digérer qu’un brouet d’injonctions contradictoires,

puisque chacun séparément fantasme via les réseaux un ‘tous ensemble’ qui vacille d’heure en heure,

puisqu’enfin nous sommes seuls, perdus, livrés non seulement à nous-mêmes mais aussi à l’absence de l’autre,

puisque le quotidien démobilisé n’est plus qu’un amas saturé de récits, de témoignages, de conjectures, d’espoirs, de frustrations,

puisqu’enfin nous sommes seuls au sein d’une solitude que nous n’avions jamais imaginée, une solitude partagée par tous bien qu’inégalement répartie, et violemment ressentie,

puisque nous allons peut-être vivre et peut-être mourir, tout entier confinés dans ce ‘peut-être’,

puisque certains pensent qu’au sortir de cette ‘crise’ quelque chose aura changé,

puisque certains se doutent que, non, rien ne changera vraiment, et que pour relancer l’économie l’Etat veillera à ce que nous nous vautrions vite dans la victuaille et les viscères de son veau d’or encore plus têtu qu’un phénix,

puisque ceux et celles qui maintiennent encore en vie les poumons de la société, les soignants, dont dépend le sort de ceux et celles qui maintiennent la libre circulation des aliments, de l’eau, de l’électricité, doivent seuls, sans argent ni moyen, endiguer la pandémie,

puisqu’il semble que nous n’ayons plus sous les yeux que des images et des phrases,

puisque la fièvre monte,

puisque la peur monte,

puisque la fièvre monte,

                                                il faut persister    insister    protester

il faut nous préparer à demander des comptes      à exiger réparation     à rappeler à nos gouvernants ‘confinés’ dans leur lâcheté coupable et leur cupidité ignare que nous ne sommes pas que des électeurs, que nos poumons ne servent pas qu’à expulser des voix censés les maintenir en équilibre au pouvoir, que leur cynisme mortifère nous insupporte, que leurs leçons de morale puent la contrebande, que ce que nous attendons d’eux, ou plutôt de ceux qui leur succéderont, c’est autre chose qu’un parfait mépris de notre très menacée humanité, que leur capital est minuscule – humainement – face à notre capacité de résistance même si notre capacité de résistance semble minuscule – économiquement – face à leur capital,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront, ne toléreront plus d’être pris pour de simples échos, d’ineptes réceptacles, d’une volonté marchande, d’un pur désir d’iniquité sociale à des fins marchandes,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront, auront compris que la santé n’est pas une marchandise, mais un droit, et que ce droit ne doit pas rester un privilège, monnayable au gré des fantaisies boursières, des tractations fumeuses,

ceux qui survivront, ceux qui se relèveront diront tout haut ce que, du fond de leur confinement, ils ont appris, au contact de leur solitude, de leurs enfants, loin de leurs proches, loin de leurs morts, et ce que cet enseignement, désormais, encore plus qu’avant, leur dicte —

puisque nous voilà réduits à nous-mêmes

puisque nous sommes seuls et des millions à chercher

dans cet isolement

l’élan qui nous rendra notre liberté,

             – la santé de la liberté     /      la liberté de la santé –

puisqu’il nous reste, quoi ?

un peu de temps à ne plus le perdre

            à ne plus le donner à qui le brade

Claro, le 21 mars 2020


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.