Métaphysique du Covid, par Natacha Samuel

Donc nous voilà entrés dans l’inédit. Tous. Du jour au lendemain, partout. Pas sûr qu’il y ait déjà eu une rupture aussi radicale dans l’histoire de l’humain, qu’un événement d’une telle ampleur se soit déjà produit. Du jour au lendemain, partout, nos existences ont muté. Intimement, collectivement.

Et la rue, elle est à qui ? Les sangliers de Marseille. Photo Julien Girardot

Et la rue, elle est à qui ? Les sangliers de Marseille. Photo Julien Girardot

Le capitalisme, et particulièrement le néo libéralisme, c'est l'oubli de la mort. Sa forclusion. Forclusion de la mort, donc de la vie. Forclusion de l’être. Le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant (que pour produire ?) l’illusion d’une éternité relative, d’une installation dans l’existence confortable et mesurable en terme d’espérance de vie. C’est ainsi qu’il capte nos libidos, l’espace de nos désirs, au profit de la production d’argent. Le réel de la mort est bien loin quand je réfléchis à mes prochaines vacances, quand je capitalise pour ma retraite, quand je choisis la couleur de mon papier peint ou me fais refaire le nez, quand je m’achète enfin une machine à laver ou quand je me mets au yoga, quand je me décide pour une nouvelle voiture, quand je passe un concours, quand je me réjouis de mes succès ou déplore mes défaites, quand je prends l’avion comme on change de chemise, quand j’organise des réunions ou travaille sur excel.

Or la mort c’est la démocratie absolue. C’est la vérité, le réel de l’égalité. C’est ce qui nous est échu en partage. L’oublier, la faire oublier - en refoulant les morituri derrière les murs des maisons de retraite, par exemple - c’est perdre le sens de notre commune condition, et avec elle la possibilité, l’évidence de la démocratie.

Nous sommes responsables. D’avoir voulu oublier la mort, de l’avoir troquée contre la télévision, les choses, les voitures, la vie dans les villes, la moyenne sans excès et sans conscience, l’éternité relative et béate. Le pacte avec le diable est scellé depuis longtemps.

C’est ce que m’ont appris mes premiers pas en Afrique : là tu vis dans la mort, avec les morts, avec la possibilité permanente de la mort. Tu y vis au coeur de ta condition, en pleine métaphysique. C’est rude, âpre, mais sain. Il y a peu de choses à acquérir. A Ouagadougou comme à Bamako toutes les maisons sont construites du même matériau, et il n’existe qu’une ou deux sortes de tasses ou d’assiettes, les mêmes vendues partout, que tu retrouves chez les plus pauvres comme chez les plus riches. Pas de divertissement libidinal pour l’oeil et le désir.

En Europe la mort a fait mine de se laisser oublier. Mais ferme lui la porte au nez, elle revient par la fenêtre.

Qu’est d’autre la civilisation hyper compétitive que ça : je gagne ma vie du prix de la tienne. Introjection et déplacement psychotique de la guerre, du meurtre. J’achète mon droit à vivre de ta mort. J’ai du boulot parce que tu n’en as pas. J’ai un appart parce que tu ne l’as pas. Je fais mon film parce que tu ne fais pas le tien. Je mange parce que tu es affamé. Toute notre organisation sociale est fondée sur cette mécanique là. C’est toi, ou moi.

Le désir de profit est l’oubli de la mort, sinon comment désirer accumuler ? Pour quoi faire ?

Ce virus aujourd’hui qui vient frapper à nos portes, c’est la mort qui se rappelle à nous. Elle va réorganiser toutes nos existences à partir d’elle, c’est à dire de notre réel. Nous entrons en métaphysique.

Natacha Samuel