PSA matricule 1984, par Tieri Briet

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Avant de repartir pour la mer Noire, j'étais devenu ce qu'on appelle un PSA. Une abréviation que je ne connaissais pas, et que la bénévole des Restos du Cœur venait tout juste d'inscrire au stylo bille noir sur ma fiche d'inscription. Je lui avais demandé le sens de ces trois lettres. Personne Sans Adresse, elle m'avait répondu, comme un petit électrochoc avec une voix de soixante ans mal réveillée.

Comme une malédiction aussi, les initiales de la précarité me retombaient dessus une fois de plus. Les mêmes lettres que le groupe PSA. Je ne sais pas si ça veut vraiment dire Peugeot Société Anonyme ou autre chose. Je chercherai. Parce que ce monde accélérait sa transformation en fabriquant de nouveaux acronymes qui d'un seul coup vous désignaient, vous aussi. Alors qu'on avait rien demandé. Alors qu'avant, quand même, il s'agissait seulement d'usines et de voitures. D'un autre monde qu'on pouvait raconter. J'avais répondu que j'avais une adresse puisque je recevais mon courrier au Centre Communal d'Action Sociale de Décines Charpieux, une petite ville juste à l'est de Lyon.

Je vivais et j'essayais d'écrire à l'intérieur de mon camion, garé sur un parking près d'une école, mais j'avais quand même obtenu cette adresse pour aller m'inscrire à la bibliothèque de la Part-Dieu, dont le silo abritait plus de trois millions de livres. Immense trésor qu'on pouvait emprunter ou venir consulter. Et c'était la seule chose qui comptait dans ma vie. J'écrivais un livre et j'avais besoin d'autres livres. En plus du calme et du temps qu'il faudrait pour construire une histoire, pour y retrouver mon chemin en essayant de raconter «d'autres vies que la mienne».

L'histoire de Fadwa Souleymane, c'est elle que j'essayais d'écrire en me plongeant dans le cauchemar de la révolution syrienne en 2011, en racontant aussi d'autres histoires, celle de ma grève de la faim face au CRA de Sète, l'histoire d'amour avec Juliette et celle de ma rencontre avec Zdenka, l'histoire de la petite maison abandonnée près de la mer dont j'avais fait mon refuge, sous les grands arbres où j'avais pu improviser un jardin d'écriture.

Je sais, encore une autre abréviation, mais je peux expliquer. C.R.A. signifie seulement une prison pour étrangers sans papiers. Ce que l'administration française désigne avec des mots qui dissimulent. Un Centre de Rétention Administrative où la PAF, la Police Aux Frontières, enferme les exilés pour 90 jours maximum, en attendant de les expulser vers n'importe quel pays qui voudrait bien les accepter.

C'est là, aux Restos du Cœur de Décines que j'avais rencontré cette fille qui s'était tatoué 1984 sur les doigts de la main gauche. Comme les mots HATE et LOVE en noir et blanc, sur les deux mains de Robert Mitchum au tout début du film de Charles Laughton. La Nuit du chasseur et avec mes enfants, j'adorais regarder ces images de la fuite qui suivait la rivière, juste après avoir fermé les volets de la grande maison de Fontvieille. Je ne connaissais pas encore le prénom de la fille au tatouage, je n'avais pas pensé à lui demander quoi que ce soit, mais quand je pensais à elle, je l'appelais avec les chiffres d'Orwell, et c'était comme un nom de légende avant de connaître juste un peu son histoire. Matricule 1984. C'était tatoué sur sa main gauche et on avait parlé un long moment des grands romans de George Orwell, en attendant qu'on nous donne à manger pour au moins une semaine. Et puis des autres livres, de ceux qui avaient pu nous ébranler pour longtemps : La Catalogne libre et Dans la dèche à Paris et à Londres.

Tieri Briet, le 18 juin 2019


Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».

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