Nous faisons notre part : une lettre d'une camarade au Chili

Photos de Mirko Yuras

Photos de Mirko Yuras

Nous avons passé presque une semaine avec l'armée dans les rues. Cela fait des jours que je veux écrire, mais c'est difficile de trouver le temps. Tant de choses à faire, tant d'informations à faire circuler… Je voulais faire le décompte des morts et des tortures, mais il n'y a pas de chiffres officiels, et ils bloquent de nombreux sites Web censés apporter ces informations.

Certains ont dit 18 morts, certains plus de 50, certaines disent que 12 femmes ont été violées, d'autres qu'il s'agit d'abus sexuels, d'autres mentionnent 121 personnes qui ont disparu, tandis que certaines institutions comme l'Institut national des droits de l'homme (INDH en espagnol) ne le confirment pas dans leur décompte quotidien d’abus.

Selon les chiffres communiqués par l'INDH le 25 octobre à 22 heures, 3.162 personnes ont été arrêtées (dont 413 pour possession d'armes à feu) et 997 blessées. Même si ce sont les chiffres les plus «officiels», ceux qui travaillent dans des hôpitaux ou assistent des gens dans la rue pendant les émeutes craignent que ce nombre soit bien plus élevé. Cependant, ils ne donnent pas de chiffres, car ils sont en service auprès des blessés et ils n'ont pas le temps de compter dans le chaos.

Il existe également une préoccupation importante concernant le décompte officiel des victimes, celui que la télévision rapporte, qui a perdu toute crédibilité. Mais il n’est pas possible - ou peut-être même extrêmement difficile - de trouver d’autres sources susceptibles de rendre ces informations publiques. 

Nous ne connaissons peut-être pas le nombre réel des victimes, mais les témoignages et les vidéos affluent, et le décompte se poursuit:

Une des choses qui m'a surpris, c’est quand un ami m'a dit qu’il avait trouvé une femme qu’ils connaissaient pendue à une grille avec des vêtements mal coiffés, des signes de viol et de torture… Ils l’ont laissée en vue pendant de nombreuses heures, alors je sais ce qu'il advient à ceux qui osent se battre… plus tard dans la journée, quelqu'un m'envoie la photo… Il y a une autre vidéo de quelqu'un qui cherche son ami, ou un être cher, je ne sais pas, dans une station de métro… vous pouvez entendre une voix. criant depuis un couloir bloqué qu'il est en feu, les personnes qui ont posé la vidéo ont déclaré que la police les avait laissées sur place et incendié la station. Nous connaissons des personnes, y compris des adolescents mineurs, qui ont été pendu par des menottes à un poste de police… il y a trop de ces histoires.

Nous ne connaissons peut-être pas les chiffres, mais peu importe s'ils sont 10 ou 1000 : ils sont trop nombreux.  

Pendant ce temps, à la télévision, on ne cesse de parler de «vandalisme».

Chaque jour, de plus en plus de personnes manifestent dans les rues. Au début, les manifestations commençaient à 17 heures, puis à 14 heures, puis à 12 heures. Certaines d'entre elles sont maintenant convoquées pour 11 ou 10 heures du matin, et des manifestants résistent même dans la rue après le couvre-feu. 

Certains ont le privilège d'être dans un magnifique parc où ils écoutent des chansons de gauche. Certains sont au centre-ville et font face à la police anti-émeute. D’autres, dans les rues de leurs modestes quartiers, se font tirer dessus par l'armée tout en luttant pour la dignité. Ou arrêtés, sans avertissement, directement chez eux. 

Il est difficile de démêler ces jours-ci le vrai du faux. Certains disent que le gouvernement a dépensé plus de 50 millions de pesos chiliens en cartouches anti-émeute, d'autres qu'ils prévoient un coup d'État, et laissent la situation pourrir pour pouvoir mieux le justifier. C'est difficile à dire, mais nous sommes certains que la violence militaire ne diminue pas, et même les chiffres officiels indignes de confiance le disent bien.  

La télévision et les médias officiels sont de jour en jour moins crédibles - pas qu'ils aient jamais été très fiables - montrant tous les signes évidents de manipulation de masse exposés par Noam Chomsky. Avant tout, ils cherchent à distraire des revendications en mettant l’accent sur le «vandalisme». Ensuite, ils montrent les pillages dans les supermarchés et les magasins - ce qui dans certains cas, des vidéos l’ont montré, se passe devant une police qui laisse faire, voire y participe. Ensuite, ils disent que la plupart des décès reprochés à l'armée sont ceux de “pillards”, victimes de ceux qui défendent leurs magasins. Ou ils montrent des corps calcinés qui portent encore des traces de tir visibles, mais dont la télévision dit qu’ils sont morts dans des incendies provoqués par des émeutiers.

Les grands incendies se sont produits dans des stations de métro sans aucune présence ou réaction de la police. Les bus incendiés au centre-ville n'étaient même pas en circulation et sont la preuve évidente de la stratégie du gouvernement visant à créer davantage de chaos afin de pouvoir ignorer les demandes et justifier la violence. 

La télévision passe des vidéos de militaires qui jouent au football avec des manifestants pour tenter de blanchir leur image. On montre aussi beaucoup une vidéo où des gens et des militaires s'embrassent : un événement qui a été suivi d'une fusillade de l'armée contre ces personnes. 

D'autres stratégies ont été appliquées pour monter les gens les uns contre les autres, en utilisant par exemple une initiative née de quartiers populaires ouvriers, consistant à revêtir une veste jaune pour nettoyer, et aider les voisins à traverser les moments difficiles, pour lui donner un autre sens. Les médias l'utilisent maintenant en les présentant comme « les personnes qui recherchent la paix et nettoient la ville parce qu'elles veulent que tout retourne à la normale ».

Nous ne pouvons pas connaître les chiffres, nous ne pouvons pas savoir à coup sûr, de toutes les informations circulant sur les médias traditionnels ou sociaux, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Mais nous savons que le gouvernement n’a pas trouvé de solution réelle, que la répression et la violence de la part des États s’aggravent de jour en jour, et que nous ne pouvons véritablement faire confiance qu’aux personnes qui s’unissent pour lutter contre l’injustice.

Une femme dans la cinquantaine m'a dit pendant que nous nous étions réfugiées derrière un kiosque pour échapper à un canon à eau : « Ils nous ont volé jusqu’à la peur, et nous n'allons pas nous arrêter », la phrase bien connue en Amérique latine que vous entendez beaucoup ces jours-ci…

Nous ne pourrons peut-être pas renverser le système néolibéral par nous-mêmes, mais nous faisons notre part.

Victoria Malbrich Roberts
Traduction L’Autre Quotidien