Délit d'outrage sexiste : vrai progrès ou coup de com' ?

C'est le troisième volet de la loi contre les violences sexistes et sexuelles qui doit être présentée en conseil  des ministres le 7 mars prochain, à la veille de la journée des femmes. Outre l'allongement du délai de prescription pour les viols et la fixation d'un âge minimal de consentement à l'acte sexuel, ce texte prévoit la verbalisation du harcèlement de rue -qualifié d'outrage sexiste et sexuel- qui serait sanctionné par une contravention.

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C'est une mesure que personne ne condamne mais qui est loin de convaincre, tant son application concrète apparaît compliquée. Marlène Schiappa a annoncé la verbalisation du harcèlement de rue, avec la création d'un nouveau délit d'outrage sexiste, qui sera le troisième volet de la loi sur les violences sexistes et sexuelles qu'elle présentera, avec la ministre de la justice, Nicole Belloubet, le 7 mars prochain en conseil des ministres.

La secrétaire d'Etat avait annoncé en septembre 2017 la constitution d'un groupe de travail composé de député.e.s proches de la majorité (LREM, Nouvelle gauche, Modem et les Constructifs) sur cette question du harcèlement de rue. Celui-ci a rendu public son rapport mercredi 28 février dernier. Il préconise une contravention de 4e classe d'un montant de 90 euros pour sanctionner "tout propos ou comportement ou pression à caractère sexiste ou sexuel qui soit porte atteinte à [la dignité de la personne visée] en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit qui crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante". Il s'agit de s'attaquer à "la zone grise située entre d’une part, la séduction, les échanges, les rapports et les contacts consentis et d’autre part, l’injure publique ou l’agression sexuelle, déjà caractérisées par la loi".

Le groupe de travail a pu aboutir à une définition de l'outrage sexiste bien plus large que le seul harcèlement de rue, puisqu'il vise tout l'espace public, ainsi que tous "les lieux affectés à un usage collectif", et recouvre "des comportements verbaux ou non, se traduisant par des regards insistants, lubriques, des sifflements, des commentaires évaluatifs sur la tenue vestimentaire, l’attitude ou le physique, une invitation insistante, une présence envahissante (obstruction du passage, suivre quelqu’un…)". Mais le rapport peine à expliquer comment les agents de la future police de proximité, qui seront chargés de sanctionner ces comportements, pourront concrètement verbaliser les auteurs.

Pour infliger cette amende de 90 euros -si payée immédiatement- à 750 euros, les policiers devront avoir constaté les faits. Ce qui fait dire à un syndicaliste policier, Yves Lefebvre, secrétaire général Unité SGP Police FO, invité à réagir sur LCI : "Pour nous, policiers, c'est impossible parce qu'on travaille dans la flagrance." Avant d'expliquer que "pour bien imager, il faut véritablement prendre la personne sur le fait, au moment où elle aura le geste, où elle tiendra les propos". Ce qui est, pour Yves Lefebvre, "complètement impossible". "On arrivera après, ce sera version contre version." prévoit le syndicaliste policier, qui assure cependant être "évidemment plus que favorable à cette mesure". Comme tout le monde, du reste.

C'est bien cette difficulté à faire appliquer la verbalisation de ce nouveau délit qui concentre les interrogations, y compris chez les féministes. Fatima Benomar, des Effrontées, a lancé une pétition demandant qu'on forme les policiers à ce nouveau délit. Dans le texte qui l'accompagne sur Change.org, elle raconte une expérience vécue le 13 juin 2017 sur le parvis de la mairie de Paris. Un jeune homme l'avait abordée "pour faire connaissance". Une invitation qu'elle avait calmement déclinée, avant que son harceleur ne l'insulte, au nez et à la barbe de trois policiers, qui se sont contentés d'éclater de rire. Pire, alors qu'elle demande à l'homme de répéter ses propos -"Je baise ta mère !"- l'un des policiers l'intercepte en lui intimant l'ordre de quitter les lieux.

Invitée à réagir hier sur LCP, Fatima Benomar expliquait que la mise en oeuvre de la sanction pourrait même créer une situation dangereuse pour les victimes. "J'a peur que cela ne devienne une double humiliation pour la femme. Elle vient de subir ce harcèlement (...), elle va voir le policier qui lui dit "écoutez je ne peux rien faire", il s'éloigne parce qu'il ne va quand même pas prendre le temps de la raccompagner chez elle, et elle se retrouve face au mec goguenard".

Fatima Benomar, que nous avons interrogée hier, se montrait d'autant plus sceptique, que la loi condamne déjà, y compris à des peines de prison, la plupart des actes de harcèlement ou de violences sexuelles -une main aux fesses en est une- ainsi que l'insulte publique -particulièrement lorsqu'elle est à caractère raciste, sexiste ou homophobe-, les menaces et l'exhibition sexuelle (1). Le problème est qu'elle est largement inappliquée. Si cette nouvelle infraction est "en déçà du harcèlement, je vois mal un policier infliger une contravention de 90 euros à quelqu'un qui n'a ni insulté, ni harcelé, ni agressé". Quant aux actes de harcèlement, d'insultes et de violences sexuels, "on ne peut passe contenter d'une contravention de 90 euros", estime la cofondatrice des Effrontées. 

Pour Fatima Benomar, il faut surtout "miser sur l'éducation, avec de vrais programmes contre le sexisme et l'égalité entre les femmes et les hommes". Elle demande aussi qu'on forme les policiers. "Lorsqu'un agent de police constate un acte de harcèlement sexuel, il doit être du côté de la victime, l'accompagner au commissariat pour lui expliquer ses droits et l'aider à porter plainte". La militante féministe voit d'un oeil soupçonneux le fait de récréer un nouveau délit qui serait "en deçà de ce que prévoit déjà la loi".

Quant à l'argument qui voudrait que le harcèlement suppose une répétition alors que le nouveau délit pourrait sanctionner des faits qui ne se sont produit qu'une fois, notamment des propos déplacés, Fatima Benomar s'interroge. "Si les propos ne sont ni insultants, ni répétitifs, il n'y a pas de raison de punir", estime-t-elle. "Si un homme arrête une femme dans la rue, lui dit "bonjour je vous trouve charmante", qu'elle lui répond "je ne suis pas intéressée" et qu'il part", je pense qu'aucune femme au monde n'a envie de le faire jeter en prison ni de lui faire payer une contravention". D'autant que les propos outrageants et dégradants sont déjà punis par la loi, comme nous l'expliquions plus haut (voir 1). "Ou bien, l'homme est dans l'insistance, la répétition, et on est dans le harcèlement", conclue Fatima Benomar, qui redoute que le nouveau délit d'outrage sexiste n'aboutisse finalement à déclassifier des faits déjà lourdement punis par le code pénal.

De là à soupçonner une secrétaire d'Etat, dont le budget est le plus faible de tous ceux attribués à des missions de l'Etat, de se livrer à des actions de communication qui ne coûtent rien ou pas grand chose, il n'y a qu'un pas. "En Espagne, il viennent de débloquer un milliard pour les seules violences faites aux femmes", constate la militante des Effrontées, alors que le budget du secrétariat d'Etat couvre l'ensemble des actions liées aux droits des femmes. "Hier, raconte Fatima Benomar, j'ai passé ma journée à tenter de mettre à l'abri une jeune femme victime de violences". L'agresseur faisait les cent pas en bas de chez elle. La porte-parole des Effrontées explique que la jeune femme en question a finalement pu être hébergée "chez un ami". "On en est là", accuse la militante, qui déplore le manque de places en hébergement d'urgence.

"On nous dit qu'il faut aussi tenir compte de missions qui supposent l'intervention d'autres ministères, mais c'est complètement faux", ajoute Fatima Benomar. Et de citer l'exemple de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) qui vient de fermer son accueil téléphonique par manque de moyens, car "elle n'a pas reçu un kopeck de plus depuis treize ans", alors que les signalement ont explosé depuis l'affaire Weinstein. Or, selon Fatima Benomar, la preuve que cet argument de l'interministérialité ne tient pas, c'est que ni le ministère du travail, ni celui de la justice, n'ont reçu de moyens supplémentaires pour suppléer à la montée en charge du nombre d'affaires de harcèlement sexuel au travail traitées par l'AVFT... 

L'AVFT a d'ailleurs été auditionnée par le groupe de travail sur le harcèlement de rue. Marylin Baldeck, sa déléguée générale, se dit, comme Fatima Benomar des Effrontées, "favorable à ce que les violences faites aux femmes soient combattues partout et tout le temps". Elle considère que le principal mérite de ce projet de loi est qu'on parle enfin du harcèlement de rue, un phénomène qui touche 87% des femmes dans les transports et trois million de femmes âgées de 20 à 69 ans qui sont impactées par la drague importune dans les espaces publics chaque année. "C'est une infraction qui aura une portée essentiellement symbolique et déclarative, explique Marylin Baldeck, et qui doit être un levier de conscientisation". Ce qui rejoint en partie les conclusions du groupe de travail pour qui la nouvelle contravention d'outrage sexiste a surtout une dimension pédagogique en permettant de "poser un interdit social". 

Pour autant, déclare Marylin Baldeck, "je pense que personne n'est dupe sur le fait que la nouvelle infraction pourrait déboucher sur une application effective". Or, selon Maryline Baldeck, "les mesures symboliques peuvent avoir de l'intérêt, à condition qu'on ne se contente pas d'en rester au niveau du symbole". "Que la ministre s'en fasse la porte-parole, c'est une bonne chose", considère la responsable de l'AVFT. Qui ne voudrait pas, cependant, que la création de ce nouveau délit ne soit "l'arbre qui cache la forêt" ni qu'elle serve d' "alibi au gouvernement pour masquer le manque de moyens affectés à la politique de lutte contre le harcèlement sexuel", notamment au travail. "S'il est, selon elle, difficile de prioriser le type d'action à mettre en oeuvre", la responsable associative, qui a dû annoncer la fermeture son accueil téléphonique, relève que les violences sexuelles et le harcèlement sexuel dans l'entreprise sont particulièrement graves, parce qu'il est difficile de changer de travail. Ce qui suppose des moyens importants pour accompagner juridiquement et psychologiquement les victimes, "alors que rédiger un texte législatif ne coûte pas cher", note la responsable associative. 

Marylin Baldeck met cependant au crédit du gouvernement d'avoir lancé un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans la Fonction publique, car "l'Etat employeur doit être exemplaire". Mais comme la plupart des associations féministes, elle déplore le manque de moyens global alors que Emmanuel Macron avait annoncé en novembre dernier vouloir faire de l'égalité femmes-hommes la grande cause nationale de son quinquennat. Marlène Schiappa, s'était félicitée de la hausse de son budget pour 2018. Après une coupe de 7,5 millions d'euros en 2017, soit 25% de l'enveloppe globale. Le budget 2018, de 30 millions d'euros, avait annoncé la secrétaire d'Etat à l'égalité femmes-hommes, serait "le plus élevé jamais atteint" sous un gouvernement français. 

Or, à y regarder de plus près, la hausse de l'enveloppe accordée au secrétariat d'Etat est loin d'être aussi faramineuse. En 2018, le budget consacré à l'égalité femmes-hommes (programme 137) est de 29,8 millions d'euros. Si l'on excepte l'année 2017, où il avait baissé de 25%, il était de 29,6 millions d'euros en 2016, selon Le Monde. Soit une hausse d'à peine 200 000 euros. Et il baisse en valeur relative. Les sommes affectées au secrétariat d'Etat représentaient 0,006 % du budget total de la France, contre 0,007 % pour le budget 2018 vanté par Marlène Schiappa comme exceptionnellement élevé. Un montant ridicule au vu de l'ambition affichée de faire de l'égalité femmes-hommes la grande cause du quinquennat Macron. Une préoccupation qui ne semble pas affecter Marlène Schiappa. Dans une interview accordée le 26 février au New Yorker, qui dresse son portrait, elle déclarait admirer "l'énergie et le volontarisme qui existent aux Etats-Unis". Avant de déplorer qu'en France, concernant la place des femmes, le réflexe est de demander "qu'est-ce que l'Etat peut faire pour moi ?". Elle annonçait au prestigieux magazine américain son intention de créer une task force afin de "prendre le meilleur de l'engagement public en France et de l'engagement privé aux USA". Une remarque qui montre à quel point les moyens budgétaires des politiques publiques sont loin d'être sa priorité.

Véronique Valentino

1) L'insulte publique est passible d'une peine de six mois de prison et de 22 500 euros d'amende. L'exhibition (dont masturbation en public) est punie de six mois de prison et de 15 000 euros d'amende, le harcèlement sexuel expose à une condamnation à deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d'amende (trois ans et 45 000 amende sous sa forme aggravée, en réunion, sur un.e mineur.e ou une personne vulnérable), les agressions sexuelles peuvent donner lieu à une peine de cinq ans de prison et 75 000 euros d'amende.

Lire le rapport du groupe de travail « VERBALISATION DU HARCELEMENT DE RUE » ici