La liberté au prix des fantômes de l'Avancée de la nuit.

Incandescence de l’amour et de la peur.

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Épopée amoureuse, récit politique et d’anticipation, Jakuta Alikavazovic réussit dans son quatrième roman, paru en 2017 aux éditions de l’Olivier à édifier une machine romanesque vertigineuse, autour de trois personnages, Paul, Amélia Dehr et leur professeur Anton Albers, tous marqués par des disparitions et dont les destins individuels sont étroitement liés à l’Histoire collective.

«L’avancée de la nuit» raconte la rencontre et l’histoire d’amour entre Paul, jeune homme de dix-huit ans qui vient d’arriver à Paris pour étudier et Amélia, une autre étudiante dont l’apparition est précédée de sa réputation, faisant d’elle d’emblée un personnage de roman regardé par tous, car sa chevelure rousse et sa beauté aimantent, et car elle vit – fait qui semble alors inconcevable – toute l’année à l’hôtel. Comme l’argent manque à Paul, qui vient d’un milieu beaucoup plus modeste, il est veilleur de nuit et s’ennuie en surveillant les écrans dans ce même hôtel de chaîne. C’est donc dans ce lieu standardisé et fonctionnel, un type d’hôtel dont Bruce Bégouta décortiqué l’expérience et la fadeur paradoxalement étrange dans «Lieu commun», que Paul et Amélia se rencontrent et se racontent, créent leur intimité.

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Tous deux suivent les cours et se disputent les faveurs d’Anton Albers qui enseigne l’urbanisme dans leur école d’architecture. Née à Buenos Aires juste après la seconde guerre mondiale, cette petite femme qui paraît asexuée et sans âge, passionne les élèves avec ses cours obscurs et visionnaires. Héritière de la folie meurtrière de la guerre, fille d’un ingénieur aux sympathies nazies et correspondant d’Albert Speer, Albers brosse pour ses élèves le portrait d’un monde que les hommes rêvent comme un lieu lisse et hyper-sécurisé, où la ville ne leur apparaît plus comme un lieu de protection et de civilisation mais comme le lieu de la peur, en particulier la nuit.

«Après n’avoir été rien du tout pour l’autre mais avant de devenir amis, et amants (ou amants, et amis), Paul et Amélia Dehr furent en compétition. Une compétition discrète mais tenace, et c’est elle qui l’emporta, ce qui à l’époque sembla une tragédie à Paul, avant de lui apparaître comme une bénédiction. A l’époque la vedette incontestée de leur université, de toutes les universités (croyaient-ils) était Anton Albers, et ils étaient plusieurs à attendre devant l’amphithéâtre à l’aube, longtemps avant le cours, afin de s’y assurer une place. L’attente, dirait plus tard Amélia, était le cours ; mais lui n’était pas d’accord, lui n’était pas d’accord du tout, c’est sous les auspices d’Anton Albers qu’il estimait être devenu qui il était ; ce qui à l’époque sembla une bénédiction à Paul, avant de lui apparaître, avec le temps, comme une tragédie. Elle était déjà qui elle était : il ne lui restait donc plus qu’à se défaire.»

Initialement déçu par une rencontre avec Amélia dont il attendait tant, Paul tombe amoureux, début d’une histoire d’amour déchirante qui va durer trente ans. Loin de sa réputation, avec le regard intime que Paul porte sur elle, la nuit, le personnage d’Amélia vacille en se racontant, rattrapée par la douleur et la folie avec le retour du passé. Ce passé est marqué par la figure en creux de sa mère, par l’impuissance de cette artiste engagée à Sarajevo dans les années 1990 à influer sur le cours de l’Histoire avec sa poésie, une mère dont la trace s’est perdue pendant le siège de la ville.

Sarajevo en  flammes 

Sarajevo en  flammes 

«Une dizaine d’années plus tôt, à la fin du 20e siècle, sa mère avait essayé d’empêcher une guerre, puis de l’arrêter, et elle en était morte. Amélia aurait pu et faillit s’arrêter là, la phrase disait tout, elle était correcte à tous points de vue, grammaticalement et factuellement, mais en même temps qu’elle disait tout, elle ne disait rien, ce n’était pas la langue qu’elle parlait, ce n’était pas celle qu’on lui avait apprise, aussi poursuivit-elle. Peut-on être contaminé par une histoire, se demanda Paul plus tard. Par des mots. Existe-t-il des récits qui tuent ? Mais qui tuent lentement, à petit feu, comme ces prises curieuses d’arts martiaux qui ne sont en apparence d’un contact, qu’une pression, et un an plus tard le cœur s’arrête soudain, comme de lui-même. Un crime parfait.»

Roman fascinant par sa construction virtuose, «L’avancée de la nuit» semble progresser par avancées et valses hésitations, reflet des sensations et des nuits intimes d’Amélia et de Paul, de l’indétermination du futur de leur amour, écho de l’histoire passée qui contamine et morcelle le présent. Le récit, porté pour l’essentiel par une voix narrative impersonnelle et froide, réussit à plonger dans l’intimité des personnages, à tisser par allusions le lien entre les peurs extérieures et intimes, à fouiller l’explosion des sentiments les plus intenses.

La puissance de ce livre appelle la relecture, pour en saisir tout ce qui se lit dans ses creux et les silences de ses personnages, pour suivre la construction d’orfèvre et les courbures de l’écriture, ses valses hésitations en miroir à celles de l’histoire d’amour de Paul et Amélia, à celle de la trajectoire d’Amélia, personnage épris de liberté au milieu des fantômes.

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L'Avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic, éditions  de l'Olivier
Charybde7 le 8/02/18

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