Marseille : à quoi ressemble la vie des 1400 évacués d'urgence et toujours pas relogés ? Témoignage 1

Évacué une première fois vingt-quatre heures lors de l'écroulement des immeubles de la rue d'Aubagne, ce riverain a pu regagner son domicile quelques jours avant d'en être de nouveau évacué le 9 novembre… C’est le début d’un parcours du combattant qui continue à ce jour. Jeune prof sans le sou, il se retrouve sans possibilité de se reloger. Son témoignage relate tous les murs et obstacles rencontrés de la part des services municipaux, couplage de dédain, de condescendance, de discrimination certaine. Ce témoignage sera en plusieurs parties. La première se concentre sur le jour de l'évacuation.

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Partie I : vendredi 9 novembre, l’évacuation.

Il est 7H30, j’entends, du fond de mon lit, des pas lourds et des bruits de portes sur lesquelles on tambourine avec insistance… même si je suis encore un peu endormi, je comprends tout de suite ce qui est en train de se passer… vu les événements de la semaine dernière… mon esprit se rétracte et se focalise sur une angoisse…. on va encore me demander de partir. Les yeux à peine ouverts, cette anticipation et le cortège de galères qu’elle annonce me font perdre tout le bénéfice de ma nuit de sommeil. Je me lève fatigué, las et en colère… ou du moins sur la défensive.

Le jour du drame du 5 novembre, et de manière tout à fait compréhensible, on nous avait déjà évacués pour 24h. Mon immeuble m’a l’air sain, et même si je n’occupais mon appartement que depuis quinze jours lors de cette première évacuation, j’étais confiant et me sentait en sécurité pendant la courte semaine de répit qui venait de s’écouler. Cet appartement, cet immeuble, ce quartier, c’était maintenant chez moi. Bien sûr, observer depuis ma fenêtre le travail des secouristes et des équipes de recherche, descendre dans la rue et être entouré de barrières et de barrages filtrants… tout cela teintait mon occupation des lieux du sentiment de vivre en zone de guerre. L’idée qu’à vingt mètres de chez moi huit corps avaient été retrouvés, l’idée que ces gens avaient dû être broyés par leurs propres murs me renvoyaient aux images familières du 11 septembre (j’écris une thèse sur la littérature américaine du 11 septembre à côté de mon travail d’enseignant) … de la chair humaine écorchée, déchirée et compactée par des masses de ciment, plâtre et autres matériaux minéraux, froids et implacables… Non, Je l’avoue cette période entre deux évacuations était simplement un cauchemar mais au moins j’étais chez moi entouré de mes livres, de mes photos, en d’autres termes, de ma vie.

Le bruit des pas lourds et des voix graves, le son des portes sur lesquelles on frappe ne laisse plus aucun doute, les pompiers sont en train d’évacuer l’immeuble. Je décide de sortir du lit, ils sont presque arrivés à mon étage, le dernier, pour leur ouvrir avant qu’ils ne tambourinent à ma porte et n’exacerbent un peu plus mon impatience vis-à-vis de ce désastre, de ce pourrissement qu’on a laissé s’installer au cœur de la ville. J’oublie que je ne porte qu’un t-shirt et un boxer. Je me dirige vers la porte d’entrée, je les entends, ils sont sur mon palier. J’ouvre et tombe sur un jeune pompier qui a l’air d’un ange, en plus d’être très beau, il dégage une gentillesse et une bonne volonté qui ont presque raison, sur le moment, de ma colère, mais je me rappelle que malgré son apparence angélique… il reste porteur d’une mauvaise nouvelle qui a encore aujourd’hui, quatre semaines après, des conséquences très lourdes sur ma vie.

« Oui, c’est pourquoi ? », j’ai un peu honte d’être aussi sec et dédaigneux avec quelqu’un qui est là pour ma sécurité… mais je décide de ne pas m’adoucir.

« Bonjour monsieur, il faut évacuer… on étend le périmètre de sécurité, la mairie prend des mesures de sécurité vous ne pouvez pas rester chez vous il faut descendre ».

« C’est une blague ? encore ? mais pour combien de temps ? »

« Au moins dix jours… »

« Quoi, c’est pas sérieux là ?! » ma question retentit dans la cage d’escalier et sonne plus comme une invective qu’une vraie question, de toute façon ce n’en est pas une… tout de suite, un policier monte les escaliers en courant, sûrement est-il là pour la sécurité des pompiers qui se feraient « mal recevoir ». Il me jauge et me regarde de bas en haut (mon t-shirt POWER TOP ne doit pas me donner l’air très sérieux…), « qu’est-ce qui se passe ? il faut partir monsieur maintenant, tout de suite ». Je décide de l’ignorer, on ne peut pas venir chez les gens et leur intimer l’ordre de sortir, bordel je suis en sous-vêtements, pas lavé, mon cerveau reptilien hurle les mots « café » et « clope ». Je me tourne vers le pompier, à ce stade je suis résigné mais j’essaie de feindre l’énervement…

« Très bien mais il faut me donner cinq minutes… je peux pas partir comme ça j’ai besoin de temps là… »

Il me répond, gêné : « Ok mais faites au plus vite, à 8h30 grand maximum il faut être au PC au bout de la rue sur le cours Lieutaud », je sens qu’il est mal pour moi, pour nous, je décide alors de quand même lui dire merci en essayant d’avoir l’air un peu plus amical. Je ferme la porte et reste là, les yeux fermés pendant bien 30 secondes, histoire de rassembler un peu d’énergie et de rationalité.

J’essaie de me dire de ne pas paniquer… d’une certaine manière j’y arrive… je me mets en action… bon dix jours… c’est bon tu prends ton sac de sport, ils ne vont pas t’évacuer trois semaines… il a dit dix jours c’est sûrement un délai pessimiste… J’avais entendu des rumeurs que des évacuations longues viendraient peut-être, mais non je ne veux pas y croire, ça serait catastrophique je dois finir de corriger ma thèse, merde la thèse, putain la thèse ! J’attrape le sac j’y mets tous les bouquins sur lesquels je bosse en ce moment, les pages corrigées par ma directrice, je prends tous les papiers qui traînent sur mon bureau, ceux de maman aussi, tout le courrier de la semaine que je n’ai pas eu le temps de trier… Réfléchis ! Tu oublies sûrement LE truc le plus important… quinze minutes ont déjà passé, le sac pèse deux tonnes et je n’y encore mis aucun vêtement… je réfléchis à prendre une douche et dire « merde je mange un morceau » mais non… c’est idiot j’entends tous les voisins qui s’affairent, j’arrive à comprendre que, eux, font leurs valises, à la vraie… Je fonce dans la chambre, j’ouvre la commode et j’attrape tout ce qui paraît mettable. Tour rapide à la salle de bain, une grosse serviette, la brosse à dent, du déo, dentifrice… s’ils m’envoient à l’hôtel j’y trouverais du savon et du shampooing. Tu oublies un truc important… c’est sûr… J’ai mes papiers, le double des clés de chez les potes, ma carte bleue… bon la base est réunie, on descend, on passe à la prochaine étape sinon je ne quitterais pas l’appartement.

Mon sac à dos est plein à craqué, mon sac de sport rempli de bouquins cogne contre les barreaux de la rampe de l’escalier, tout est déjà pénible. Je croise les voisins qui s’activent, qui remplissent des cabas. La voisine du quatrième est aidée par son neveux, elle est âgée se déplace lentement, elle m’a demandé de lui descendre sa poubelle la semaine dernière, elle doit être dans tous ses états… J’arrive en bas de l’immeuble, les gens dans la rue sont dépités mais se pressent et commencent à descendre leurs affaires aux pieds des immeubles. Je remonte la rue, j’arrive le premier sur le cours Lieutaud où un pompier me demande de faire la queue pour être enregistré et assigné à un hôtel par le personnel de la mairie sous une tente blanche. Là… je me pose tout, mes deux sacs au sol, je m’adosse contre un mur, j’allume ma première cigarette de la journée et cherche, sans succès, un mot plus fort que « putain ! ». Il est 8h15.

Les premiers voisins commencent à arriver aussi, la file d’attente derrière moi commence à devenir longue. Je repère mes voisins et d’autres visages qui depuis quinze jours commencent à devenir familiers. On est là on s’échange des soupirs d’exaspération, des sourires, des questions « t’es à quel numéro jeune ? Ah oui, c’est proche de la rue d’Aubagne ça ». Une longue file de Noirs et d’Arabes (dont moi)… C’est la remarque que je me suis fait a posteriori, 10 minutes plus tard, quand arrive une femme sur la fin de la quarantaine, plutôt bien habillée, elle tire une petite valise qui a l’air très pratique, je me dis qu’il faudra que j’en achète une comme ça pour mon prochain voyage… elle remonte la file d’attente sans regarder qui que ce soit, elle a l’œil rivé sur le pompier qui organise la queue :

« Bonjour, oui alors on m’a dit qu’il fallait se faire enregistrer ? Est-ce qu’on peut faire ça vite s’il vous plaît moi je travaille ! » Son ton est courtois mais il exprime aussi une impatience que, bien sûr, je comprends, nous la partageons tous à ce moment, cependant, il y a autre chose, je me dis que c’est quelqu’un qui est convaincu de son importance. Le pompier est un peu gêné, il est pris de court par la manière dont elle a foncé sur lui mais il a également l’air réceptif à son problème… « je ne sais pas madame ça n’a pas commencé encore, puis il y a une file d’attente ». Le pompier lui montre notre joyeux petit attroupement, son coup d’œil est bref : « Quoi tout ça ? Mais moi je ne peux pas attendre je dois être au travail à 9h30 ! ». De nouveau ce « moi »… comme si ce pronom lui était exclusivement réservé… Là, à mon grand étonnement, le pompier lui dit : « ah bon … si vous travaillez on peut peut-être vous faire passer en priorité ». Je fais un bond à l’intérieur de mon propre corps et objecte haut et fort : « Non mais en fait on travaille tous aussi… donc à ce compte on passe tous en priorité ». La femme se tourne, elle ne m’adresse pas un regard, elle demande à la dame derrière moi, puis à deux autres personnes, si eux aussi travaillent. Tout le monde répond oui. Elle se retourne vers le pompier, comme pour dire, de manière non verbale, « non mais allez, aidez-moi ! ». À ce stade, le pompier n’a pas d’autre choix que de lui dire qu’il va falloir faire la queue comme tout le monde… À cet instant, je me dis que si je n’étais pas intervenu, elle aurait joui d’un passe-droit, d’un privilège, mais à quel titre ? Je me retourne et je comprends… Dans les jours qui allaient suivre ce genre d’événements, ce genre d’exemples d’une société à deux vitesses, n’ont pas manqué… j’y reviendrai plus tard.

L’enregistrement est long et pénible, clairement les agents municipaux sont dépassés. Personne ne peut nous dire quoi attendre, personne ne peut expliquer la suite des événements. Bien sûr, on tente de nous rassurer en nous expliquant que les nuits en hôtel seront entièrement à la charge de la mairie, qu’une cellule de crise est en place à la mairie du 1-7 sur la Canebière, mais nous quittons le quartier avec beaucoup plus de questions et d’angoisse. Au bout de quatre longues heures, les deux bus mobilisés par la RTM démarrent pour nous répartir entre deux hôtels. Le B&B du Vélodrome et celui de la Joliette. On m’a affecté à celui de Joliette… qu’est-ce que je regrette ne pas avoir plutôt fui chez un ami. Il est 12h45.

Témoignage recueilli par Candice Nguyen