Poussé au suicide en Turquie : le nom de Mehmet Fatih Traş dans le vent. Par Tieri Briet

En marchant pendant des heures sous la pluie, j'ai fait des photos tristes dans les rues d'Istanbul. Le ciel est sombre mais j'essaie d'approcher les oiseaux, de photographier leur envol. J'avance un peu au hasard, une lente dérive psycho-géographique en direction du Bosphore. Dans les ruelles en pente, je m'efforce de retenir les noms de ceux dont je viens de lire les histoires ce matin. Des noms turcs, et j'ai du mal avec cette langue. Je fais très attention à ne pas laisser la tristesse m'envahir, celle qui me vient du suicide de Mehmet Fatih Tras, jeune enseignant en économie d’Adana. Il y a quinze jours, il s'est jeté du haut d’un immeuble de Mersin. Il avait 34 ans, il avait compris peu à peu qu'il n'aurait plus accès au moindre travail. Parce qu'il avait signé la mauvaise pétition, celle des « Universitaires pour la paix ». Il y a la mer à Mersin, je viens de regarder sur la carte de la Turquie. J'ai recopié les noms dans mon cahier en buvant mon café, Mehmet Fatih Tras, qu'ici on écrit Traş, Adana et Mersin, au nord de Chypre. Pour ne pas oublier et questionner Nilay sur cette histoire, tout à l'heure. Elle aussi doit avoir 34 ans, à peu près, et je ne sais pas de quelle manière son implication dans la solidarité avec Asli Erdoğan a pu la mettre en danger, elle aussi. Elle travaille pour une entreprise privée, son téléphone sonne sans arrêt et elle n'a pas perdu son sourire.

Dans Libération, juste avant mon départ, un article signé de plusieurs universitaires français racontait le parcours de cet homme jusqu'au jour de sa mort, à Mersin. Pour expliquer aussi précisément que possible : « Le suicide est l’aboutissement de la politique de répression telle qu’on l’analyse en Turquie. Et celle-ci ne concerne pas seulement les fonctionnaires révoqués et les prisonniers d’opinion. L’histoire de Mehmet Fatih Traş souligne l’immensité des zones grises de la persécution depuis le 16 juillet 2016, personnels temporaires, étudiants, lycéens. » Leurs mots me touchent et me font peur. Je les ai relus plusieurs fois en pensant à Ahmet, dont je n'ai plus de nouvelles depuis deux semaines.

Le texte parle de la vie nue. Anne se moque de moi quand j'utilise trop souvent l'expression. La vie nue : « La vie de ces personnes n’a désormais plus aucune importance pour le régime ; ce sont des «vies nues» au sens que leur donne le philosophe italien Giorgio Agamben dans son essai Homo Sacer, retrouvant ce que Hannah Arendt avait souligné pour les réfugiés apatrides de l’entre-deux-guerres, perdant le droit même d’avoir des droits. Privés des attributs élémentaires de l’humanité, ces hommes et ces femmes sont renvoyés à leur seule existence biologique qui peut alors s’achever dans l’indifférence complète de la société et de l’Etat puisqu’ils sont tenus pour des «sauvages».

Parmi les signataires de la tribune dans Libé, le nom d'Eric Fassin, le sociologue qui avait écrit sur les Roms et les politiques municipales de la race. Son livre m'avait marqué autant que ceux d'Agamben. L'article date du 9 mars, comme un fantôme dans mes bagages : « Turquie : de la répression au suicide », signé par un collectif d'universitaires où on retrouve aussi les noms d'Etienne Balibar, Sophie Wauquier et Véronique Nahoum-Grappe. Les seuls dont je connaisse un peu les travaux. J'aimerais les remercier. Leur solidarité me parle et le fantôme de Mehmet Fatih Traş m'escorte dans les rues d'Istanbul. Je voudrais leur dire que l'oiseau de mer qui s'envole à mon approche m'a d'abord écouté, lorsque j'ai lancé tout à l'heure, d'une voix aussi amicale que possible, le nom de Mehmet Fatih Traş dans le vent.

Tieri Briet, Istanbul, le 13 mars 2017

Tieri Briet

Tieri Briet

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». 

Blog perso : Un cahier rouge