Syrie • Rakka, l’accord qui fait jaser… par Daniel Fleury

“Colère de la Turquie après l’annonce du départ des combattants de l’EI de Rakka” titrait le journal Le Monde. Il commentait ainsi un reportage plus conséquent de la BBC, qui a, selon la chaîne, enquêté sur l’accord passé entre la coalition et les derniers occupants de Daech à Rakka, pour accélérer la fin des combats et permettre aux civils d’évacuer. 

D’autres médias parlent d’un accord visant à accélérer la libération d’une zone “pétrolifère”, en reprenant une dépêche AFP. Signalons tout d’abord que les gisements de Wahab, al Fahd, Dbaysan, al Kassir, Abou al Katat et Abou Katach se situent en zone désertique. Les puits de pétrole existants se situent au sud de la ville de Rasafa et de ses gisements, dont l’armée du régime syrien a déjà pris le contrôle en juin, avec l’aide russe et iranienne. Pour les autres, les FDS les reprennent à Daech ces jours-ci, avec des combats toujours aussi meurtriers.

Alors, bien sûr, si la ville de Rakka était aussi un noeud pour l’accès aux énergies fossiles, faire ce rapprochement, c’est vouloir faire sonner le nom de Kirkouk dans la tête du lecteur ou de la lectrice. Vous savez, cette ville et région d’Irak riche en pétrole que les Kurdes avaient colonisée paraît-il, et qui a été reprise par le gouvernement central irakien… permettant ainsi l’accord d’exploitation prochaine par un grand groupe russe à capitaux internationaux, que Barzani avait commencé à négocier ces mois derniers, avant que la région autonome du Kurdistan irakien ne se retrouve à nouveau réduite à ses frontières antérieures et quasi sous embargo.

Quelle est donc cette volonté de présenter les Kurdes de Syrie, et bien plus largement les Forces démocratiques Syriennes, comme des colonisateurs prêts à tout, y compris à passer des accords avec Daech, pour élargir richesses et territoire ? La campagne médiatique qui s’annonce est non seulement ignoble, mais issue en partie des déclarations du régime turc.

“La révélation selon laquelle les soi-disant ‘Forces démocratiques syriennes’ ont conclu un accord avec l’organisation terroriste Daech pour évacuer un grand nombre de ses terroristes de Rakka est extrêmement grave et édifiante. (…) Cet accord est un nouvel exemple que combattre une organisation terroriste en s’aidant d’une autre se traduira par une collusion entre ces deux organisations.” 

a déclaré le ministère des Affaires Etrangères turc par communiqué publié mardi, et diffusé dans les médias du régime et quelques autres qui auraient bien fait de se  taire.

Bel effet d’aubaine, pour assimiler une fois de plus le mouvement kurde et ses alliés à la barbarie terroriste de Daech.

Oui, mais quid du reportage de la BBC ? Je vous en laisse juges.

On nous présente les choses, dans certaines dépêches, basées sur ce même reportage, comme la fuite de milliers de combattants, négociée par la coalition et les FDS. Dans d’autres, on parle de “plusieurs centaines de combattants armés” et de leurs familles.

Le colonel Ryan Dillon, lui, porte-parole de la coalition en parle ainsi :

“Sur environ 3 500 civils qui ont quitté Rakka ce jour-là, environ 300 ont été identifiés comme de possibles combattants de l’EI. L’accord avec les FDS stipulait que les photos et les empreintes digitales de tous les hommes en âge de combattre seraient vérifiées pour éviter que des djihadistes connus puissent s’échapper.
Je ne peux pas dire avec 100 % de certitude que chaque combattant ait été identifié à son départ de Rakka. (…) Certains de ces combattants ont pu se glisser parmi les civils ou se faire passer pour un affilié local de Daech. Lorsque le convoi est parti de Rakka, il a été surveillé par les drones de la coalition, mais il a été décidé de ne pas le bombarder en raison de la présence des civils.”

Personne, à aucun moment, ne souligne que les FDS furent les forces combattantes au sol qui enregistrèrent des pertes humaines considérables depuis un an, dans cette opération de reconquête. Et pourtant hier encore, les reportages se faisaient élogieux. Plus personne ne souligne non plus que ces mêmes FDS ont oeuvré pour que l’administration provisoire de Rakka reviennent à des responsables de tribus et à des habitantEs de la ville détruite, dans un équilibre difficile, mais respectant par là, les déclarations faites déjà des mois auparavant. L’accord procédait de cette volonté de ne pas anéantir la population civile, pour garantir en partie l’avenir, avec celle qui n’avait pas participé de la barbarie.

Et quid du rôle et de la présence de forces spéciales de gouvernements européens à ce moment là, qui se sont intéressées de près aux combattants de Daech faits prisonniers ? Que sont-ils devenus ? Et d’envoyéEs de presse, qui eux, ont filmé des femmes de combattants françaises et leurs enfants ?

Une partie des combattants de Daech ont rejoint la poche d’Idlib, d’autres, des zones et poches que le régime syrien de Bachar d’un côté, les FDS de l’autre reprennent unes à unes.

La grande peur de voir des membres européens de Daech revenir en Europe et mettre à feu et à sang des capitales s’est répandue d’un coup. Le reportage de la BBC a été rapidement traduit et repris abondamment par les médias de la nébuleuse Poutine.
On commence même à avoir des déclarations gouvernementales pour “rassurer”.

Il ne fait pas de doutes que les arrestations opérées par la Turquie la semaine dernière dans les rangs de “combattants de Daech réfugiés en Turquie” préparaient une belle offensive de propagande médiatique. La question qui reste posée est bien celle de la porosité existante des frontières turques avec ces zones, alors qu’avec le Rojava, le contrôle est étanche. Daech a gardé ses bonnes habitudes et emprunté les passages habituels, dans la zone que le régime turc voulait transformer en tampon, et qu’il utilise lui, pour lancer des attaques sur les régions de la fédération Nord Syrie et ses cantons.

Le mouvement kurde ne peut guère être dupe de ce soudain branle-bas de combat autour de cet “accord”, similaire d’ailleurs à d’autres, passés à Mossoul, qui eux, ont lâchés bien davantage de combattants dans la nature, voire de responsables dont on ne sait où ils se trouveraient. Et que dire des “zones de désescalades” conclues entre le régime turc, protecteur de groupes qu’on ne peut guère qualifier de démocratiques, la Russie, l’Iran et le régime Bachar ? Bien sûr, les FDS seront demain désignés comme responsables de la situation, et non dignes de confiance. Encore moins de conserver l’armement fourni, sans doute.

La boucherie prend fin. Les coalitions diverses songent déjà au grand partage, et se liguer contre les Kurdes empêcheurs de tourner en rond, et leur projet politique pour la Syrie, peut devenir commode à bien des égards.

Dans ce flot de propagande bien ficelée, misant à la fois sur la peur du retour des djihadistes et les copiés collés médiatiques, plus personne n’ira chercher les connivences d’hier sur place, les Lafarge, le coton de Daech, les crimes de guerre commis, en Irak et en Syrie, que ce soit par Daech, le régime Bachar, les milices iraniennes, les factions djihadistes, les bombardements des coalitions…

Des combattants kurdes irresponsables auront pactisé avec Daech, contre le monde civilisé, et méritent pour cela qu’on se méfie à l’avenir, puisque leur parole pourrait être désormais mise en doute…” Gageons que ce discours va s’entendre et se développer…

Alors, finie la mode pour femme du battle dress dans nos médias féminins ? La menace est de retour ?

Ajouts du 17 novembre :

Nous en connaissons davantage sur ce “deal” aujourd’hui, par des témoignages de combattantEs étrangerEs présentEs à Rakka. D’une part, et là rien de nouveau, une partie des civils évacués avaient été équipéEs de ceintures explosives contre leur gré, en continuité du statut de boucliers humains que Daech leur faisait jouer depuis des mois. Ce chantage de Daech leur a effectivement permis d’évacuer des armes lourdes, ce que l’accord interdisait, et d’échapper aux contrôles. D’autres part, les combats étaient parvenus à un stade où les victimes civiles d’une part, les victimes au sein des FDS d’autre part, ne permettaient aucune avancée militaire, sauf à bombarder indistinctement davantage. (Les mêmes “accords” furent passés à Mossoul par les Irakiens). Le choix de guider les “évacués” vers les zones que les FDS allaient libérer une à une ensuite ne laissait guère de chances aux combattants de Daech, sauf si d’autres composantes sur le terrain laissaient passer ces combattants dans les secteurs qu’ils contrôlent, vers Idlib entre autres.

Les différents deals au sein des coalitions, et les contradictions géostratégiques entre les Etats Unis, la Russie, l’Iran, la Turquie, sont l’arrière fond. Les médias parlent ainsi beaucoup moins des déclarations toutes récentes du régime turc visant à reprendre le canton d’Afrîn par exemple, (composante de la fédération Syrie Nord), avec le silence complice de tous. On va même jusqu’à considérer ce canton comme une récente “conquête” kurde, dans les informations complaisamment diffusées.

Le mal est fait. Tous les démentis, témoignages, ne pourront effacer cette exploitation propagandiste d’une vidéo dont l’un des co-réalisateurs s’est déjà illustré dans la propagande anti PYD à plusieurs reprises, pour le compte de médias soumis au régime en Turquie.

Toute information complaisamment distribuée en tant de guerre, n’est donc pas à prendre et diffuser sans ouvrir les yeux sur son contexte.

Lire aussi : Le “sale secret” de Raqqa : La crédibilité de la BBC en jeu

English: Syria • Rakka, the agreement they’re all talking about…

Daniel Fleury, le 16 novembre 2017

Cette chronique vient d'être publiée par nos amis de Kedistan, le site d'information sur la Turquie, le Kurdistan et la région dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien.