Cinéaste, je suis accusé de « rébellion » parce que je filme des ouvriers en lutte, par Lech Kowalski

Arrestation de Lech Kowalski à Guéret, le 20 septembre dernier. Photo © Thierry Matonnat

Arrestation de Lech Kowalski à Guéret, le 20 septembre dernier. Photo © Thierry Matonnat

Alors qu’il filmait la lutte des salariés creusois de l’équipementier GM&S, le réalisateur Lech Kowalsky a été arrêté et a passé une nuit en cellule. Accusé de « rébellion », il sera présenté au procureur de Guéret le 15 novembre. Il le raconte dans cette tribune.

Le 20 septembre dernier, j’ai été arrêté alors que je filmais les salariés de l’usine GM&S en lutte qui occupaient alors la préfecture de Guéret, une petite ville de la Creuse, en France, à des centaines de kilomètres de Paris, du pouvoir centralisé. J’ai été arrêté par des gendarmes, une force policière composée de personnels militaires et placée sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur.

Mon arrestation n’a pas été réalisée lors de mon évacuation mais une heure plus tard, par des policiers dirigés par le directeur départemental de la sécurité publique en personne.

Au moment où on m’a fait entrer à l’arrière d’une voiture de police, j’ai vu un gendarme empêcher un cameraman d’une grande chaîne de télévision française de filmer. Je suis vite arrivé au poste de police, mais pendant le trajet, un des policiers m’a arraché ma caméra des mains. Au poste, j’ai raconté comment s’était déroulée mon arrestation et ma déposition a été officiellement enregistrée. Des agents ont pris mes affaires personnelles, m’ont posé des questions relatives à mon identité et ont fouillé mes poches et mon portefeuille. On m’a retiré les cordons de mes vêtements et j’ai aussi dû enlever mes chaussures.

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On a aussi prélevé mon ADN 

La pièce dans laquelle j’ai passé la nuit mesure 2,5 m sur 1,5 m. Un des murs, comme la porte, est en plexiglas épais. Des graffitis, des traces de crachats, de morve, de sang séché couvrent les autres murs peints en jaune insipide. Un des murs est flanqué d’un banc en bois. Des toilettes turques dans un coin — en clair : un trou dans le sol — en plein champ d’une caméra surélevée, hors d’atteinte et pourtant protégée dans une boîte en plexiglas. Un policier m’a dit que tout ce que je faisais était surveillé.

Juste au-dessus des toilettes, un lavabo. Pas de papier toilette. On m’a donné une couverture rêche, du jus et un repas froid passé au four à micro-ondes. Une lampe halogène éclairait vivement la pièce en permanence.

Après une nuit sans sommeil, on m’a mesuré, on m’a pris mes empreintes et on a photographié mon visage, mon corps et mon tatouage. On a aussi prélevé mon ADN. J’ai demandé pourquoi ; l’une des deux fonctionnaires de police chargées de ce prélèvement m’a répondu que c’était « obligatoire ».

Suis-je un criminel ?

Plein de gens dans le monde souffrent de torts et d’humiliations bien plus grandes que celles que je viens de décrire. Mais je me dois de souligner que ces actions procédurales — la prise d’empreintes, les photos, le prélèvement d’ADN — ont été pratiquées avant même que je puisse plaider ma cause en justice. J’ai aussi appris par mon avocat que ces pratiques — le prélèvement d’ADN et le fait de garder cette donnée dans un fichier national — étaient remises en question par la Cour européenne des droits de l’homme et que la France était sommée de les justifier par celle-ci.

Au lieu de « foutre le bordel », ils feraient mieux de chercher du travail 

L’infraction qui m’est reprochée a pour nom « rébellion ». Le 15 novembre prochain, je serai traduit devant le procureur de Guéret qui me demandera de reconnaitre ma culpabilité et d’accepter une peine pour une infraction que je n’ai pas commise. Il y a quelques jours, mon avocat m’a fait part des charges déposées contre moi. J’ai été choqué par les inexactitudes décrites par les gendarmes sur ce qui s’est passé avant, pendant et après mon arrestation. J’ai appris que la peine maximale encourue pour cette infraction était une amende pouvant aller jusqu’à 35.000 euros, et deux ans de prison.

J’ai aussi découvert, dans le dossier pénal, que le directeur départemental de la sécurité publique de la Creuse mettait en cause un cameraman de France 2, l’accusant d’exciter les manifestants.

Je n’ose pas penser qu’en fait c’est le regard des médias qui dérange les policiers et qu’il faut nous évincer à tout prix pour que ce genre d’opération se déroule sans trace filmée.

La nuit que j’ai passée en prison a été révélatrice, en ceci qu’elle m’a donné l’occasion de réfléchir à ce que j’avais appris au cours de ces six derniers mois, pendant lesquels j’ai filmé les salariés de GM&S en lutte. Macron, le président français, a dit de ces travailleurs qu’au lieu de « foutre le bordel », ils feraient mieux de chercher du travail. Des médias de masse, qui relaient le discours du gouvernement, décrivent ces salariés comme des dinosaures opposés aux progrès, des paresseux qui ne veulent pas travailler.

C’est loin d’être vrai. Certains de ces salariés travaillent là depuis 40 ans. L’âge moyen dans l’usine est de 50 ans. GM&S est comme une deuxième maison, pour eux. Aujourd’hui, ils se battent surtout pour conserver leur mode de vie qu’ils n’ont pu atteindre qu’après des années et des années de travail.

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Nous, citoyens, avons perdu toute illusion de vivre en démocratie 

Avant sa disparition, GM&S était le deuxième plus grand employeur privé dans une des zones les moins peuplées de France. GM&S fabriquait des pièces détachées pour Renault et Peugeot surtout. Ça n’a pas toujours été le cas. Avant de devenir « GM&S », l’usine — qui a maintes fois changé de propriétaire et de nom — avait une activité plus diversifiée. Comme tant d’autres, elle a été détruite par la logique financière à sens unique de ses actionnaires consécutifs. 

La lutte de ces salariés illustre en fait ce qui arrive aux ouvriers du monde entier, et cette histoire, leur histoire, porte bien au-delà du territoire français. En Australie, par exemple, les usines de fabrication automobile ont complètement disparu. Mais pendant la crise de 2008, qui a renfloué l’industrie automobile ? Les gouvernements, grâce aux fonds publics issus des impôts collectés auprès des citoyens. Comment une société ose-t-elle encore se dénommer ainsi, quand elle n’est plus qu’une agglomération de consommateurs ? D’où viendra l’argent pour consommer si les gens n’ont plus d’emplois ? Comment les actionnaires gèreront-ils ce dilemme ? C’est ce qui causera leur perte.

Dans le monde entier, les gouvernements sont incapables de gérer les problèmes sociaux abyssaux qui résultent de l’impact incroyable des multinationales sur nos vies. Pour moi, c’est très clair : nous, citoyens, avons perdu toute illusion de vivre en démocratie. Où sont les gouvernements, aujourd’hui, alors que les peuples ont besoin d’eux comme jamais ? Je filme la lutte des salariés de GM&S pour soulever ces questions [1]. C’est pour ça que j’ai été arrêté. Les oligarchies ont peur de mes images. J’ai été arrêté parce que je suis un cinéaste indépendant qui filme la réalité du monde qui l’entoure.

Photos © Revolt Cinema, sauf la photo de l'arrestation © Thierry Matonnat

Lech Kowalski (mail du 13 novembre 2017)

Portait express de Lech Kowalski

Né à Londres de parents polonais, Lech Kowalski  a vécu une enfance nomade aux Etats-Unis. Étudiant à l’école de  Visual Arts à New York dans les années soixante-dix, il rencontre Nam June Paik, pionnière de l'art vidéo et Shirley Clarke, l'une des innovatrices du cinéma vérité, qui influencera considérablement son travail. En 1981, foudroyé par l'onde de choc du punk anglais, il réalise DOA (Dead on arrival), un documentaire toujours culte sur la tournée américaine des Sex pistols. En 2002, il reçoit le prix spécial du jury de l'International documentary film festival d'Amsterdam pour On Hitler's Highway. Ce road-movie filmique, tourné sur la plus ancienne autoroute de Polongne, construite par Hitler pour envahir ses voisins de l'Est, met en valeur des personnages, acharnés à survivre, croisés sur cet espace où l'Est rencontre l'Ouest : prostituées, vendeurs ambulants, tziganes, contestataires, immigrés clandestins... Plus récemment, il a posé sa caméra à Uttica, ville sinistrée, pour un portrait poignant de l'Amérique des marges (I pay for your story), filme la résistance des petits agriculteurs en Pologne (Holy filed Holy war), à l'heure de la globalisation, ou la prise de contrôle de terres agricoles par les magnats du gaz de schiste (La malédiction du gaz de schiste). Aujourd'hui, il a entrepris de filmer la lutte des ouvriers de GM&S dans la Creuse.