Shanghai est une statue de granit, par Eric Schulthess

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Elle trône au beau milieu de la cité la statue juste en bas de l’aire de jeux pour les enfants un couple figé côte à côte sans doute un papa et une maman une fillette toute pitchoune debout sur la jambe gauche de la maman tous trois le regard porté vers un petit livre que le papa tient dans sa main comme un téléphone portable rien à voir en fait c’est du réalisme socialiste à la chinoise tu penses que c’est le Petit livre rouge de Mao qui leur donne cet air souriant mais tu en doutes un peu quand même tu t’approches de la statue en granit et te juches sur le socle pour regarder de près le livre toi aussi il ne ressemble pas au petit bouquin plastifié tout rouge que parfois des antiquaires veulent te revendre pour quelques dizaines de yuans du coup tu doutes tu t’interroges tu ne sais pas ce que le livre de pierre peut bien signifier alors tu vas tenter de discuter avec un monsieur qui promène son chien essayer tant bien que mal avec les moyens du bord avec les mots que tu connais tu lui demandes en lui montrant la statue et la main du papa livre Shū rouge Hóngse Mao Máo et le monsieur ne comprend pas tu répètes Máo plusieurs fois alors il te répond que non c’est pas le livre de Máo et tu comprends après quelques minutes de flou de phrases d’où ne ressort aucun mot de toi connu tu finis par saisir que la statue représente l’enfant unique la politique publique de contrôle des naissances mise en œuvre par la Chine jusqu’à récemment 2015 tu crois le monsieur te fait comprendre qu’avant c’était un seul enfant et aujourd’hui deux on a le droit pendant qu’il te parle et que tu écoutes ses mots prononcés avec douceur tu remarques une petite fille aux chaussures roses elle est montée au pied de la statue et joue avec son papa tandis que te parviennent les cris et les rires d’autres minots qui jouent un peu plus haut ici en Chine les enfants sont des trésors chéris par les gens les hommes et les femmes les badent les gâtent parfois trop leur parlent avec beaucoup de gentillesse se penchent vers eux comme devant de pures merveilles ça se remarque dans leurs regards ils ont les yeux qui brillent mais parfois s’échappe presque imperceptiblement d’un visage d’adulte la tristesse de n’avoir pu avoir d’enfant ou bien de n’avoir eu le droit d’en faire qu’un seul comme le glorifie la statue de granit cette once de tristesse tu la perçois dans le regard du monsieur au chien il a une fille il te dit et point d’autre enfant elle est grande maintenant sa fille elle travaille elle ne vit plus avec lui et il repart en te souriant avec son petit animal noir au bout de la laisse et toi tu sais en secret la chance immense que tu as d’être trois fois papa.

Eric Schulthess, le 7 octobre 2017

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