Anders Ericke, ce monde n'est pas le mien. Tombeau d'un apprenti poète qui venait de mourir en prison

Face aux chevaux et aussi loin des barbelés, impossible de ne pas penser à la maison centrale d'Arles, au bout de la rue Copernic. A cent mètres de la zone portuaire où on revendait la ferraille. Quatre miradors, avec au nord l'unité pour malades difficiles où trois gardiens avaient conduit Anders, entravé par une ceinture en cuir à bracelets redoublés de métal. Anders «parlait aux murs», m'a expliqué le médecin, oubliant que son patient venait de passer quatre ans à l'isolement, interdit de visites.

Putain, Anders ne demandait qu'une seule chose, rien que poser encore une fois la main sur un être vivant. Ce que l'administration pénitentiaire appelle une «médiation animale». A la prison d'Arles, ce sont des chevaux qu'on utilise pour ces rencontres avec des animaux qui apaisent et responsabilisent les détenus isolés, oubliés par leur famille. Des chevaux de Camargue, de préférence, parce qu'ils sont incroyablement calmes et confiants. Leur seule présence à quelques mètres vous réconcilie avec le monde des créatures en vie de l'autre côté des grilles de sécurité.

Et quand je roule à travers la Camargue, au milieu des grands marais où les chevaux passent leur temps à courir entre les aigrettes et les hérons, il m'arrive de garer le camion en bordure d'un chemin pour aller me frotter aux crinières des chevaux qui sentent la vase et la sueur du soleil.

Avant-hier, je leur ai annoncé la mort d'Anders, et que j'avais récupéré ses poèmes écrits en allemand au cours des quatre années d'isolement. L'enterrement doit avoir lieu après-demain matin, vendredi. Au cimetière des neuf collines où j'essaierai de lire son poème-testament aux oiseaux. Les chevaux savent qu'Anders attendait d'enfouir son visage de vieux taulard dans leurs crinières que personne ne peignait. Sauvagerie, pure sauvagerie d'une dernière rêverie avant la mort en prison. Et parce qu'elles portent aussi l'odeur des poussières dans le vent du vieux monde, là où les doigts du prisonnier viennent s'emmêler pour caresser l'animal.

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Sur la route du cimetière, un cirque est venu garer ses camions, avant les neuf collines et la cérémonie pour dire au revoir à Anders. Personne ici n'a assez de pouvoir pour échapper à la tristesse générale, la perspective d'un enterrement quand la moitié des femmes qu'on a aimées raconte dans les détails de quelle manière un type les a violées en toute impunité, ou bien comment une bande d'excités a pu les terroriser dans un wagon où se rejouait une scène d'Orange mécanique, mauvais remake qui continue quinze ans après de hanter leurs cauchemars.

Par chance, exilée dans une banlieue de Berlin, Marielle a bien voulu me traduire deux des poèmes qu'Anders avait écrits dans sa langue, au service des malades difficiles. Le dernier porte un titre que la plupart d'entre nous pourraient reprendre à leur compte, «Ce monde n'est pas le mien». En découvrant la traduction de son poème, au milieu des jeunes chats qui règnent de plus en plus en maîtres sur le campement, j'ai pensé que je n'étais pas du tout sûr d'arriver à le lire tout à l'heure, debout face au grand trou où on allait déposer son cercueil en silence. J'ai refait du café, joué un peu avec les chats et regardé le ciel qui se dessinait peu à peu de l'autre côté des lignes haute tension. J'avais peur maintenant que l'heure de l'enterrement approchait, mais je ne voulais pas que ma voix tremble en lisant chacun des mots d'un apprenti poète qui venait de mourir en prison.

Tieri Briet, le 19 octobre 2017

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».

Blog perso : Un cahier rouge

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Ce monde n'est pas le mien

Pourquoi ajouter un poème 

aux millions de poèmes

déjà écrits depuis des siècles ?

Pour expliquer

encore une fois

que le monde sous nos yeux

appartient à l'esprit des prisons

des parcs animaliers

et des grands camps de réfugiés 

que j'ai pu voir à la télé.   

Ce monde n'est pas le mien

je l'ai dit cent fois

mais tu n'avais pas envie

d'écouter mes histoires. 

C'est le monde des contrôleurs

et des gardiens qui attendent. 

Un monde de flics alcoolisés

et de verrous électroniques

où on oublie le corps des femmes

à peau douce en allant

vider ses poches avant la fouille

au cas où

j'aurais pu cacher mon poème

tout chiffonné

dans la tiédeur de mon anus. 

Anders Ericke, Arles, septembre 2017

Traduction de l'allemand par Marielle Leroi et Tieri Briet

Fleurs en papier, pour un peu de courage ce matin. Hélène Peytavi‎

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