Renversés, par Marie Cosnay

On était ou sentait qu’on était dans un monde renversé ou inversé.

Pas tant le monde qui était renversé mais les discours qui voulaient faire le monde ou l’influencer. Pas tant le monde que les hommes ou les femmes qui s’inversaient, se versaient, renversaient, traînant derrière eux les discours par lesquels ils voulaient non pas faire le monde mais quelque chose pour eux.

Quelque chose pour eux à toute force et tordant les discours et le monde qu’il faut faire en un tour de main ou tour de force. Ils voulaient quelque chose pour eux ou plutôt voulaient sans objet, voulaient comme des fous passionnés mais l’objet de passion, personne pour le nommer.

Dans un monde qui donne l’impression d’être tout renversé, un homme politique en course pour l’Elysée 2017 affiche des photos de lui petit enfant, les yeux clairs, regardant les nuages là-bas, les merveilleux nuages. La légende de la photo affirme : voici le réel.
On dit les bienfaits de la parole et de l’écoute, on sent un besoin impérieux de retourner aux places et aux dialogues - cependant que les hommes politiques en course pour l’Elysée 2017 passent au crible les paroles d’éventuels électeurs, au crible non de leur écoute mais de logiciels à saisir les temps forts ou faibles, les expressions, les moi je, les besoins et revendications.
Voilà un champ de discours débarrassés de locuteurs, un champ de paroles sans parleurs sans écouteurs. Les débats se polarisent méchamment sur les réseaux sociaux, je bloque qui dit mon contraire, je bloque ou insulte, dans la vie c’est un peu pareil et les jardins citadins sont séparés par des murs de bois ou de béton si hauts qu’on ne peut pas se parler tout en étendant son linge.
Etendre son linge est caché, privé, intime.
Les conversations, on ne s’y risque pas trop.
Les virtuelles ne sont ni meilleures ni pires mais cherchent davantage, quand elles sont conflictuelles, le dernier mot, le mot qui fait taire. Conflictuelles, sont sans terrain commun, sans langue partagée, sans la moindre des choses - qu’on cherche quand les terrains communs ne sont pas trop minés - : ne pas se blesser inutilement. 

Cependant le discours s’avance masqué, tel qu’il est il pourrait convenir à quiconque ou presque, si on va vite, si on file.
C’est au cas où il y aurait quelque chose à glaner, en ces temps de campagnes présidentielles.
On joue à qui a dit quoi et on a des surprises.
Par exemple qui a écrit cette phrase : « vous semblez appeler de vos vœux une société uniformisée, aussi grise que vos costumes, aussi pauvre que vos raisonnements binaires, aussi désespérante que les résultats concrets de votre coûteuse organisation. Nous lui opposons la richesse d’un monde heureux, de sa diversité, du respect de tous les peuples et donc des nations, un grand projet collectif au service de la liberté et de l’égalité des hommes. » ?
De quel côté l’uniformisation, la grisaille, les costumes, le binaire, le concret, l’organisation ? Qui est ce vous qui cumule tant de tristesses, d’atouts mortifères ? De quel côté le bonheur, la diversité, le respect et le collectif ? Selon l’auteur de la lettre, du côté de Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, la grisaille, l’argent de l’organisation, le costume gris. L’autre côté, c’est le Front National de Marine Le Pen. C’est elle qui signe la lettre à Zeid Ra’ad Al Hussein. On peut trouver des indices et quelque chose comme du soupçon dans le paragraphe ci-dessus, la disparition de la fraternité, peut-être mais avoue, ce n’est pas si facile.
Ce qui se livre tout de suite, dans ce paragraphe, c’est la joie le collectif et la diversité.
Comment mettre les mots de son côté.
Qui a dit que le vrai réalisme, ce n’est pas d’accueillir des réfugiés mais de les dissuader de partir ? Vrai réalisme et faux réalisme sont dans un bateau et tous les deux se noient, Jean-Luc Mélenchon avec, qui glane lui aussi là où il y a à glaner. Les élites trafiquent l’intelligence des Français (des vrais Français ?) qui comprennent eux, vrais électeurs, qu’on peut accueillir aujourd’hui mais demain beaucoup moins, et après demain, dit Mélenchon, etc.
J’ai entendu quelque part qu’on se sentait vivre dans un monde renversé.

C’est que si on demande du racisme, de la musulmophobie, on a l’offre qu’il faut, un panel d’offres, du plus au un peu moins, on compte les points, on n’est pas les seuls, Marine Le Pen compte les points, ne dit plus un mot plus haut que l’autre, s’occupe d’encourager à produire français, plus un mot plus haut que l’autre si ce n’est comme Mélenchon contre les élites qu’elle nomme l’hyper classe mondiale, on l’imagine, l’hyper classe mondiale, en costume gris, classe affaires, salariée d’une organisation, dit-elle au Haut Commissaire, fort coûteuse, Marine Le Pen compte les points, attend son tour, n’est pas raciste dans le sens où personne, écrit-elle, ne se définit par la pigmentation de sa peau, critique les grands universaux qui perdent de vue l’homme tel qu’il est, ne parle ni de réalisme ni de vérité, laisse ça aux autres, même pas trop ne parle de réfugiés, perd quand même au passage un peu l’homme de vue, tel qu’il est comme elle dit, tel qu’il est quand il est racisé, quand des décennies et décennies l’ont fait tel, voyons 1962 et la question du vote législatif, c’est bien à la pigmentation qu’on devinait, alors que parmi les rapatriés on ne savait pas qui avait demandé à rester ou redevenir français, qui pouvait ne pas l’être, à la pigmentation et au nom, voyons 2007 voyons 2016 dans les gares les rues les parcs, c’est bien à la pigmentation qu’on devine qui peut ne pas être national, vos papiers, qui peut ne pas être régulier, voyons Chevènement qui voit de ses yeux, voit une nationalité disparaître de Saint Denis parce qu’il croit, pas tout à fait comme Nadine Morano qui pense que blanc est une race chrétienne, croit que blanc est une nationalité, c’est tout à fait ridicule ce qui se dit ici, se lit, c’est l’impensé de la Vème république, d’un côté les blancs et petits blancs (dont on ne sait trop bien ce qu’on fera en métropole tant ils sont pauvres, soit dit en passant, parce qu’il faudra bien admettre qu’ils y rappliqueront), de l’autre les autres, allons-y, pigment, nom et religion signalés et les signalant, les autres, nom, pigment et islam, les autres d’Algérie, de statut civil local, dont on a cru jusque là qu’on voulait qu’ils soient français, sans blague, comme l’étaient aussi les Basques, les Bretons. Tout l’impensé de la Vème République, qui est allé sans mot, d’un bond, d’un modèle à un autre, comme si dans le premier modèle, colonisation comme joyeuseté d’assimilation, se cachait déjà bien sûr le deuxième, nom et pigments, tu votes pas, tu rentres pas, tu pas.
On sautait dans les années 80, vingt ans à peine, tombait dans les années fric, les années montée du FN, les années frontières fermées, les années Sabra et Chatila.
Trente ans (et quelques guerres lointaines à humilier plus tard), voilà où on en est. 
Voilà où on en est en France, en matière de musulmophobie ; on court après — et le parti historiquement nationaliste fermé et inégalitariste n’est pas celui qui court le plus ostensiblement. 
Il y a de quoi se sentir renversé.

Août 2016, plage des Catalans, tout près de l’endroit où Edmond Dantès, au début de ses aventures, rencontrait Mercedes, avant la ruse et l’emprisonnement au château d’If.
Un petit groupe de personnes, derrière, commente l’été.
Un jeune couple, à côté, se regarde, gêné.
Du vêtement de bain, les commentateurs de l’été passent au voile, du voile au danger informe, du danger informe au terrorisme, du terrorisme aux femmes, femmes qui portent les bombes, les portent sous les voiles et s’il le faut dans les burkinis, portent des bombes sous les burkinis, c’est sans parler de la délinquance qui.
Etc.
Excusez-moi, Messieurs-Dames, avec tout mon respect, a interrompu le jeune homme qui entendait malgré lui les propos.
Excusez-moi mais ce que vous dites est un peu raciste. Et voyez, ça nous blesse, ma femme et moi, ça nous blesse beaucoup. 
Le groupe s’est confondu : on ne veut pas blesser, pas racistes non mais, c’est que, vous conviendrez que.
On ne convient pas de tout mais peu importe car la moindre des choses, une sorte de terrain minimum de partage, s’est ouvert, par l’audace du jeune homme qui a dit vous nous blessez, par l’intrusion du réel d’une parole personnelle dans ces paroles impersonnelles qui s’emballaient et reproduisaient les débats médiatisés de l’été, par la volonté, sur laquelle on peut assez souvent compter, de ne pas personnellement blesser ; la fragilité en avant, le jeune homme y est allé, avec audace, une audace aussi polie que modeste.

Marie Cosnay


Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Nous sommes heureux de l'accueillir parmi les chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook.