Un soir entre la grande ville et la poubelle de l'humanité, par Candice Nguyen

 

C’est quelque part entre la grande ville et la poubelle de l’humanité, un soir, entre les tours de verre et les grains de sable. C’est elle, lui, qui se prépare. Le raffut des applaudissements, le silence de la loge et le calme intérieur. C’est le rouge de la robe, ce sang qui afflue à fleur de peau, des hommes, des femmes, encore des enfants, à se produire tous les soirs, le maquillage à outrance, la peau défaite, la chair des lèvres données non pas données, livrées, tombées, exhibées, aux yeux de qui, aux yeux de tous, à la faim, la faim de quoi, le soir, exigées, entre la grande ville et la poubelle de l’humanité.

C’est le temps arrêté, précieux, les pensées vides, le flottement hors de soi, de son corps, de sa vie, c’est le temps précieux, tous les soirs à la même heure, au même endroit, le temps de ces quelques instants pour elle, lui, qui se prépare, le soir, entre la grande ville et la poubelle de l’humanité. C’est le temps précieux avant ce qui doit et va arriver comme tous les soirs entre la grande ville et la poubelle de l’humanité. C’est la coiffure qu’elle, il, réajuste, c’est le tissu qu’on étire, la robe rouge qu’on repasse de ses doigts, c’est l’expiration et les yeux qu’on referme, c’est le calme d’avant l’entrée en scène. Et la chair et les sexes et les monstres et les rires. Et moi qu’est-ce que je fous là, entre deux couloirs, entre deux bâches, je ne suis pas là. Et moi qu’est-ce que je fous là, l’appareil en main, à prendre ça, ces moments précieux, à voler cette solitude, ici, je ne suis plus là, l’appareil m’en tombe, et la photo suivante de la pellicule est celle du jour, d’oiseaux multicolores, plumes jaunes, bleues, crête rouge, et comment je serais arrivée ici de toute façon, je ne sais pas. Je ne sais rien, je ne sais jamais rien sur le moment, j’ai juste toujours mon appareil avec moi. Et un an après, qu’est-ce que je saurais de plus quand ma mémoire se serait entre temps amusée.

Je voulais vous parler du vent, des pluies cévenoles, de l’alerte rouge et des trains dont on ne sait s’ils vont partir et puis j’ai bifurqué. Sur ces deux photo parmi mille autres, sur ce soir-là, quelque part entre la belle Bkk et l’infâme Pattaya, alors en fait j’ai aucune envie d’en dire plus là-dessus, c’est terrible, il y a des mots qu’on n’a pas envie de trouver. Mais comme j’ai commencé consciencieusement un billet, il va bien falloir livrer quelque chose, alors voilà une vidéo qui vous parlera elle du vent, et de l’insupportable clic du photographe.

Karina Sarkissova in 'Whirling'. Choreography by András Lukács. Stage: Vienna State Opera.

Candice NGUYEN


Notre chroniqueuse de l'ailleurs Candice Nguyen a quitté Paris sur un coup de tête pour Marseille où elle vit et travaille depuis 2008 dans l’éditorial et la communication digitale. Partage son temps entre la mer, les routes et l’aide à la diffusion d’artistes, à travers notamment la revue de photographie et d’arts PLATEFORM Magazine et son journal en ligne. Elle est en charge des chroniques pour L'Autre Quotidien.