Comment lit-on ? par Cannibale Claro

Comment lit-on? Que lit-on quand l'œil s'efforce de glisser sur la phrase alors qu'il lui faudrait s'y enfoncer comme un soc audacieux? On prend la phrase comme elle vient, dans son apparente continuité qui dissimule mille ruines. On lit, mot à mot, en idiot rassuré, alors que sous le doigt imaginaire qui suit la ligne ce sont d'autres lignes qui tremblent, des fractures conçues au millimètre par un artisan à l'écoute de ses fièvres.

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On ne sait jamais ce qu'on va lire, et pourtant on y va, on se laisse entraîner, mais heureusement il se produit parfois autre chose, autre chose que le souple vernis de l'histoire étirée, cadencée, et soudain on devient lecteur, c'est-à-dire spéléologue, on cesse de caresser les reliefs pour humer la tourbe, mâcher le calcaire, se blesser au silex. Non, on ne sait pas lire, et c'est cette ignorance qui nous rend poreux et sensibles. Nous voulons désapprendre notre langue. Non pas gambader bêtement sur le toboggan des vocables mais saisir à pleine main la fourrure de cette bête qui croît à la lumière des terriers. La phrase est là, apparemment écrite, et à peine y avons-nous apposé nos empreintes mentales qu'elle révèle, sous la peau syntaxique, son univers vernaculaire. C'est cela que nous cherchions, cela dont nous avions besoin; non l'assurance d'être rassuré mais l'invitation à l'exil. Derrière la phrase: des corps sous-entendus, des chairs infra-perçus, des instants innervées de pensée, et des perspectives, des fuites, des explosions, des retournements.

Rappelez-vous le début de la nouvelle de Fitzgerald, intitulée La fêlure : "Toute vie est bien entendu un processus de démolition". De même, toute phrase est sous-tendue par des forces qui la minent et le menacent, puisque ce qui est dit en un point du texte devra être éprouvé en la circonférence du texte dans son ensemble, si l'on veut que cette "catastrophe" qu'est la nécessité d'écrire puisse donner, depuis le centre nomade, à entendre son expansion et son explosion dans l'espace ainsi offert. C'est pour ça qu'on relit les livres, pour mieux suivre à chaque fois les déplacement du nœud de conflagration: il change tout le temps. Il explose ici dans le pan de mur jaune proustien, semble fulgurer dans le vert-morve de la mer joycienne, ressort par l'œil du cancrelat kafkaïen, irrigue les veines de boue de la phrase-tranchée de Claude Simon. La fêlure est voyageuse; elle est aussi contagieuse. Sa science ne conçoit que des monstres.

Comment voudrait-on lire? A l'abri des glissements? Loin des effondrements. Chez Guyotat, le corps devient un habitat politique que la phrase décompartimente en cadences ourlées ; chez Genet, c'est une fleur s'inventant mille et une déchirures susceptibles de tester de nouvelles textures rebelles. Chez Perec, on joue à l'échec afin d'irriter la peau du damier et de voir en dessous. Faulkner enfonce sa seringue dans l'impensé. Balzac invente la broderie sanglante (et cicatrise le romantisme). Partout ça travaille, ça défonce, ça renaît. Peu importe le prix à payer. La démolition est technique, donc passion, et la passion propice à la syntaxe.

Cannibale Claro


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.