Ni Obama ni Castro ! Entretien avec deux libertaires cubains

Concernant l'avenir de Cuba, nous préférons demander ce qu'ils en pensent à des libertaires cubains plutôt qu'à des analystes financiers qui calculent fébrilement les bénéfices à venir de l'arrivée de Starbucks à La Havane (on imagine déjà sans mal les pubs romantiques qu'on va tourner là-bas), des anti-communistes sclérosés ou des communistes momifiés. Ni Obama ni Castro, disent-ils. On aimerait bien. Parce que Cuba sans révolution et dirigé par des pantins de la CIA de Miami ou un évangéliste timbré, cela ne nous dit rien non plus. Il y a des choses à protéger là-bas. Une histoire. Des conquêtes. Et des gens.

Isbel Díaz Torres est biologiste et poète, activiste social comme l’historien Mario Gonzalo Castillo Santana. Tous deux font partie de l’Observatoire critique cubain, de l’Atelier libertaire Alfredo López et du collectif antiraciste Confrérie de la négritude, entre autres. Ils sont venus en tournée cet été en Europe pour faire connaître la campagne de souscription qui doit leur permettre d’ouvrir un local à La Havane. Voici leur point de vue libertaire et critique à propos de la réalité cubaine.

Débutons par les derniers événements officiels à Cuba. L’ambassade américaine est de nouveau ouverte. La visite du pape est proche. Que diriez-vous à propos de la situation politique, économique et sociale, sur les libertés, etc., sur ce qui se passe sur l’île en ce moment ?

Isbel : Cuba vit un processus soutenu et sans ambiguïté de restauration du capitalisme, il est dirigé par les élites politico-militaires au pouvoir sur l’île. Ce processus implique la libéralisation de l’économie, avec l’habilitation des mécanismes d’investissements étrangers connus, la renégociation de la dette extérieure, l’obtention de crédits à travers des organisations internationales, la promotion de « zones spéciales de développement » en dehors des législations du travail en vigueur et avec la flexibilisation nécessaire pour que les sociétés étrangères puissent agir librement, entre autres choses. Ils comptent avec le soutien enthousiaste de la majeure partie de la population, qui manipulée par les médias d’information (appartenant tous à l’État), croit que ces « ouvertures » auront un sens positif pour leurs économies domestiques, en particulier les mesures visant à promouvoir la propriété privée, sous la forme de petites entreprises appelées « indépendantes », qui sont en fait les germes de la classique exploitation d’un groupe de personne par d’autres. Tous les changements économiques de ces dernières années n’ont pas été suivis de changements dans les structures. Elles persistent dans un schéma antidémocratique à ne pas être participatives, à ne pas être transparentes, elles sont accompagnées de la répression de la pensée et contre toute forme d’expression libre. À Cuba, il n’existe pas de mouvements sociaux, et la représentation politique est légale uniquement pour les instances du Parti communiste de Cuba et l’Union des jeunes communistes, deux institutions bureaucratisées qui n’ont de « communistes » que le nom. Voici quelques-unes des mesures prises : les prix des produits dans les points de vente en devises étrangères ont augmenté jusqu’à 240 % de plus que leur valeur ; on avance dans l’application d’un système fiscal complexe qui établit 19 types d’impôts, 3 contributions et 3 taxes ; une nouvelle loi de sécurité sociale a été adoptée, elle a augmenté de cinq ans l’âge de la retraite ; on ne cesse de réduire la quantité d’aliments que l’on distribue mensuellement à la population grâce à des subventions de l’État ; des réductions de dépenses publiques ont lieu dans les domaines de la santé (fermetures de centres médicaux et de cliniques, concentration des services spécialisés), dans la culture (réduction du budget, suppression de prix d’honneur), dans les sports (réduction du budget), tandis que s’accroissent la reconnaissance et la légalisation de la propriété privée et des petits négoces privés ; à partir de 2011 ont été lancés les licenciements de milliers de travailleurs du secteur public de l’État, afin d’atteindre le chiffre de 1,5 million de personnes licenciées en cinq ans ; la militarisation de la société a continué, avec la nomination au sein du Conseil d’État, du Conseil des ministres, du Bureau politique, du Comité central et de l’Assemblée nationale de hauts chefs militaires fidèles à Raúl Castro et à son programme. On peut noter la prise d’indépendance vis-à-vis de l’État des sociétés subordonnées à l’armée, qui contrôlent des secteurs tels que la production agricole, des info-communications, de la sécurité de l’environnement, des investissements, du tourisme, de la construction, et de tous les secteurs stratégiques en plein essor. Enfin, l’adoption d’un nouveau Code du travail qui favorise l’exploitation privée des travailleurs, qui ne garantit pas la participation des travailleurs à la gestion et à la prise de décisions, ce Code du travail réduit les congés payés pour les employés dans les entreprises indépendantes de l’État (on ne leur donne pas le droit d’établir des conventions collectives du travail), il laisse hors de son champ d’application les coopérativistes et les autres travailleurs, il cache ses règlements connexes et ne reconnaît pas le droit de grève.

Une de vos préoccupations est l’écosystème et sa dégradation à cause de cette possible alliance avec le capitalisme sauvage. Qu’est-ce qui menace l’île ?

Isbel : Jusqu’aujourd’hui les travaux réalisés évitent ostensiblement les champs sociaux et écologiques, sans que les indicateurs de durabilité comme la « conservation », les « droits humains », la « participation sociale » puissent être vérifiés. Bon nombre des objectifs économiques proposés impliquent des actions avec un impact environnemental irréversible et négatif, notamment la déforestation et la surexploitation de l’eau associées au développement du tourisme, en particulier en raison de la promotion de terrains de golf dans toute l’île, y compris les réserves de biosphère comme la péninsule de Guanahacabibes. Ces terrains de golf sont associés à des projets immobiliers par rapport auxquels le pays propose des concessions de superficie pour 99 ans à des étrangers qui pourront ensuite acquérir leur propriété à perpétuité. Par ailleurs, il y a le maintien d’une matrice énergétique polluante basée sur le pétrole. Le pays continue à investir des millions dans les infrastructures. Après la modernisation intensive des centrales thermoélectriques réalisées il y a dix ans, il y a maintenant des travaux qui ont lieu à la raffinerie de Cienfuegos, un pipeline va de Cienfuegos à Matanzas, un stockage de 600 000 barils à Matanzas, un mégaport à Mariel qui a un coût d’un milliard de dollars, auxquels s’additionne également la mise en œuvre de techniques de fracturation pour extraire les gisements de pétrole les plus exploités dans le pays, situés à Boca de Jaruco. Comme dernier exemple, la promotion de technologies agro-intensives, en particulier la culture de semences transgéniques, c’est un autre domaine qui démontre que le gouvernement cubain ne reculera devant rien dans sa quête de croissance économique. Aujourd’hui, entre les mains de sociétés militaires cubaines comme Cubasoy, et de manière non transparente, se développe l’introduction de cultures transgéniques dans l’agriculture cubaine, en particulier celles du maïs et du soja, qui font partie de l’alimentation humaine de base sur l’île. Le processus se fait sans informer la population des choix faits et des implications sanitaires et environnementales que cela suppose. De plus, le Centre d’ingénierie génétique et biotechnologie travaille à la production d’autres organismes transgéniques tels que la patate douce, la tomate, la pomme de terre, le riz, et une variété de poissons telle que la claria transgénique. L’actuel rapprochement avec les États-Unis implique un nouveau risque, puisque nous savons que 70 % des aliments transformés dans ce pays contiennent des produits transgéniques. En raison de la saturation du marché et de la forte opposition à leurs produits agricoles en Europe, les entreprises américaines de semences et plus globalement de l’agroalimentaire ont tourné leurs regards vers la Chine et l’Amérique latine pour augmenter leur croissance et leurs profits. C’est un jeu politicien à bon marché, ces grandes sociétés qui promeuvent les transgéniques ont formé la Coalition américaine de l’agriculture de Cuba (USACC), avec l’objectif « noble » de parvenir à la levée du blocus, mais en fait, elles cherchent à élargir leurs marchés.

En tant qu’opposants libertaires êtes-vous surpris par ces dernières transformations ? Souffrez-vous de la répression afin que pour le pouvoir tout fonctionne comme prévu ?

Isbel : Il n’y a pas de surprise possible, puisque les anarchistes de l’Atelier libertaire Alfredo López alertent depuis cinq ans sur le caractère réel du système cubain. Il n’y a eu aucun changement au sommet de l’État, mais maintenant ces changements ont lieu avec un certain rythme et à visage découvert, ils confirment nos dénonciations. Bon nombre de changements, en particulier les plus cosmétiques, répondent aux revendications systématiques de l’opposition de droite sur l’île : l’accès à la téléphonie mobile, l’accès aux hôtels de luxe, la suppression des interdictions pour voyager hors de l’île, la libéralisation de la commercialisation des maisons et des voitures, la professionnalisation des sports, le développement de l’accès à Internet. Si nous observons ces changements, nous obtenons une image déformée de la réalité sociale, sur laquelle ces mesures ont un très faible impact au niveau populaire, et cela contribue à la croissance des inégalités, cela provoque ainsi une stratification évidente et immorale de la société, avec la mise en place d’élites entrepreneuriales, d’élites militaires et politiques qui se répartissent les bénéfices. Pour les libertaires cubains, nos exigences ont eu une réponse contraire à nos souhaits. Cependant, le système continue à nous rendre invisibles, la stratégie implique des mécanismes de répression plus sophistiqués et différents des traditionnels passages à tabac et des arrestations irrégulières avec lesquels ils traitent la traditionnelle dissidence de droite. Nos militants ont reçu des menaces personnelles de la part des agents de la Sécurité d’État, une organisation qui cherche à infiltrer ses agents dans nos rangs. En outre, ils font pression dans nos lieux de travail afin de nous discréditer, nous accusant d’être des contre-révolutionnaires employés par l’empire yankee, des agents de la CIA, usant de toutes les calomnies qu’ils peuvent inventer. Un de nos militants a perdu son emploi à deux reprises en raison de son militantisme libertaire, mais cela ne nous intimide pas. Nos téléphones sont en permanence sur écoute et toutes nos actions sont surveillées par des policiers en civil. Toutefois, comme depuis longtemps nous avons renoncé à l’anonymat et au travail clandestin, rien de tout cela ne nous arrête. Le pire est que ces activités du ministère de l’Intérieur interfèrent souvent avec nos efforts pour travailler auprès des communautés, et elles nous empêchent d’élargir notre groupe.

Qu’est-ce que l’Observatoire critique cubain ? Comment est-il né et quelles activités développe-t-il ? Quelles sont les difficultés que vous avez à surmonter ? Avez-vous le soutien des gens ?

Isbel : L’Observatoire critique (OC) a eu deux périodes. Jusqu’en 2014, c’était un réseau qui réunissait la somme qualitative de plusieurs projets socio-culturels qui, à partir d’un réseau de collectifs autogérés, contribuaient à l’élaboration de contenus libérateurs et populaires latents dans la société cubaine. Des chercheurs, des critiques, des professeurs, des artistes, des promoteurs culturels, des militants communautaires, des journalistes et des membres de mouvements émergents ont partagé un espace de diversité, de dialogue et de solidarité. Sur la scène cubaine et celle du monde, nous avons analysé et nous avons articulé des expériences, des pratiques et des connaissances libératrices comme une alternative aux aliénations capitalistes, autoritaires et coloniales.

Le réseau fut la conséquence naturelle (et souhaitée) des événements annuels parrainés par la chaire Haydée Santamaria depuis 2006, mais il a consolidé son fonctionnement à partir de 2009. Depuis lors, le projet global s’est développé considérablement grâce à de l’apport de nouveaux activistes, approfondissant leurs positions, et à la créativité de leurs dynamiques organisationnelles.

À partir de 2015, cependant, après avoir analysé notre influence réelle et la crise née dans plusieurs des projets constitutifs, l’OC a cessé d’être un réseau, il est devenu un collectif d’activistes auto-organisé par les membres qui croient possible, aujourd’hui et demain, un monde où la vie quotidienne donne accès à la liberté et aux pleines potentialités de chaque habitant de la planète. Nous nous définissons comme anti-impérialistes, anticapitalistes, antiautoritaires, écologiques, respectueux de la pluralité et de la diversité, antiracistes, antisexistes, solidaires, horizontalistes, antibureaucratiques et antimilitaristes.

Notre but est de créer des espaces libres de tous rapports de domination et de promouvoir l’activisme lié aux principes adoptés par notre projet. Pour ce faire, nous apportons nos critiques et nous faisons des propositions concernant la réalité politique et sociale, nous agissons au sein des communautés, nous dénonçons la réalité politique et sociale, nous opérons sur des plates-formes technologiques, nous appelons à des réunions, et nous nous concertons pour rester en accord avec nos idées. Notre espace décisionnaire et souverain est l’assemblée de nos membres.

Les difficultés sont les mêmes que celles précédemment signalées, les anarchistes qui font partie de l’Atelier libertaire Alfredo López font également partie de ce collectif plus pluriel.

En termes de travail, qu’est-ce qui se passe dans les centres de travail ? Y a-t-il du chômage ? Y a-t-il de l’exploitation ?

Isbel : Les luttes ouvrières des XIXe et XXe siècles ont été occultées grâce à l’action de l’actuelle Centrale des travailleurs cubains (CTC), qui persiste à rester fidèle aux élites du parti, sans donner d’importance aux choix faits par le pouvoir. Cette centrale est orpheline d’un positionnement critique et véritablement anticapitaliste et antiautoritaire. Le XIe Congrès de la CTC, célébré en 1961, a confirmé la perte d’autonomie lorsque les délégués abandonnèrent presque toutes les conquêtes historiques du mouvement ouvrier : les neuf jours de congés maladie, la prime supplémentaire de Noël, la semaine de travail de 44 heures remplacées par les 48 heures, le droit de grève et l’augmentation de 9,09 %, entre autres. La CTC a été l’outil qu’a utilisé le gouvernement pour mettre en œuvre ses mesures récentes (les licenciements massifs, l’augmentation de l’âge de la retraite, l’adoption d’un code du travail anti-ouvrier, et d’autres). Dans les centres de travail règne l’apathie et le désenchantement. Avec un salaire moyen de 20 dollars par mois, les travailleurs cubains se rendent quotidiennement à leur poste dans les entreprises d’État sans espoir d’améliorer leurs conditions de vie, sans pouvoir se prononcer sur les décisions de leurs dirigeants, sans aucun contrôle sur la production et les destinées de celle-ci. Voilà pourquoi la perspective de voir arriver un nouvel exploiteur avec un visage plus moderne et plus technologisé (les sociétés d’investissement étrangères) a suscité un espoir dans ce secteur de la population. Les travailleurs ne veulent pas de négociation des conventions collectives du travail, ni des congés payés, ni des organes de justice du travail… ce qu’ils veulent c’est un salaire actuel plus important que celui d’aujourd’hui, et s’il est en devise étrangère, ce sera encore mieux.

On parle dans les médias occidentaux de racisme et d’homophobie. Qu’en pensez-vous ?

Isbel : C’est vrai, on assiste à la réémergence à Cuba de différentes expressions du racisme et de la discrimination raciale, tant au niveau de l’individu qu’à celui de la société, au sein des institutions de l’État et les structures du pouvoir. La profonde crise des années 1990 et le retrait en partie de l’État, avec les ouvertures forcées qu’il autorisa alors, conduisirent à ce que le racisme, caché jusqu’alors, refasse surface. Cette fois-ci avec une charge de cynisme et une facilité incroyables. Ainsi, les réformes économiques actuelles liées à la libéralisation du marché, testées sans la plus minime des lois qui protègerait efficacement les plus vulnérables, ont permis dans la finalité l’expression de la discrimination raciale. Le racisme institutionnel est parvenu avec un total « naturel » aux exclusions pour motif de couleur de peau dans les microentreprises liées au tourisme, à la sous-représentation des Noirs dans les salles de classe à l’université, et à leur surreprésentation dans les prisons et dans les quartiers marginalisés. Cinquante ans après le triomphe de la révolution de 1959, au sein des populations d’ascendance africaine se reproduisent aussi les stéréotypes discriminatoires, et les normes de la consommation et les standards de la beauté sont aussi reproduits à partir des élites qui ont le pouvoir économique et politique. Ces élites ne font que suivre à leur tour les standards de la mondialisation.

Les lesbiennes, les gays, les bisexuels et les transgenres, nous avons obtenu des avancées importantes au cours des dernières années, après avoir subi une répression profonde pendant les décennies postérieures à la révolution de 1959. Dans tout cela, un rôle décisif a été joué par la présence et l’expression des problèmes dans le travail de plusieurs artistes. Cependant, l’élan principal a été donné grâce à l’implication de Mariela Castro (la fille de l’actuel président), avec un travail de visibilité et de sensibilisation de cette réalité. Lors du dernier congrès du Parti communiste cubain, il a été possible d’inclure un paragraphe dans la résolution finale qui reconnaît le droit des gens à ne pas être victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle. Cependant, l’inscription de ce paragraphe dans la loi et dans les pratiques réelles n’a pas encore été atteinte. Dans son essence, l’activité politique, tout au moins celle qui est légalement reconnue, reste entre les mains de certains secteurs et des autorités officielles, en laissant de côté (quand elles ne les taisent pas) les activités timides et précaires des acteurs indépendants. L’activisme LGBTI, par exemple, n’a pas réussi à placer la question de la discrimination dans le travail dans le cadre du nouveau Code du travail, en dépit du fait que beaucoup d’entre nous l’ont soulevée dans nos réunions ; mais la députée Mariela Castro l’a obtenu. Cela ne signifie pas, bien sûr, qu’il n’existe pas un activisme LGBTI dans la société civile ; mais son influence réelle reste négligeable ou quasi nulle en raison du système socio-politique actuel dans l’île. Voilà pourquoi les modifications du Code de la famille, importantes dans l’île parce que l’on dit qu’elles contiennent une proposition pour la reconnaissance légale du mariage entre personnes de même sexe, ont été reléguées durant plusieurs années.

Le jeune et indépendant activisme pour les droits des LGBTI à Cuba lutte pour une législation de fond qui légitimise nos droits et nous protège efficacement contre les discriminations dans la sphère publique, dans les institutions publics, dans la famille, ainsi que dans les services publics de l’économie étatisée et de l’économie privée ; pour que cette législation s’inscrive dans une loi générale contre la discrimination. Il exige également le libre accès des groupes indépendants (non des groupes étatisés) aux médias afin de développer des campagnes publiques contre la discrimination, pour amplifier les demandes, visualiser notre réalité et ses problèmes, et construire une collectivité. Bien sûr, la demande pour la liberté d’association fait partie de cette lutte, qui stimule la croissance de la société civile sensibilisée par la promotion et à la défense de nos droits. La communauté cherche la reconnaissance juridique des familles homoparentales, une base fondamentale pour une nécessaire légalisation de l’adoption et pour l’accès aux méthodes de base de la reproduction assistée ; comme la nécessité d’un changement de stratégie pour garantir la reconnaissance des unions légales des couples homosexuels, face à l’imminent changement constitutionnel qui se prépare aujourd’hui dans le dos du peuple.

Vous avez introduit le concept de mémoire historique…

Mario : Nous avons été au courant de ce qui a été discuté de façon intensive en Espagne, à propos d’un concept comme celui de la « mémoire historique » et de la diversité des positions qui ont été générées, et surtout comment ce concept a depuis été largement nationalisé et étatisé, et ce à propos de la mémoire collective en rapport à la guerre civile et à la dictature de Franco. À Cuba, cependant, quand nous parlons de la mémoire historique nous lui avons presque toujours donné un nom : populaire et prolétarienne, deux mots qui ont subi un discrédit quasi universel, et Cuba n’a pas été différente des autres pays à ce propos. Mais dans une société où le dispositif policier et culturel de l’État cubain a monopolisé à son avantage la représentation folklorisée de tout ce qui est populaire et prolétaire, et où les nouvelles sensibilités conservatrices et de droite ont supprimé ces mots de leur vocabulaire (comme ailleurs). Plusieurs d’entre nous, dans le circuit acrate de l’activisme contre le racisme et la colonisation culturelle, ont utilisé ces termes pour définir une action publique afin de se libérer du régime de l’amnésie officielle et de faire connaître les noms de combattants et des militants sociaux, les expériences libératrices, les espaces et les savoirs acquis dans le monde populaire et prolétarien sur l’île. Sinon, aujourd’hui il ne resterait que des traces de leur existence, nous serions condamnés à l’infâme mémoire historique du pouvoir et de ses intellectuels organiques (les cyniques ou les désenchantés, ou les militants enthousiastes qui produisent la même chose). Je pense qu’un élément important de nos efforts pour développer une perspective libertaire et antiautoritaire à Cuba doit passer par la production d’une autre mémoire historique pour l’avenir de notre société, une mémoire qui éclaire et contraste les alternatives qui ont existé face à l’ordre établi depuis plus d’un demi-siècle.

Qu’est-ce qui sauverait la révolution ?

Isbel :

● Sa volonté (à un certain moment) de s’élever comme une expérience politique-sociale-économique différente des démocraties bourgeoises qui dominent du monde.

● La portée universelle de ses services de santé et d’éducation (qui sont aujourd’hui en danger), bien que leur niveau de qualité laisse beaucoup à désirer.

● Son anti-impérialisme, en prenant pour acquis que cela a toujours été un discours partiel, il n’a pas inclus les pratiques impérialistes de la Russie ou de la Chine, aujourd’hui ce discours n’existe plus.

● Un certain sens de l’égalité et de dignité, qui persiste encore répandu parmi les gens du peuple, et qui est un outil fondamental pour identifier et démonter les injustices.

Mario :

● Les énergies de révolution spirituelle, de décolonisation culturelle, de dignification du monde populaire, le désir de la connaissance universelle qui dans certains secteurs sociaux et dans des moments spécifiques a généré l’événement révolutionnaire de 1959 à Cuba.

La gauche occidentale refuse d’être critique contre l’État autoritaire et blâme toujours l’embargo. Toute critique est capitaliste. Que leur diriez-vous à partir de votre regard libertaire et dans l’île ?

Isbel : Il n’est pas possible de continuer à penser que la répression, l’absence de liberté, la corruption, le manque de transparence ne sont condamnables que lorsque la droite est au pouvoir. Les régimes autoritaires qui s’autoproclament de gauche ont été l’expression sans équivoque de ces mêmes excès, et Cuba n’est pas une exception. En outre, il est impossible de construire le socialisme avec des réformes capitalistes. Un travailleur licencié est un travailleur licencié, à Cuba ou en Espagne. Je sais que Cuba a toujours été une référence sur le plan mondial par son opposition à l’impérialisme américain, mais il ne nous reste même plus cela, en raison du rapprochement en cours entre les États américain et cubain, et la levée imminente du blocus. Nous, les libertaires cubains, nous avons été seuls pendant des décennies, mais maintenant, avec l’émergence de gouvernements « progressistes » en Amérique latine, notre situation est moins particulière et nos luttes ressemblent aux luttes des libertaires du Venezuela, d’Argentine et du Brésil. Si vous êtes intéressé par Cuba, cherchez la vérité en dehors du discours officialiste (qui par essence méprise les luttes des exploités dans le monde). Je ne dis pas que mes mots sont les dépositaires de la vérité ; je dis juste qu’au sein du pouvoir détenu par les élites militaires et celles du parti qui dominent tous les médias sur l’île, définitivement, on ne trouve pas la vérité.

Mario : Je dirai que Cuba, en plus d’être une société qui a servi de référence pour la plupart des partis de gauche dans le monde, est une société avec un État, un gouvernement, des prisons, des quartiers bourgeois, des classes moyennes cosmopolites, des quartiers marginalisés, du racisme, du sexisme, des centralismes. Cuba en plus d’avoir d’importants indicateurs de qualité de vie que l’on peut montrer au monde, c’est aussi une société commune qui souffre de diverses attaques de l’étatisme, des impérialismes et du capitalisme national. Ces agressions ne diminueront pas, mais elles deviendront beaucoup plus évidentes et agressives, et les efforts dialectiques qui dans un passé récent ont servi de base au fameux « soutien critique à la révolution [l’État] cubaine », dans les années à venir ne serviront plus beaucoup. Par conséquent, nous faisons partie de ce monde qui souffre et qui fait face à cette machine normalisée d’oppression standardisée et globale qu’on peut trouver partout.

Face aux changements d’orientation des timoniers de l’État cubain, nous devons continuer à dire que le fait de maintenir des propos selon lesquels toute critique de Cuba est pro-capitaliste est un acte d’une grande arrogance idéologique et suicidaire, par rapport à la droite néolibérale pro-impérialiste cubaine qui gagne chaque jour plus d’espace et de disciples. La solidarité internationale doit servir de contrepoids à la solidarité de la droite internationale, qui est également bien consciente de ce que cela signifie de détruire le mythe de Cuba, malgré tous ses défauts.

Quels sont vos projets ?

Isbel : Il y a beaucoup de projets dans lesquels je suis impliqué. Le Garde-forestier est un projet écologiste qui s’est radicalisé au fil du temps. Je fais également partie du Projet arc-en-ciel, un groupe anticapitaliste et indépendant luttant pour les droits de la communauté LGBTI. La dernière création est la CUP (Consommateurs et utilisateurs protégés) qui essaye de pousser les gens vers l’autodéfense de leurs droits face aux abus et aux violations des institutions étatiques et privées cubaines. Mais le plus important, celui qui demande le plus d’énergie, c’est l’Atelier libertaire Alfredo López. En ce moment, nous lançons une souscription sur le net pour réunir en 2016 l’argent nécessaire pour acquérir notre siège : un centre social et une bibliothèque libertaires. Avec ce centre, beaucoup de nos difficultés pourront être résolues, et notre impact social sera énorme. Nous espérons pouvoir compter avec l’aide de tous et de toutes.

Recueilli par Juana VAZQUEZ
Équipe El Topo (Séville).

Traduction de Daniel Pinós
Groupe d’appui aux libertaires
et aux syndicalistes indépendants
de Cuba (GALSIC).


Source de l’entretien :
Una visión libertaria de Cuba
(publié en novembre 2015).
Source de la traduction :
Polémica Cubana
(janvier 2016).


pour souscrire au projet de création
d’un centre social libertaire
à La Havane :
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Pour l’envoi de matériel (livres, revues, CD, DVD, etc.), prenez contact avec le GALSIC (Groupe d’appui aux libertaires et aux syndicalistes indépendants de Cuba) : cubalibertaria@gmail.com

Pour soutenir les compas de l’Atelier libertaire de La Havane, vous pouvez faire parvenir votre aide sur un fond de soutien permanent qui sera à la charge de l’Internationale des fédérations anarchistes

Envoyez vos dons à l’IFA : Société d’Entraide libertaire (SEL) c/o CESL, BP 121, 25014 Besançon cedex (chèque à l’ordre du SEL, mention Cuba au verso) IBAN : FR7610278085900002057210175