L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'espace du Barbican à Londres dédié à celui d'Abdullah Ibrahim

Tout le monde et son ombre savent que Dollar Brand a été découvert en 1964 par Duke Ellington qui a reconnu un génie à l’oreille. Depuis Abdullah Ibrahim est encore plus concentré, plus incisif et plus spacieux. Enregistré au Barbican à l’été 2023, ce “3” est juste à tomber. Des raisons ?

Ses nombreux enregistrements acclamés témoignent d'un centre spirituel profond et d'un esprit musical aventureux. Le 15 juillet dernier, quelques mois avant son 89e anniversaire, Ibrahim et son trio Ekaya - Cleave Guyton Jr, flûte et piccolo ; Noah Jackson, basse et violoncelle - ont joué et enregistré deux concerts au Barbican Hall de Londres. Les concerts du 3 offrent des compositions du catalogue, des improvisations en solo et des reprises.

Le premier set a été enregistré sans public. Ses six morceaux comprennent une nouvelle lecture de "Barakat" ("Bénédiction"). C'est un morceau intime, délibéré et spacieux, dans lequel les trois instrumentistes se parlent autour d'une mélodie lyrique éparse ; par endroits, ils chuchotent presque, de manière plus suggestive qu'insistante. "Tsakwe" est vif, s'approchant parfois du hard bop tout en restant intensément lyrique et raffiné. Publié à l'origine sur l'album African Sketchbook de 1969, "Krotoa" est complètement revisité ; il révèle la mélodie dans un tempo plus lent, sans dissonance. "Maraba" met en évidence les racines gospel d'Ibrahim. Le tempo processionnel est révérencieux, mais grâce à l'interaction glorieuse entre la flûte et la contrebasse, il résonne d'une joie tranquille.

Le deuxième volume, auquel participe un public, s'ouvre sur une lecture exceptionnellement élégante de "In a Sentimental Mood" d'Ellington, introduite par un solo de piano squelettique avant qu'une flûte ne prononce les paroles. La contrebasse de Jackson ajoute de la dimension, de la texture et de la couleur assonante dans les accents, les remplissages et les apartés rythmiques astucieux. Après un solo de flûte labyrinthique, Ibrahim revient encadrer un changement de tonalité avant de conclure. Il est suivi d'un charmant solo de contrebasse de trois minutes sur "Giant Steps" de John Coltrane. La version de près de neuf minutes du classique d'Ibrahim "Water from an Ancient Well" constitue sans doute le point culminant de l'ensemble. Elle est introduite par un piano solo qui travaille les changements d'accords teintés de gospel avant que Guyton n'entre en scène à la flûte, mêlant gospel, blues et jazz. Jackson marche tranquillement en arrière-plan, établissant un dialogue entre les membres du groupe. Ibrahim reprend les indications du blues et y ajoute son phrasé. "Dreamtime" porte deux influences : la musique classique impressionniste et Ellington. La lecture de "Skippy" de Thelonious Monk commence par une ondulation de dissonances avant que la vamp immédiatement identifiable n'introduise le groupe. Ibrahim se retire alors que Guyton se lance dans un solo de piccolo accompagné par la walking bass fugace et boisée de Jackson. Juste avant de clore le concert, le trio propose une version improvisée plus longue et plus curieuse du merveilleux "Mindif" (le thème du film Chocolat de Claire Denis en 1988). Le spectacle se termine par "Trance Misson", un solo vocal de trois minutes d'Ibrahim qui est, par essence, à peine discernable, mais qui sert de bénédiction appropriée.

Enregistré dans les règles de l'art, chaleureux et totalement captivant, 3 met en valeur non seulement le pianisme virtuose d'Ibrahim, mais aussi ses approches emblématiques de l'harmonie, de l'interaction et de la communication quasi instinctive avec Ekaya. Dire qu’on le recommande n’est pas suffisant, faites-le découvrir à vos proches, c’est souverain contre la migraine des actus de droite en boucle.

Jean-Pierre Simard, le 31/01/2024
Abdullah Ibrahim - 3 - Gearbox Records