L'AUTRE QUOTIDIEN

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Ben Sakoguchi mixe l'ultra-libéralisme avec des oranges californiennes

Un autre registre de synthétiques suggestions se laisserait-il moins facilement tarir lorsquʼon tente de donner une idée de lʼart de Ben Sakoguchi — de cet art si imagé, si profus en éclats visuels semés de partout, que seul le recours à lʼimage peut, à son tour, je ne dis pas en définir les propriétés, mais en restituer un peu les sensations ?

Ben Sakoguchi, La Vie en Rose Brand, 2008 Acrylique sur toile, cadre en pin — 25,4 × 27,9 cm Courtesy de l’artiste et galerie G-P & N Vallois, Paris

Quels vocables rendront l’allure de cette œuvre houleuse, tumultueuse, jamais cependant gâtée par les brouillis de lʼà-peu-près (autre rencontre avec Goya, cet anarchiste discipliné de la toile) ? Sont-ils communicables avec un persillage dʼinexpressives lettres les bondissements de cervelle, de cœur, de corps même, ainsi suscités ? Des bondissements de stupeur : comment cette peinture, à lʼenrobage « pop » peut-elle être si peu « pop », trahir un accent et un tempérament si personnels ?

Ben Sakoguchi, Sonia’s Citroën Brand, 2011 Acrylique sur toile, cadre en pin — 25,4 × 27,9 cm Courtesy de l’artiste et galerie G-P & N Vallois, Paris

De stupeur et dʼadmiration : expression concisément, implacablement resserrée et fourmillement dʼêtres, faits, choses, captés par un œil en surchauffe. De stupeur, dʼadmiration et d’ulcération : cʼest donc ça, lʼAmérique heureuse, cʼest donc ça le monde — un cloaque maléficié où vermillent, sous les plus raccrocheuses couleurs, toutes les iniquités ? […] Est-ce dʼavoir été de ces Américains dʼascendance japonaise internés lors de la Seconde Guerre mondiale, est-ce dʼavoir eu, parmi les premiers paysages dʼune jeune conscience, les élévations des châteaux dʼeau et des miradors, et les allées des camps ? Toujours est-il que Ben Sakoguchi ne dispense pas seulement la joie nerveuse, corrosive de lʼobservateur épris de justesse et de justice ; quʼil y a chez lui lʼémollient jamais mièvre dʼune douceur aimante — dʼune charité, dirions-nous, si le terme ne sentait pas par trop le bénitier et la bonne conscience qui sʼy humecte. Car Ben Sakoguchi ne conçoit pas la bonne conscience ; il œuvre, comme Goya encore, dans ce terroir de crimes où éclosent, prospèrent, se répandent les monstres ; la voilà lʼimage qui peut élastiquement enclore les données, les procédés, la portée de cet art.

Ben Sakoguchi, Aces & Artists Brand, 1997 Acrylique sur toile, cadre en pin — 25,4 × 27,9 cm Courtesy de l’artiste et galerie G-P & N Vallois, Paris

Lʼimage qui est image par excellence, qui est lʼimage — protéiforme, ramifiée, démultipliée — par excellence de Ben Sakoguchi. Pas uniquement en vertu de la peuplade dʼêtres monstrueux dont ses œuvres sont la tapisserie : Trump, Poutine, Staline, ou ces monstres sacrés que sont les grands remueurs de lʼart, Monet, Yves Klein ; pas uniquement en raison de la théorie dolente des ignominies que lʼhomme inflige à lʼhomme : racisme, guerre. […] Publicité, voitures, oranges — en lʼespèce les caractères plus anodinement quotidiens, ceux auxquels on est aveugle à force dʼusage (tout comme les caractères des lettres qui surabondent dans nombre dʼimages de Sakoguchi, au point que, dans toute cette congestion verbale, on finit par ne plus voir les mots quʼils tracent). Cʼest là, dans le tout-venant des minutes du si tortu « American Way of Life » que sʼaccuse — à tous les sens du terme — la monstrueuse germination que consigne Ben Sakoguchi, vigie dont lʼœil est aussi éternellement ouvert que celui, extranaturel, du dollar américain.

Extrait du texte de Damien Aubel dans le catalogue de lʼexposition de Ben Sakoguchi le 5/07/2023 Oranges — Pancartes — Cartes postales, co-édition Galerie GP & N Vallois & Les presses du réel, 2023

Galerie G-P & N Vallois 33/36, rue de Seine 75006 Paris

Ben Sakoguchi, Basket Brand, 2011 Acrylique sur toile — 25,4 × 27,9 cm Courtesy de l’artiste et galerie G-P & N Vallois, Paris