L'AUTRE QUOTIDIEN

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Cyril Schäublin, le kropotkinéphile qui fait désordres

Oser la reconstitution historique avec l’exactitude de l’horlogerie, et puis vérifier dans la foulée l’actualité d’un fragment méconnu d’Histoire en posant qu’elle repose sur un ensemble d’effets d’étrangeté, c’est à cette mécanique de précision que s’est attelé Cyril Schäublin.

Il s’est agi pour lui de montrer comment, quelques années après la Commune de Paris, la vallée de Saint-Imier dans le canton de Berne aura été non seulement un foyer pour l’industrie horlogère, mais un incubateur d’anarchisme dont l’enseignement fut décisif pour Piotr Kropotkine, prince russe et cartographe en mission dans la région. Sur un axe, le film témoigne en faveur d’une rigueur et d’une technicité, dans la sophistication du vocabulaire et celle des outils employés, dédiées à la grandeur d’une culture ouvrière, paroles, postures et gestes qui ont fait le sédiment de l’histoire familiale de l’auteur.

Sur un autre axe, la singularité des choix filmiques (plans fixes tournés en longue focale et lumière naturelle, valeurs de cadres décentralisant les figures, découpage qui décolle des corps le froufrou des voix) retient la virtuosité de tout effet ostentatoire, capable d’inclure, parfois dans un seul plan, cinq à six arrière-plans simultanément. L’intersection de la forme originale adoptée et des exigences d’authenticité de la documentation est une chambre d’écho qui fait différence de la pluralité des voix et leur étrangeté. L’estrangement n’est pas sans évoquer la Verfremdung de Brecht. Elle fonctionne surtout de façon à entrer en résonance avec le double privilège de la décentralisation, communaliste et libertaire. L’étrangeté d’une langue suisse qui fait de la politesse et du consensus une arme pour euphémiser la violence des rapports de classe (l’humour à mesure noircit) ; celle d’une voix ouvrière qui parle l’anarchisme comme un idiome ordinaire (la dignité irradie de beauté des acteurs tous non professionnels). On regrette alors des ponctuations qui ont pour seule raison d’être didactique (la différence expliquée entre communisme et anarchisme, l’approche anarchiste imposée lors de la Commune).

Certains running gags trahissent aussi un peu trop leurs intentions (l’injonction policière à ne pas entrer dans le cadre des photographes faisant publicité de la fabrique). A contrario, des raccords visent juste en étant des champs-contrechamps à distance (l’analogie entre la pointeuse et l’urne citoyenne, la chanson ouvrière opposée à l’hymne suisse). Le plus étrange demeure encore que le capitalisme comme synchronisation des temporalités et disciplinarisation du travail, toutes choses décrites en particulier par Edward P. Thompson, représente à Saint-Imier une fabrique de coucous dans laquelle se seront déposés les œufs de coucou de l’anarchisme. Contre la nullité du titre français, on peut donner raison au titre original : Unrueh qui dit le balancier désigne d’abord l’inquiétude rédimée dans le battement des révolutions.

Des nouvelles du front