L'AUTRE QUOTIDIEN

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Mandico lâche sa Conann dans le présent barbare qui troue

On sort du dernier Mandico assez atterré, confus et déboussolé de s’être pris dans les rétines une Conann qui fait plus fort que le Salo et les 120 journées de Sodome de Pasolini - carnage à tous les étages - et ça fait un choc de retrouver mêlés le Cocteau d’Orphée et le Jodorowsky d’El Topo qui œuvrent à l’infra-noir absolu pour secouer les consciences au rythme de l’actualité du monde contemporain. Décillé comme toujours et pop-maléfique pour le fun !

Conann revisite la figure mythologique de Conan le Barbare, créée par Robert E. Howard en 1930 et popularisée par le film éponyme de John Milius. Dans l’histoire originale, Conan, personnage sur-viril interprété par Schwarzenegger, est un gladiateur sanguinaire mû par le désir de venger la mort de son père. Dans le remake de Mandico, nous passons d’un seul à six Conann, représentant chacun·e une tranche de vie du personnage, le principe étant que chaque version plus âgée vient tuer la précédente. On est ainsi projeté·es dans un univers barbare composé uniquement de femmes, de queers et d’animaux, qui s’entre-tuent dans un bain de sang de 105 minutes, de façon aussi gore que sensuelle.

Bertrand Mandico explique : Conann la Barbare part d’un principe assez simple, qui est pour moi le comble de la barbarie : la vieillesse qui tue la jeunesse. Donc c’est un personnage qui traverse le temps et les époques, et tous les dix ans, son futur lui apparaît et va le tuer. On a donc six Conann qui apparaissent, et qui sont de plus en plus cruelles et dures.

Avec Conann, l’idée était en quelque sorte de dé-genrer les rôles. De travailler sur cette idée de barbarie, mais avec des actrices.

Conann est un film « contre ». Je pointe du doigt tout ce qui me terrifie à l’heure actuelle et qui est déjà présent dans l’histoire depuis très longtemps : la montée du totalitarisme, de l’intolérance, du pouvoir. Et curieusement, moi qui suis plutôt dans un cinéma onirique, là, j’avais envie d’être beaucoup plus frontal et de pointer directement un problème en mettant le spectateur face à lui. C’est un film qui travaille sur l’idée du déroutage : dérouter à la fois le spectateur, et dérouter le récit pour l’amener ailleurs et ne pas cesser de se renouveler. C’est une espèce de monstre qui n’arrête pas de se tuer lui-même et de renaître, de plus en plus dur.



C’est un parti pris par rapport aux actrices. Avec la figure de Conann, je pars aux origines de la figure mythologique qui était entourée de créatures à têtes de chiens… Je m’affranchis complètement du film de John Milius [Conan le Barbare, 1982] et des récits de [Robert E.] Howard. Je voulais aller contre cette image ultra virile de l’œuvre de Milius, et proposer à des actrices des rôles qu’on n’a pas l’habitude de leur proposer. C’est vraiment mon but dans le cinéma, amener les actrices ailleurs.



Dans le mal, il y a la domination patriarcale bien sûr, mais pour moi, le mal, c’est le pouvoir.

Vous diriez que cette violence et cette barbarie sont vraiment différentes de celles que l’on voit dans un univers viril ?

Oui, moi je la stylise, je vais quand même dans un certain onirisme, je fais un pas de côté. Sinon, je ferais un truc très frontal, brutal, viril, tout ce que j’aime pas. Mais tout de même, pour moi, ce qui est très important, c’est la mise en garde. Parce que dans le mal, il y a la domination patriarcale bien sûr, mais surtout, pour moi, le mal, c’est le pouvoir. Ou plutôt le désir d’avoir le pouvoir. Par exemple en Europe, il y a des personnes d’extrême droite qui sont malheureusement des femmes. Donc le plus important pour moi, c’était de montrer ce théâtre-là et de travailler avec ces actrices pour jouer – jouer à nous montrer ce qui ne va pas. Même pour de bonnes causes, le désir du pouvoir peut complètement les pervertir. Il est, pour moi, à l’origine de tous nos maux.

On peut voir des choses oppressives dans le film et de la violence, parce que ça en est quand même le sujet, mais j’ai essayé de ne pas tomber dans l’archétype du queer malsain. C’est juste que les personnages ont une relation queer entre elles et eux, et moi je raconte une histoire du monde avec ces personnages. Parce qu’on peut tout raconter avec des personnages queers, jusqu’à une histoire tragique, mythologique, démoniaque, c’est cela qui m’intéresse. 

Après, pour moi, la culture queer originelle, c’est une liberté d’expression : ne pas être canalisé, ne pas s’enfermer dans quelque chose de conventionnel, être irrévérencieux, jouer avec l’underground… Il y a aussi la fétichisation de l’actrice qui est présente, comme une figure mythologique du cinéma. Quand Nathalie Richard [Conann à 55 ans] est face à l’écran, ça renvoie à toute la culture camp.

Pour moi, j’ai fait une trilogie.
 Les Garçons sauvages, c’était l’idée de paradis, de pardon, d’ouverture au monde. Un paradis qui est aussi infernal, ce n’est pas tout noir ou tout blanc. Ce sont ces garçons qui vont faire une expérience personnelle en allant sur une île, en devenant des femmes malgré eux. Et ça leur ouvre des horizons. Il y a donc un optimisme. After Blue, c’est une fable écologique où l’on est sur une planète sur laquelle il n’y a que les femmes qui survivent. Donc c’est cette nouvelle société, avec l’idée de ne pas refaire les mêmes conneries que sur Terre. C’est être condamnées à repousser le mal, mais il y a quand même de l’espoir. Et Conann, c’est vraiment cette histoire de damnation, de trahison de ses idéaux, de mise en garde du rapport au pouvoir, et en même temps, il y a un élan romantique très fort. Donc Les Garçons sauvages, le paradis, After Blue, le purgatoire, et Conann, l’enfer. C’est la trinité, empruntée à la culture judéo-chrétienne. Je voulais jouer avec ça, ça m’amusait de revisiter ces figures.

Jean-Pierre Simard , avec Manifesto 21, le 27/11/2023
Conann, de Bertrand Mandico, en salles le 29 novembre 2023