L'AUTRE QUOTIDIEN

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Envisager le premier jour de paix avec Elisa Beiram

Au lieu des simples conditions de survie (ou non) traditionnellement liées au (sous-) genre post-apocalyptique, on assiste en ce moment dans la science-fiction à une captivante floraison de modalités concrètes de reconstruction, en « faisant avec » mais en essayant dans la mesure du possible de « bâtir autrement ». C’est le propos du “Premier jour de paix” d’Elisa Beiram.

Aux frontières du village, un singe venait une nouvelle fois de faire des siennes en subtilisant un plat laissé à tiédir sans surveillance sur un rebord de fenêtre. On entendait hurler et s’entrechoquer des casseroles, ce qui terrorisait les oiseaux dispersés en nuées désordonnées. Pas les macaques, cependant, qui étaient trop occupés à ricaner et se repaître de leur méfait. On ne voyait pas les coupables, mais on les devinait aux agitations vertes qui se répercutaient de branche en branche. Il y avait davantage d’excitation que la normale sous le couvert des arbres, une chaleur plus humide que les autres jours. On attendait un orage – un petit, car la saison des tempêtes avait déjà fait ses démonstrations annuelles. Du moins, c’était à espérer. Malmenée par des courants ombrageux, la chape hésitait encore à s’installer tout à fait au-dessus des toits de tôle. Cela laissait quelques heures avant le déluge, même si les habitants, dans la torpeur de midi, ne semblaient guère vouloir en profiter. Les cris d’outrage apaisés, il régnait un silence tranquille de fumées et de cliquetis familiers, un tapis réconfortant pour l’oreille.

Au-delà, c’était un autre silence, celui de la jungle, trop-plein de bruissements sauvages, de gazouillis douteux, de coups de vent pareils à des rugissements, et surtout, d’une attention muette et sournoise constamment portée sur le huis clos du village. De toute part, on était enserré par ses griffes. « Encore un coup du jaguar ! », dirait-on demain, au matin, dès qu’on aurait remarqué la disparition d’un membre de la communauté. Il avait bon dos, le jaguar, lui qui s’était éteint, en captivité, plus de quarante ans auparavant. Mieux valait accuser les singes, qui eux étaient réels, quoique seulement chapardeurs. Mais non, accuser le jaguar était plus commode… De qui se moquait-on ? Pour la dernière cité de Colombie encore debout, on aurait pu espérer un peu plus de tenue. Mais chaque jour se traînait dans la mangrove de l’hypocrisie.

Pas de note de lecture proprement dite pour ce deuxième roman d’Elisa Beiram, publié chez L’Atalante en août 2023 : je signe en effet à son sujet un bref article dans Le Monde des Livres du jeudi 5 octobre daté vendredi 6 octobre (à lire ici). En revanche, comme il est désormais de coutume en pareil cas, quelques remarques supplémentaires en forme de note de bas de page :

On note ces derniers temps l’apparition de plus en plus fréquente et intéressante de situations de « near miss » : non plus des apocalypses franches et massives, mais plutôt des effondrements évités de justesse, avec des dégâts souvent extrêmement importants, mais pas d’extinction ou quasi-extinction (et puis on opère dans l’immédiateté de la situation, pas dans son lointain souvenir, comme dans les si troublants « Enig Marcheur » ou « Un cantique pour Leibowitz », bien sûr). Au lieu des simples conditions de survie (ou non) traditionnellement liées au (sous-) genre post-apocalyptique, on assiste ainsi à une captivante floraison de modalités concrètes de reconstruction, en « faisant avec » mais en essayant dans la mesure du possible de « bâtir autrement ». On avait ainsi lu avec intérêt récemment (même si l’humour noir et le sens de l’ironie du sort y tenaient sans doute davantage la vedette) le « Camp Zéro » de Michelle Min Sterling, et on avait passionnément dévoré l’ambitieux et intelligent « Eutopia » de Camille Leboulanger. Ce « Premier jour de paix » entre décidément en résonance avec cette préoccupation contemporaine.

Ce roman est aussi une formidable réflexion, au plus près du terrain, fût-il imaginaire, sur la fonction de médiation et de diplomatie, à tout un tas de niveaux. Si les grands récits de science-fiction anthropologique tels ceux d’Ursula K. Le Guin (« La main gauche de la nuit », 1969), d’Eleanor Arnason (« A Woman of the Iron People », 1991 – enfin traduit ces jours-ci en français par Patrick Dechesne chez Argyll sous le titre « Les Nomades du Fer ») ou de Mary Doria Russell (« Le moineau de Dieu », 1996) avaient su magnifier – ô combien ! – des personnages investis de cette mission, leur présence en science-fiction « ordinaire » ou « générale » était nettement plus ténue (même si on doit noter une impressionnante exception avec la transformation du personnage-titre d’Orson Scott Card entre « La stratégie Ender » et « La voix des morts »). Peut-être sous l’effet de la progression d’une envie de bienveillance et d’éclat solaire en matière de science-fiction ces derniers temps (que l’on songe évidemment au « Psaume pour les recyclés sauvages » de Becky Chambers, par exemple), il me semble que médiation et diplomatie sont désormais davantage mises au premier plan et scrutées – et c’est diablement intéressant.

Enfin, l’utilisation de la figure tutélaire de l’observateur extérieur (très extérieur, ajouterait-on tout de suite en faisant semblant de ne pas vouloir spoiler), si elle suscite ici quelques maladresses techniques qui font un peu claudiquer par instants le roman (mais qui de mon point de vue en renforcent plutôt le véritable intérêt, celui que peinent souvent à créer des textes plus soigneusement lissés), tire tout le parti de la métaphore de l’altérité par excellence que constitue l’extra-terrestre, retournée ici comme l’avaient pratiqué avec tant de brio le David Brin du foisonnant et décisif cycle « Élévation » (1980-1998) ou, avec une dose supplémentaire de véritable humour noir, le Steven Erikson de « Réjouissez-vous » (2018).

Grattez délicatement la surface et laissez les émotions, les acteurs, les enjeux se dévoiler. Un conflit n’est jamais simple, surtout lorsqu’il en a l’air.
— Il me semble que cette pénurie d’eau touche tous les habitants, tu ne crois pas ?
Generoso partit à grandes enjambées vers la porte et fit sonner une cloche, trois fois, après quoi il revint s’asseoir à la table.
— Est-ce que tu détestes vraiment Divine ?
— Pas plus qu’un autre. Je sais qu’au fond nous sommes pareils, que nous avons les mêmes besoins. C’est ça, le problème. Nous avons tous les mêmes fichus besoins.
— Quand le point de non-retour a-t-il été franchi ?
— Quand ils ont attaqué le figuier pour trouver sa source d’approvisionnement. C’était il y a environ un mois.
— Qu’est-ce qui aurait pu être fait, à ce moment-là ?
— Laisser ce maudit figuier tranquille ?
Quelques habitants s’étaient glissés sans bruit dans la maison, formant un arc de cercle respectueux autour de la table. L’une d’entre eux, la première, avait osé libérer la parole.
— On aurait pu partager les figues, aussi. Même en conserve, elles contiennent un peu d’eau.
— Ils n’avaient que des aliments secs, et on le savait. Normal qu’ils soient devenus fous.
— On aurait même pu partager un peu de nos réserves. On avait encore un fond de cuve, à l’époque.
— Et surtout, on aurait pu dépenser notre énergie à chercher de l’eau ensemble, au lieu de la gaspiller à se tirer dans les pattes.
— Sur ce point, les habitants du village d’à côté sont d’accord avec vous.
— Mais c’est trop tard.
— Ils nous ont causé trop de tort.
— Nous nous sommes causé trop de tort, mutuellement.
— C’est surtout l’œuvre de Divine.
— Generoso, ne remets pas ça sur la table.
— C’est de sa faute. Si les jeunes étaient restés…
— Ton fils n’a pas aveuglément suivi Mina, et même si c’était le cas, Divine n’y serait pour rien. Il a fait son choix. On a tous eu le choix.
— Oui, et Divine souffre tout autant que toi du départ de sa fille.
— Ils avaient peut-être raison de partir, les jeunes…
— Là-bas, en ville, il paraît que la civilisation se reconstruit.
Esfir fouillait tranquillement dans sa sacoche, laissant la conversation se dérouler d’elle-même. C’était comme ça, le plus souvent, il n’y avait rien à faire. La seule présence de l’émissaire, n’importe quel émissaire, suffisait à délier les langues, à calmer les plus dominateurs, à révéler les véritables enjeux. Esfir n’était que ça : un bâton de parole.
Et puis… Et puis, un petit peu plus que ça, aussi. Constatant que la discussion s’essoufflait, elle sortit de son sac à dos un fin rouleau, qu’elle ouvrit et déploya sur la grande table en bois. L’écran était fissuré de toute part et une large entaille irrégulière le déchirait en son centre, mais quand Esfir l’alluma, on distingua immédiatement l’image qui s’affichait sur l’interface. Des nervures de couleur sillonnaient un bout de carte, semblables aux réseaux racinaires des forêts, à l’arborescence des bronches irriguant les poumons, en bref, à un système d’alimentation vital. Un petit sifflement d’admiration accompagna le soudain éclat de lumière dans la pénombre forcée de l’après-midi. C’était autant destiné à l’outil qu’à ce qu’il contenait.
— Une carte des cours d’eau…
Assortis des dernières nappes phréatiques connues, pour l’heure invisibles sur l’interface. Autant dire, un bien extrêmement précieux. Esfir étudia l’artefact pendant plusieurs minutes, posant des questions sur l’emplacement de tel point de repère, l’historique de tel ruisseau, l’existence de tel ou tel foyer de populations. Avant de rendre son verdict.
— La mauvaise nouvelle, c’est que votre cours d’eau principal n’est pas censé être saisonnier, ce qui veut dire que la source en amont s’assèche. En revanche, la zone regorgeait de ruisseaux, avec une couche aquifère très importante. Il doit en rester quelque chose.
— On a ratissé large sur tout le périmètre autour de la commune, on n’a rien trouvé que des vestiges.
— Vous sauriez m’indiquer les lieux que vous avez déjà prospectés sur la carte ?
— Mieux, on peut te les montrer.
— Nous irons demain, à l’heure tiède.

Hugues Charybde, le 23/10/2023
Elisa Beiram - Le Premier Jour de paix - éditions l’Atalante

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