L'AUTRE QUOTIDIEN

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Auto-portrait d'Asli Erdogan

Je suis née à Istanbul en 1967. J'ai grandi à la campagne, dans un climat de tension et de violence. Le sentiment d'oppression est profondément enraciné en moi.

L'un de mes souvenirs, c'est à quatre ans et demi, lorsqu'est venu chez nous un camion rempli de soldats en armes. Ma mère pleure. Les soldats emmènent mon père. Ils le relâchent, plusieurs heures après, parce qu'ils recherchaient quelqu'un d'autre. Mon père avait été un dirigeant important du principal syndicat étudiant de gauche. Mes parents ont planté en moi leurs idéaux de gauche, mais ils les ont ensuite abandonnés. Mon père est devenu un homme violent. Aujourd'hui il est nationaliste.

J'étais une enfant très solitaire qui n'allait pas facilement vers les autres. Très jeune j'ai commencé à lire, sans avoir l'intention d'en faire mon métier. Je passais des journées entières dans les livres. La littérature a été mon premier asile. J'ai écrit un poème, et une petite histoire que ma grand-mère a envoyés à une revue d'Istanbul. Mes textes ont été publiés, mais ça ne m'a pas plus du tout : j'étais bien trop timide pour pouvoir me réjouir.

Plusieurs années plus tard, à 22 ans, j'ai écrit ma première nouvelle, qui m'a valu un prix dans un journal. Je n'ai pas voulu que mon texte soit publié. J'étais alors étudiante en physique. Je suis partie faire des recherches sur les particules de haute énergie au Centre Européen de Recherche Nucléaire de Genève. Je préparais mon diplôme le jour et j'écrivais la nuit. Je buvais et je fumais du haschich pour trouver le sommeil. J'étais terriblement malheureuse. En arrivant à Genève, j'avais pensé naïvement que nous allions discuter d'Einstein, de Higgs et de la formation de l'univers. En fait je me suis retrouvée entourée de gens qui étaient uniquement préoccupés par leur carrière. Nous étions tous considérés comme de potentiels prix Nobel, sur lesquels l'industrie misait des millions de dollars. Nous n'étions pas là pour devenir amis. C'est là que j'ai écrit Le Mandarin miraculeux. Au départ j'ai écrit cette nouvelle pour moi seule, sans l'intention de la faire lire aux autres. Elle a finalement été publiée plusieurs années plus tard.

Je suis retournée en Turquie, où j'ai rencontré Sokuna dans un bar reggae. Il faisait partie de la première vague d'immigrés africains en Turquie. Très rapidement je suis tombée amoureuse de lui.

Ensemble, nous avons vécu tous les problèmes possibles et imaginables. Perquisitions de la police, racisme ordinaire : on se tenait la main dans la rue, les gens nous crachaient dessus, m'insultaient ou essayaient même de nous frapper. La situation des immigrés était alors terrible. La plupart étaient parqués dans un camp, à la frontière entre la Syrie et la Turquie. Plusieurs fois, j'ai essayé d'alerter le Haut Commissariat aux Réfugiés de l'ONU sur leur sort. Mais c'était peine perdue. Je ne faisais que nous mettre davantage en danger Sokuna et moi. Puis Sokuna a été impliqué dans une histoire de drogue et il nous a fallu partir. Des amis m'ont trouvé une place dans une équipe de scientifiques au Brésil, qui travaillaient sur ma spécialité. Je pouvais y terminer mon doctorat, mais Sokuna n'a pas pu me suivre. Il a disparu, un an après. Je suis restée seule avec mes remords. Rio n'est pas une ville facile à vivre pour les migrants. J'ai alors décidé de renoncer à la physique pour me consacrer à l'écriture. Mais ce n'est qu'à mon retour en Turquie que j'ai écrit La Ville dont la cape est rouge, dont l'intrigue se passe à Rio. L'héroïne est une étudiante turque, qui se perd dans l'enfer de la ville brésilienne. J'étais étrangère au Brésil, mais aussi étrangère en Turquie. Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris. Vingt ans plus tard, aujourd'hui, je me sens toujours comme une sans-abri.

J'aime bien Cracovie, je pourrais y rester encore longtemps, mais je sais bien qu'il faut laisser la place à ceux qui attendent un asile. Il faudra bien que je retourne en Turquie. En attendant, chaque jour, je me dis que dans mon pays tout le monde sait bien que je suis devenue l'écrivaine turque la plus populaire. Tout le monde le sait, mais pourtant tout le monde se tait. C'est sans doute cela, aujourd'hui, l'exil le plus terrible.

Ce texte a été lu, en septembre 2016, lors d'une émission de France Culture consacrée à Asli Erdogan.


Chers amis, chers artistes, metteurs en scène, musiciens, comédiens, cinéastes, militants, associatifs, élus, nous allons lancer, dans les heures qui viennent, Ricardo Montserrat Galindo et moi, auprès de tous ceux qui nous sont proches, qui nous aiment, qui se battent à nos côtés, en urgence, en état d’urgence, une campagne d’urgence, une lecture publique de ce que Asli Erdogan a écrit, et qui risque de la tuer.

Nous vous proposons, à tous, artistes, comédiens, musiciens, metteurs en scène, régisseurs, techniciens, élus, directeurs de scènes nationales, de compagnies conventionnées, de journalistes, frères et sœurs solidaires, associatifs, résistants de la première heure :

Nous vous demandons, chers amis, espagnols, chiliens, marocains, algériens, russes, grecs, turcs, bretons, français, catalans, basques, humiliés, chômeurs,sdf, demandeurs d’asile, harcelés, de relayer, de partager ce message.

Nous vous demandons de proposer à vos publics dix minutes, une heure, une soirée où pourront être lus des textes d’Asli Erdogan. En musique, en voix. nous vous proposons de sauver, contre toutes les guerres, toutes les haines, toutes les peurs, de sauver UNE seule personne. Une seule femme, qui sait lire et écrire. Et écrire. Tieri et moi, vous proposons, à l’heure où vos scènes sont vides, de les remplir de la parole de Asli.
Oh répondez, partagez, bougez, aimez-la !

Ricardo Montserrat Galindo et moi rêvons que d’ici dimanche prochain des milliers d’artistes, de compagnies, de scènes nationales, de fonctionnaires de la culture, de militants d’Amnesty, de La Ligue fassent pression et la libèrent, libèrent la liberté de l’oppression généralisée.
D’ici quelques heures Ricardo Montserrat Galindo et moi vous proposerons un florilège des textes d’Asli Erdogan que vous pourrez partager, mettre en bouche, en musique, en voix, et qui seront répétés sur toutes les scènes de France, minuscules et majuscules.

Nous comptons sur vous. Sinon, ne venez pas vous plaindre, ne venez pas gémir qu’il n’y a plus rien à faire, plus rien à dire face à l’inhumanité des gouvernants.
Nous ne dirons rien, rien du tout devant votre, devant vos, tombe, tombes, celles de la République, de la démocratie, de la fraternité.

Ricardo Montserrat Galindo, 06 07 99 93 44, r.montserrat@orange.fr
Tieri Briet, 06 48 95 01 48, sipetitezone@gmail.com

La tribune de Tieri Briet
Une pétition exigeant la libération immédiate d’Asli Erdogan circule, vous pouvez la signer ici.