L'AUTRE QUOTIDIEN

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Selahattin Demirtaş : La Grèce a eu tort de reconnaître la Turquie comme un “pays sûr”.

Une des raisons pour lesquelles Reccep Tayip Erdogan entend se débarrasser du parti pro-kurde et pro-démocratie HDP (11% des voix aux élections) devrait au moins nous intéresser : il dénonçait les dangers de l'intervention turque en Syrie; qui pourrait provoquer un affrontement généralisé, de dimensions mondiales, et dont les conséquences seraient éminemment imprévisibles. La prévision émanait de Selahattin Demirtaş, coprésident du parti turc HDP (Parti démocratique des peuples), dans une interview accordée au quotidien grec Kathimerini. 

Selahattin Demirtaş

Selahattin Demirtaş est co-président du Parti démocratique des peuples (HDP) et président du groupe parlementaire de ce parti à la Grande assemblée nationale de Turquie dans laquelle il siège comme député depuis 2007. Nous l'avons rencontré le lendemain du discours qu’il a prononcé dans la salle bondée de l'ESIEA (Union des journalistes de la presse quotidienne NdT) à Athènes, lors de la manifestation organisée par le Centre Culturel du Kurdistan, à l’occasion du dix-septième anniversaire de l'emprisonnement d’Abdullah Öcalan depuis qu’il a été livré à la Turquie*. Nous avons demandé à notre interlocuteur s’il prenait au sérieux les menaces de Recep Tayyip Erdogan et aussi celles de l’Arabie Saoudite, concernant une intervention dans le nord de la Syrie, où les Kurdes combattent les djihadistes de l’État islamique.

« C’est un fait connu que les gouvernements de Turquie, d’Arabie Saoudite et du Qatar ont apporté leur aide aux djihadistes et continuent de le faire. Cependant, pour pénétrer en Syrie, les États en question ont besoin d’être couverts par le Conseil de Sécurité et ils n’obtiendront pas une telle couverture. Une éventuelle invasion sans légitimation par l’ONU transformerait ces pays en forces d’occupation et créerait des risques immenses, jusqu’à celui d’une guerre mondiale. Il est presque sûr que ces trois gouvernements souhaiteraient un conflit international. Je pense cependant que ni les USA ni la Russie ne leur en laisseront le loisir. Si les dirigeants de la Turquie, de l’Arabie Saoudite et du Qatar perdent la tête, il se pourrait qu’ils poursuivent sur la voie de l’aventurisme. Dans ce cas, le peuple du Rojava (Kurdistan syrien) se soulèverait tout entier contre les invasions. Pour notre part, en tant que HDP, nous ne laisserons pas notre pays se laisser entraîner dans une pareille aventure destructrice. »

Quelques heures plus tôt, Angela Merkel avait apporté son soutien à la demande d’Erdogan d’instaurer dans le nord de la Syrie une zone d'exclusion aérienne. M Demirtaş  ne cache pas sa déception. « Malheureusement, l’Europe foule aux pieds tous ses principes. Mme Merkel se tait à propos des persécutions sauvages que subissent les Kurdes de Turquie parce que l’urgence pour elle, c’est qu’Erdogan collabore sur le problème des réfugiés. Elle l’a aidé en période électorale, en venant le rencontrer en Turquie, pendant que la Commission reportait à plus tard la publication du rapport sur les violations des droits humains dans notre pays, pour ne pas nuire au parti islamique d’Erdogan, l’AKP. Il s’agit d’une politique complètement à courte vue. Les Européens auront à subir les préjudices moraux et politique de ce soutien qu’ils fournissent à un gouvernement antidémocratique, sans pour autant faire face au problème des réfugiés, puisque les réfugiés ne viennent pas en Europe pour passer des vacances, mais à cause de la guerre. Ce n’est que s’il y a la paix et une solution politique en Syrie que nous pourrons parler sérieusement d’affronter le problème des réfugiés. »

Le HDP, pro-kurde à l'origine, s'est ouvert à toute l'opposition démocratique à Recep Tayiip Erdogan, et est le principal opposant à sa vision autoritaire de la Turquie.

Nous avons demandé à M Demirtaş  ce qu’il pense du déploiement de forces de l’OTAN dans la Mer Egée pour gérer le problème des réfugiés. « Je crois que la question des réfugiés est le prétexte, non le motif », nous dira-t-il. « Il s’agit d’un développement dangereux. En ce moment, la Turquie et la Grèce s’efforcent de trouver des solutions à des problèmes comme la question chypriote. Ankara et Athènes doivent être extrêmement attentifs, car l’accumulation de troupes dans le secteur de la Mer Egée peut provoquer des incidents entre eux. »

Le dirigeant du HDP nous fait également part de l’amertume des gens de son peuple concernant la position des pays de l’UE -y compris la Grèce- qui définissent la Turquie comme pays d’origine « sûr ». « Dans le but de réduire le flux des réfugiés, les dirigeants européens mettent en danger la vie de millions d’hommes qui souffrent et sont poursuivis. La désignation de la Turquie comme pays « sûr » signifie qu’on repoussera les réfugiés politiques qui ont besoin du droit d’asile. Si la Turquie est si « sûre », Mme Merkel n’a qu’à aller à la télévision, pour inviter les citoyens allemands à passer leurs vacances dans notre pays, où le tourisme a subi un lourd préjudice à cause du boycott de la Russie. »

En ce qui concerne la situation difficile dans le sud-est de la Turquie, M. Demirtaş  a rejeté sur Tayyip Erdogan la responsabilité de la faillite des pourparlers de paix avec les Kurdes et du retour du Parti autonomiste des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdoullah Öcalan à la lutte armée. « La racine du problème se trouve dans le refus de la démocratie de la part d’Erdogan, un dirigeant absolutiste qui veut concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. Nous, nous ne voulons pas la guerre, parce que lorsque ce sont les balles qui parlent, on n’écoute pas les arguments politiques, et notre force, ce ne sont pas les armes, mais les arguments », observera-t-il.

Malgré le fait que toutes les régions kurdes vivent sous la loi martiale et que l’impôt du sang s’alourdit de jour en jour, M Demirtaş  insiste sur sa vision d’une solution pacifique de la question kurde :

«Tous les Turcs ne sont pas des tous des dévots fanatiques et des nationalistes extrémistes. Notre problème, c’est le gouvernement, pas le peuple turc. Nous visons une résolution de la question kurde au sein de la Turquie par le biais de la démocratie, de la décentralisation, du développement de l’administration locale, dans un pays où toutes les nationalités et les religions vivront ensemble, dans le respect les unes des autres. Mais cela ne signifie pas que nous accepterons de vivre comme des citoyens de seconde catégorie, sous l’aile pesante des nationalistes turcs. Peut-être que beaucoup d’Européens, lorsqu’ils voient sur le petit écran des tanks à Diyarbakir et des amoncellements de ruines dans toutes les régions kurdes, pensent que tout cela est normal pour un pays du Moyen-Orient. Mais malheur à nous, si nous devions considérer comme une situation normale la guerre permanente et les catastrophes humanitaires dans le voisinage de l’Europe au 21ème siècle. »

*Abdullah Öcalan a été kidnappé au Kenya le 15 février 1999, dans une opération conjointe des services secrets turcs, US et israéliens. Transféré en Turquie, il a été condamné à mort le 29 juin 1999. La peine a été commuée en prison à vie en 2002. [NdE]

Petros Papaconstantinou

Traduit par  Jean-Marie Réveillon

Edité par  Fausto Giudice