L'AUTRE QUOTIDIEN

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Gagner ? par Franco Berardi Bifo

Image d'ouverture - Istituto Luce : trois soldats indiens britanniques avancent avec les mains levées tenues sous la menace d'une arme par un soldat italien, date : 01.06.1942 - 30.06.1942

Pensée et émotion

Quand j'ai vu la couverture de The Economist (Ndlr : l’hebdo mondial de référence par excellence du capitalisme dans sa version la plus néo-libérale), le 2 avril, j'étais inquiet. Le titre était péremptoire : Pourquoi l'Ukraine doit gagner.

The Economist explique pourquoi l'Ukraine doit gagner, avec un argument qui me semble paradoxal : une victoire de l'Ukraine peut garantir la sécurité en Europe, alors que l'inverse semble être vrai : la stratégie américaine avait pour but de pousser l'Ukraine à la guerre contre le colosse russe, pour réaliser à la fois une nouvelle humiliation de la Russie et la destruction de l'Union européenne en tant qu'expérience politique post-nationale.

Le premier objectif pourrait peut-être être atteint grâce au bain de sang que Biden a provoqué chez les Russes et les Ukrainiens, mais nous n'en tirerions pas grand profit, car si Poutine tombe, ce ne sera pas un pacifiste qui le remplacera, et la Russie pourrait réagir à l’humiliation qui lui serait infligée par le recours à l'arme ultime.

L'objectif de destruction de l'Union européenne, en revanche, a été pleinement atteint. C'est le premier succès du président Biden, qui avait accumulé une série impressionnante de revers sur tous les fronts, externes (Afghanistan) et internes (“Build Back Better” etc).

Biden a poussé l'Ukraine à la guerre dans l'espoir (énoncé explicitement par Hillary Clinton dans une interview de janvier 2022) d'attirer la Russie de Poutine dans un piège, mais il n'est pas certain que cette guerre permette aux démocrates d'obtenir la majorité aux élections de novembre. Pour le moment, on dirait que non. Bien que la majorité des électeurs américains manifestent une hostilité croissante envers la Russie et expriment des sentiments bellicistes, il ne semble pas que la majorité d’entre eux soit satisfaite du travail de Biden, ni qu'elle ait l'intention de voter pour les démocrates lors des prochaines élections.

Dans le même numéro de The Economist, j'ai également lu “Des bureaucrates et des amants”, un article signé par Charlemagne (Ndlr : l’éditorialiste en charge des questions européennes dans The Economist, plaisamment anonyme mais très influent) qui exhorte l'Union européenne à lever tous les obstacles bureaucratiques à l'entrée de l'Ukraine au nom de l'émotion. Quelque chose comme : “Mettons fin aux formalités bureaucratiques, admettons l'Ukraine dans l'Union devenue désormais un appendice rhétorique de l'OTAN, et n'en parlons plus.”

C'est un point crucial : l'émotion. L’émotion a joué un rôle décisif dans la précipitation de la crise. D’un côté, l'émotion de peur face à l'agressivité russe, une émotion de solidarité avec la résistance du peuple ukrainien contre les envahisseurs. Cette émotion d'être unis dans la résistance contre l'envahisseur. D'autres émotions, cependant, militent de l'autre côté : l'humiliation des Russes qui, pendant trente ans, ont été traités comme des perdants à punir et à encercler, et aussi l'émotion de la fierté nationale retrouvée d'un peuple qui voit en Poutine le symbole d'une rédemption nationale.

La défaite de l'universalisme

On connaît la valeur de l'émotion dans les processus d'identification collective, mais il serait utile de rappeler qu'en histoire la prévalence de l'émotion peut coïncider avec la désactivation de la pensée.

Un nœud de questions qui ont traversé le monde européen depuis le romantisme s'y entremêlent : l'émotion et la pensée, la différence culturelle et l'universalité de la raison.

Les Lumières affirment les principes universels de la Raison, mais au nom de (sa) Raison l'Occident a imposé sa puissance culturelle et économique, et a fait de la science et de la technique des instruments de la domination coloniale.

La tension entre l'universalité de la raison et la particularité de la culture est au cœur d'un livre qu'Alain Finkielkraut a publié au début des années 1980 : La défaite de la pensée. Le thème du livre est la relation entre la pensée et la culture dans la modernité tardive. La culture (au sens romantique de Kultur, c'est-à-dire la différence identitaire enracinée dans le passé historique d'un Volk, d’un “peuple”, comme dans la fameuse devise hitlérienne : “ein reich ein volk ein führer”, un empire, un peuple, un chef) réapparaît comme un facteur dominant dans l'histoire post-moderne, a déclaré Finkielkraut, et et sa puissance écrase la pensée universalisante au point de l'anéantir, au point d'amener l'émotion du particulier à gouverner le monde. Seule la force peut réguler le rapport entre le particulier et le particulier, puisque l'universel de la Raison est oblitéré par la Culture.

Comme par hasard, dans le même numéro de The Economist, paraît un éditorial intitulé Back to the dark ages (Retour à l'âge des ténèbres). Il y est question du sort de l'Afghanistan après la guerre, ou plutôt après la défaite des Occidentaux, leur retrait et le retour des Talibans à la tête du pays. Mais le retour à l'âge des ténèbres ne concerne pas seulement l'Afghanistan, il concerne aussi l'Europe, car sombre est la domination de la Kultur sur la Raison.

La question des Lumières, de leur fin ou de leur refonte, est depuis longtemps au centre de la scène intellectuelle. En 1947, Horkheimer et Adorno écrivaient dans l'avant-propos de la Dialectique des Lumières : "Nous n'avons pas le moindre doute sur le fait que la liberté de la société est inséparable de la pensée des Lumières. Mais nous pensons avoir compris que le concept lui-même ... implique le germe de cette régression qui se produit partout aujourd'hui. Si les Lumières n'accueillent pas en elles la conscience de ce moment de régression, elles signent leur propre condamnation. Si la réflexion sur l'aspect destructeur du progrès est laissée à ses ennemis, la pensée aveuglément pragmatisée perd à la fois son caractère de dépassement et de préservation, et donc aussi son rapport à la vérité".

Oublions le langage hégélien de ces lignes, essayons d'en saisir l'essence : si l'intention universaliste qui animait les Lumières est réduite au rationalisme calculateur du capitalisme, nous pouvons être sûrs que les forces de l'obscurantisme finiront par l'emporter et par détruire toute universalité possible, et donc la paix.

Que signifie gagner ?

On ne peut que partager l'émotion de la colère et de la révolte face à l'invasion russe et aux atrocités que la guerre d'agression entraîne. Mais il serait bon que cette émotion n'obère pas la capacité de réflexion.

En lisant la presse italienne, et plus généralement occidentale, sans parler des reportages télévisés, on sent une euphorie juvénile envahir les animateurs du spectacle, des gens qui ont pour la plupart mon âge, mais qui sont rajeunis par la haine. De vieux maoïstes convertis depuis longtemps à la paix sociale semblent revigorés par ce massacre inattendu. Mais l'enthousiasme pour le combat héroïque ne parvient pas à masquer le cynisme de ceux qui participent à la bataille, télécommande à la main.

Il est urgent de prendre parti, de se positionner en faveur de l'un des deux belligérants, et l'on efface les causes, le contexte, la perspective, les conséquences.

Il y a une nuée de patriotes romantiques qui semblent sortis d'un poème d'Aleardo Aleardi. Il y a des exemples d'extrémisme pathétique, comme celui du vieil espion stalinien converti d'abord au craxisme, puis au berlusconisme, qui vante aujourd'hui le bataillon Azov, le décrivant comme un groupe héroïque de "guerriers de légende".

Mais il n'y a pas que ce bric-à-brac. Il y a aussi une véritable désorientation douloureuse chez mes pairs qui s'étiolent. Par exemple, dans une interview à La Repubblica, Erri De Luca propose une comparaison avec laquelle je suis d'accord : le peuple ukrainien a réagi à la violence russe comme le peuple napolitain a réagi à la violence des Allemands qui battaient en retraite. Mais Erri oublie le contexte, qui n'est pourtant pas sans importance : personne n'aurait pu arrêter le soulèvement des Napolitains en ces jours de rage libératrice, mais la situation est différente aujourd'hui : quelqu'un pourrait arrêter, ou du moins s'efforcer d'arrêter, le carnage que l'invasion russe a déclenché et que l'OTAN a fomenté et continue de fomenter. Les quatre jours de Naples ont rapproché la fin du carnage. La résistance ukrainienne armée par l'OTAN risque au contraire de prolonger le massacre et de l'exacerber.

Lors d'une interview en janvier 2022, Hillary Clinton a anticipé la possibilité de faire de l'Ukraine un nouvel Afghanistan pour la Russie : grâce au sacrifice des Ukrainiens, nous pouvons gagner.

Mais que signifie gagner ?

S'agit-il d'abattre l'ennemi autocratique de la Russie ?

Malheureusement, le régime de Poutine interprète un sentiment majoritaire au sein de la population de ce pays et s'appuie désormais sur le récit de la renaissance héroïque de l'âme russe, violée et humiliée par le mondialisme. Eux aussi veulent gagner et sont prêts à souffrir pour gagner, peut-être même plus que nous.

Limes, (Ndlr : une revue italienne de géopolitique) publie un article glaçant de Vitalij Tretjakov, conférencier à l'université Lomonosov de Moscou : La fin de la paix. Tretjiakov souligne la résurgence des valeurs traditionnelles de la nation russe et compare la décision de Poutine d'envahir l'Ukraine à la décision de Lénine de prendre le Palais d'Hiver.

“Nous nous battrons pour le droit d'être et de rester la Russie”, écrit Tretyakov, en exaltant la valeur éternelle de l'identité, un fantôme qui prend forme à travers la guerre.

Mais Tretyakov ajoute :

"Ce qui se passe interrompt la domination géopolitique et financière mondiale des pays occidentaux, remet en cause le modèle économique imposé aux pays en développement et au monde entier au cours des dernières décennies...”

Les événements de février et mars 2022 sont comparables, par leur importance historique et leurs répercussions mondiales, à ce qui s'est passé en Russie en octobre 1917. Il ne s'agit pas de socialisme, mais du fait que la Russie, comme en 1917, s'est libérée du contrôle politique, économique, idéologique et, surtout, psychologique de l'Occident. À ce moment de l'histoire, il s'agit de la dernière bataille décisive. La victoire de la Russie est attendue non seulement par des millions de ses citoyens, mais aussi par des dizaines de pays (et secrètement par de nombreux Européens). Comme Tretiiakov dit dans Limes : "C'est notre révolution d'octobre").

Tretiiakov a abandonné toute illusion universaliste et souligne que ce qui l'intéresse n'est pas le retour du socialisme soviétique, mais le retour de la différence nationale, de l'essence fière de l'âme russe.

Mais au nom de cette différence, de ce droit d'être ce que l'on est (comme s'il existait une identité éternelle, immuable et sacrée de la nation), Tretiiakov veut aussi gagner, et sa soif de vengeance peut résonner avec celle d'une très grande partie de l'humanité humiliée.

Vous nous avez brisés avec votre Sturm und Drang

Dans le même numéro (très riche) de Limes, on trouve un article de Hu Chunchun : China to Europe : the fate of the world is in your hands (La Chine à l'Europe : le destin du monde est entre vos mains).

Hu, qui enseigne la germanistique à l'université de Shanghai, s'adresse aux Européens dans un discours qui ressemble à une conférence plutôt brusque. Spécialiste du romantisme allemand, Hu s'insurge contre le Sturm und Drang de nos intellectuels d'opérette.

“Un rapide coup d'œil sur l'histoire du Vieux Continent depuis le début du XXe siècle m'oblige à faire une réflexion qui sera probablement rejetée catégoriquement par mes collègues européens. D'un côté, l'Europe est le phare de la civilisation moderne ; de l'autre, elle a maintes fois conduit l'humanité au bord de la destruction. La culture européenne semble posséder les caractéristiques d'un Janus à deux visages : un visage hideux de barbarie masqué par une façade sacrée de valeurs et d'idées absolues". (Limes, p. 63).

Hu Chunchun opère un changement de perspective géopolitique, ou plutôt géoculturelle : de la centralité blanche (euro-russe-américaine) au polycentrisme post-colonial, dont les implications politiques commencent à être perçues dans la manière dont le Sud global considère le conflit russo-ukrainien :

"Le fait que le conflit russo-ukrainien soit un problème essentiellement européen n'est pas la thèse cynique et irresponsable d'un universitaire chinois qui ignore la justice et renverse les faits", écrit encore Hu, “mais l'observation lucide qui émane de l'esprit de la raison européenne”. L'universitaire kenyane Martha Bakwesegha-Osula a résumé le point de vue africain sur le conflit russo-ukrainien : “des solutions européennes à des problèmes européens”. Cette position est également l'une des raisons qui ont conduit de nombreux pays, représentant collectivement près de la moitié de la population mondiale, à s'abstenir de voter la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies sur l'Ukraine le 2 mars.

Finissons-en avec la victoire.

Vaincre, c'est imposer la force d'une volonté contre et au-dessus d'une autre volonté. Depuis Machiavel, cette idée de la volonté s'imposant par la force a connu une certaine fortune, et a produit de grands progrès et de non moins grandes catastrophes.

Mais cette histoire est terminée : le pouvoir de la volonté, du projet et du gouvernement est annihilé par la complexité de la nature qui se rebelle, de l'automate techno-militaire qui se gouverne lui-même, et de l'inconscient collectif qui oscille entre l'effondrement dépressif et la psychose agressive.

Gagner, c'est imposer son projet en annulant les projets qui s'opposent au nôtre. En ce sens, plus personne ne peut gagner quoi que ce soit, si tant est que gagner ait jamais eu un sens.

Mais c'est là qu'émerge la question la plus dramatique à laquelle nous n'avons pas encore de réponse : existe-t-il une force culturelle et politique dans la société qui soit capable d'arrêter la psychose et de désactiver sa violence destructrice ?

Cette force ne sera pas le mouvement pacifiste, auquel j'adhère sans grand espoir. Le pacifisme est une déclaration, une revendication, un plaidoyer, mais il ne possède aucun pouvoir. La puissance, en revanche, est nécessaire, même s'il s'agit de la puissance négative de l'évasion.

La force capable d'échapper à la psychose est la passivité de masse, la ridiculisation des Valeurs, la résignation au pouvoir du Chaos qui précède la création d'alliances avec le chaos.

La force capable d'échapper à la psychose de masse est la désertion de tous les ordres automatiques : de l'ordre automatique de la guerre, d'abord. Mais aussi de l'ordre automatique de la concurrence, du salariat et de la consommation. Et aussi de l'ordre automatique de la croissance économique qui détruit l'environnement et le cerveau pour produire du profit.

Cette force existe : c'est la force du désespoir, aujourd'hui majoritaire. Mais le désespoir (l'absence d'espoir en l'avenir) peut évoluer en dépression épidémique, il peut évoluer en psychose agressive, ou il peut évoluer en désertion, en abandon de tout champ de bataille, en survie en marge d'une société qui se défait, en autosuffisance en exil du monde.

Franco Bifo Berardi
Traduction L’Autre Quotidien
https://effimera.org/vincere-di-franco-berardi-bifo/


Franco Berardi dit Bifo est un philosophe et militant politique italien issu de la mouvance opéraïste. Il rejoint le groupe Potere Operaio et s'implique dans le mouvement autonome italien dans les années 1970, notamment depuis la Faculté des Lettres et de Philosophie de l'Université de Bologne, où il enseigne l'esthétique avec le professeur Luciano Anceschi.