L'AUTRE QUOTIDIEN

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Tout ce qui concerne la santé est hautement politique. Entretien avec Joan Benach

Joan Benach, professeur de sociologie au département des sciences politiques et sociales de l’université Pompeu Fabra de Barcelone, a publié de nombreuses études et ouvrages sur la « commercialisation de la santé » comme sur les politiques de santé publique. A l’occasion de cet entretien il développe ses idées et options à la lumière (ou plutôt à l’ombre) de la pandémie du Covid-19.

Quelles sont les causes qui déterminent la santé ? Pourquoi tombons-nous malades et pourquoi les inégalités se créent-elles ?

Les causes fondamentales qui déterminent la santé d’une population ne sont pas, comme beaucoup le pensent, la biologie et la génétique, les « modes de vie » ou les soins sociaux et de santé, mais des causes sociales. Pourquoi ? Parce que les facteurs biologiques et génétiques sont presque toujours «activés» ou non en fonction de l’environnement, parce que les comportements associés à la santé, comme les habitudes alimentaires ou le tabagisme, sont conditionnés par la famille et l’environnement social. Et parce que les soins de santé, bien qu’étant un service fondamental lorsque nous tombons malades, contribuent relativement peu à la santé de la population et dépendent également de facteurs sociopolitiques.

Pourquoi tombons-nous malades alors ? Principalement en raison de «déterminants éco-sociaux» : la précarité de l’emploi, le logement ou la pollution environnementale, pour ne citer que trois facteurs. Ces facteurs ont un impact inégal sur les différents groupes sociaux en fonction de leur classe sociale, de leur sexe, de leur origine ethnique, de leur situation migratoire et de leur lieu de vie, ce qui génère des inégalités en matière de santé.

Prenons un exemple. Les femmes des classes sociales inférieures sont plus obèses car, pour des raisons sociales et historiques, elles souffrent davantage de discrimination et d’exploitation au travail. Au fil du temps, nombre de ces femmes exprimeront la situation d’inégalité sociale sous la forme de troubles métaboliques, de diabète et de décès prématurés. C’est pourquoi nous disons que la société entre de manière inégale dans nos corps, s’exprimant biologiquement sous forme de maladie.

Les déterminants sociaux de la santé sont-ils intrinsèquement liés au capitalisme ?

Le facteur crucial à l’origine de toute la chaîne de causalités qui explique pourquoi nous sommes en bonne santé, tombons malades ou mourons prématurément est la politique. Pourquoi ? Parce que les idéologies et les rapports de force politiques inégaux conditionnent les politiques publiques qui sont faites en matière de fiscalité, d’emploi, de logement, d’environnement, de santé ou de services sociaux, entre autres.

Chacune de ces politiques est interdépendante et génère des changements dans nos modes de vie, de travail, de consommation, de relations entre nous et avec l’environnement qui, d’une manière ou d’une autre, même si nous ne le voyons pas ou n’en sommes pas conscients, affecteront nos vies et, en définitive, notre santé.

En outre, les décisions politiques sont associées au système économique et culturel dans lequel nous vivons. Comme l’a souligné Lula da Silva : « tout dépend de la politique ». Prenons un exemple pour comprendre la causalité systémique et historique qui va du capitalisme à la santé. Les chômeurs sont plus susceptibles d’être déprimés et d’abuser de l’alcool. Si la situation se prolonge, ils sont plus susceptibles de se suicider ou de souffrir de maladies du foie. Or, comme l’ont montré les études de Marx ou de Michal Kalecki [économiste polonais : 1899-1970], le chômage est consubstantiel au capitalisme. Il y a donc un fil conducteur plus ou moins direct de la santé au capitalisme. La santé collective est donc un produit social étroitement lié à l’économie politique.

Il me semble qu’il s’agit d’une vision aussi intéressante que peu connue. Pourriez-vous donner plus d’exemples ?

Oui, bien sûr, il existe de nombreux exemples liés à l’histoire et à l’évolution du capitalisme, comme le néocolonialisme, les pratiques mercantiles des grands oligopoles ou le patriarcat. Un exemple est la façon dont, en quelques années, l’utilisation massive de sucres ajoutés à la production industrielle de « junk food » [nourriture industrielle, malbouffe] par les grandes entreprises de ce qu’on appelle la Big Food a créé une épidémie de surpoids et d’obésité dans le monde (peut-être 1500 millions de personnes), alors que cela coexiste avec la faim et la malnutrition (environ 1000 millions de personnes).

Un autre exemple est l’épidémie de tabagisme qui est apparue au cours du XXe siècle, très étroitement liée aux pratiques commerciales, de relations publiques et de marketing des grandes entreprises du tabac, et l’impact criminel qu’elles continuent malheureusement d’avoir. On estime qu’au XXIe siècle, il y aura environ un milliard de décès liés au tabac, en particulier dans les pays pauvres et les classes les plus démunies de la planète.

Un troisième exemple est celui des perturbations hormonales et des cancers causés par l’exposition massive aux produits chimiques synthétiques générés et commercialisés par l’industrie chimique.

Et plus récemment, nous avons la pandémie de coronavirus, qui fait vivre à de nombreuses femmes une crise sanitaire permanente, avec des semaines de travail interminables – à l’intérieur et à l’extérieur de la maison – qui, comme le dit Silvia Federici, est presque comparable à celle des travailleurs de la révolution industrielle.

Dans le contexte de la pandémie, où placer le discours si souvent répété par les autorités depuis le début de la pandémie sur la « responsabilité individuelle » pour éviter la contagion ? Est-ce une façon de déplacer le poids des déterminants sociaux de la santé sur les modes de vie personnels ?Le discours hégémonique, promu par le pouvoir politique et reproduit par les médias grand public, parle de virus, de soins médicaux, d’hôpitaux, de traitements et de vaccins. En revanche, on parle moins de la prévention, et lorsqu’on le fait, il s’agit presque toujours de la responsabilité personnelle. Lorsque nous parlons d’un problème collectif comme la pandémie, avec des causes structurelles associées à la santé publique, mettre l’accent sur les facteurs personnels contribue à «tancer» les personnes et n’est pas suffisamment efficace. De plus, l’individualisme nous isole et ne résout pas les problèmes.

Que dirions-nous si, pour lutter contre la crise écologique et climatique structurelle que nous subissons, nous disions que la solution fondamentale est que chacun recycle et économise de l’énergie à la maison ? Que dirions-nous si, pour lutter contre l’épidémie de tabagisme existante, nous disions qu’il s’agit d’un « problème personnel » au lieu d’introduire des lois restrictives, de contrôler les prix du tabac ou d’interdire la publicité pour le tabac, entre autres mesures de santé publique ?

Il est toujours important d’avoir une responsabilité individuelle face à un risque, mais lorsque nous parlons de questions ayant trait à la population telles que la santé publique, il est essentiel d’avoir une vision collective qui nous permette de comprendre et d’agir sur les causes sociales sous-jacentes.

De nombreux experts ont mis en garde depuis des années contre une telle pandémie. Pourquoi le système de santé n’était-il pas préparé ? Était-il trop centré sur les hôpitaux ?

Depuis au moins quatre décennies, de nombreux spécialistes mettent en garde contre les changements socio-écologiques mondiaux qui entraînent une augmentation des maladies infectieuses. Des scientifiques l’ont dit dans leurs articles, des vulgarisateurs comme Bill Gates l’ont commenté, de nombreuses institutions internationales, dont l’OMS, ont lancé des mises en garde.

Il me semble qu’il y a trois raisons principales. Tout d’abord, en raison de la dynamique à court terme des gouvernements qui agissent trop souvent de manière réactive. C’est-à-dire qu’ils s’inquiètent « lorsque Santa Barbara tonne » [dicton signifiant : « quand on laisse tout à la dernière minute et qu’ensuite on se plaint »] et que nous avons déjà une catastrophe sur les bras. Par contre, ils font beaucoup moins d’efforts pour planifier et anticiper les problèmes qui peuvent ou non se produire. Le fait est que la prévention est beaucoup moins visible et appréciée que l’action immédiate et qu’elle est souvent décrite comme un peu ou pas efficace.

Deuxièmement, en raison de la marchandisation et de la précarisation progressive de la santé publique et des services sociaux depuis des décennies, facilitées par une vision néolibérale de la santé et les pressions du complexe commercial pharmaceutique. Après la crise de 2008, les politiques d’« austérité » ont aggravé la situation.

Et troisièmement, parce qu’on nous a répété que nous avions l’un des meilleurs systèmes de santé publique au monde. C’est vrai qu’il est bon si nous le comparons avec de nombreux pays, mais il s’agit d’un modèle biomédical et réductionniste, « hospitalo-centré » et médicalisant, qui se concentre trop sur les maladies, les organes et la technologie et pas assez sur l’être humain, les soins primaires, les services sociaux, les déterminants sociaux, les inégalités et la santé publique, où se trouvent des données aussi essentielles que la santé mentale, la santé au travail ou la santé environnementale, parmi beaucoup d’autres.

Il convient de le répéter autant de fois que nécessaire : les « services médicaux publics » ne sont pas la même chose que la « santé publique », une discipline qui vise à surveiller et à prévenir les maladies, à protéger, promouvoir et restaurer la santé de l’ensemble de la population, mais qui dispose de très peu de ressources (1,5 à 2% du budget de la santé). Paradoxalement, la santé publique a donc été la grande absente de cette pandémie.

Un grand nombre de pays européens ont opté pour le confinement et les restrictions, tandis que de nombreux pays d’Asie et d’Océanie ont opté pour la stratégie « Covid-0 ». Quelles sont les différentes stratégies qui ont été mises en œuvre dans le monde, et pourquoi l’ont-elles été si différemment ?

De manière très schématique, on peut dire qu’il y a eu trois modèles principaux pour faire face à la pandémie. Il y a le modèle « préventif institutionnel » de nombreux pays d’Asie et d’Océanie, comme Taïwan ou la Nouvelle-Zélande, déjà alertés par les précédentes pandémies. Ils ont agi de manière radicale pour éliminer la transmission communautaire avec la stratégie « Covid-0 ». Ils ont mené des interventions rapides et énergiques : tests et dépistage de masse, isolement des contacts, contrôles stricts et suivis numériques aux frontières ainsi que renforcement important de la santé publique. En plus d’avoir un impact sanitaire très faible, la crise économique due à la pandémie a également été mineure. Notons également le succès de Cuba ou de la région du Kerala en Inde où l’action collective des communautés a joué un rôle important.

Le deuxième modèle est le modèle « réactif entrepreneurial » des pays occidentaux, qui se sont concentrés sur un blocage/libération permanent des activités et des confinements pour minimiser les dommages économiques, en essayant de réduire l’impact sur la santé uniquement lorsque le système de santé, effondré pour répondre aux besoins de la population, a atteint une situation limite.

Le dernier modèle est celui que nous pouvons appeler « nécrophile » représenté par Trump et Bolsonaro (au début, également par Boris Johnson), caractérisé par le fait d’avoir coupé et démantelé tout ce qui avait à voir avec la santé publique, combiné avec une stratégie autoritaire aux traits néofascistes étroitement associée aux intérêts du capital financier et des entreprises pharmaceutiques ; tout cela avec un fort mépris pour la vie de ceux qui « ne sont pas dignes de vivre », si nous voulons le formuler comme les nazis le disaient.

Vous avez critiqué la gestion de la pandémie par les gouvernements en ce qui concerne les actions réactives et déficientes. Pensez-vous que cela aurait pu être mieux fait ?

Je pense que les gouvernements espagnol et catalan (et d’autres communautés autonomes, notamment Madrid) ont géré la pandémie de manière déficiente. Au début, on pouvait à juste titre affirmer qu’il s’agissait d’une surprise, et qu’il n’y avait – comme l’a reconnu Joan Guix, l’ancien secrétaire catalan à la Santé – ni la préparation ni les ressources humaines et matérielles pour agir face à un risque que presque tout le monde avait minimisé.

On a abusé des slogans publicitaires (« ensemble nous devons arrêter le virus » ou « gagner cette guerre »). On a répété que tout était fait pour contrôler la pandémie en mettant l’accent sur la responsabilité individuelle, en improvisant, en adoptant des politiques réactives, avec peu de leadership et un œil toujours tourné vers les pressions commerciales.

Mais au fil des mois, il apparaît clairement que l’humilité et la prévoyance ont fait défaut. Il y a eu une incapacité à agir avec diligence et efficacité face à une situation d’urgence, sans un investissement massif dans le système sanitaire et la santé publique (soins primaires, services sociaux, traceurs, tests, etc.). Il est toujours plus facile de parler que de faire. Et il faut dire qu’à certains endroits, beaucoup d’actions ont été entreprises. Ainsi la mairie de Barcelone a fait un effort social important. Toutefois, je pense qu’en général, dans une situation d’urgence grave et d’effondrement des services sanitaires et sociaux, il y a eu un manque de planification, de courage et de capacité de décision pour agir dans une situation d’urgence touchant l’ensemble de la population. Cela signifie que l’accent a été mis sur la « solution » des confinements et des restrictions totales ou partielles lorsque la pandémie s’accélère et se développe, au lieu de mettre en œuvre une stratégie radicale, utilisant rapidement et efficacement tous les instruments dont dispose la santé publique et communautaire : planification, surveillance et analyse épidémiologique, éducation à la santé communautaire, analyse des déterminants sociaux et de l’équité, implication massive de la communauté, entre autres outils et stratégies.

En bref, les pays occidentaux ont opté pour une vision consistant à « vivre avec le virus » avec des confinements et des restrictions, au lieu de vouloir le contrôler et l’éliminer avec une stratégie globale de santé publique « Covid Zéro ». Cela a produit un désastre social et de santé publique, avec de nombreuses conséquences que nous commençons seulement à connaître.

Quelles auraient dû être, à votre avis, les actions les plus prioritaires ? Et pour l’avenir ?

Avec le temps, j’espère que nous aurons une évaluation critique et complète de ce qui a été fait, mais je pense qu’il y a six points prioritaires.

Premièrement, il a manqué une vision plus systémique et intégrée de la pandémie, avec une connaissance plus adéquate et plus approfondie de la santé publique et des sciences sociales que celle que nous avons eue.

Deuxièmement, une meilleure gestion avec plus de leadership et de coordination, et avec une vision plus préventive que réactive.

Troisièmement, une action plus transparente et démocratique, avec des campagnes d’éducation communautaire dès le début, avec des questions clés telles que la prévention, le risque, la stigmatisation, éviter les fake news, etc.

Quatrièmement, avoir renforcé de toute urgence et avec force les établissements médico-sociaux, la santé communautaire, les services sociaux, les soins primaires et la santé publique, avec l’utilisation massive de traceurs et de tests de diagnostic, au lieu de continuer à marchandiser la santé avec la sous-traitance à des entreprises privées.

Cinquièmement, il aurait fallu réfléchir davantage aux inégalités, en investissant massivement dans la protection sociale et économique de la population plus « vulnérable » [parce que socialement lésée] que « vulnérable » [à risque], en particulier dans les populations et les quartiers les plus défavorisés et ceux qui n’ont pas de logement. Des choses ont été faites, bien sûr, mais c’est très insuffisant.

Et sixièmement, nous aurions dû contribuer à générer une participation plus active de la communauté en encourageant les actions de solidarité et le soutien social collectif, comme cela s’est produit dans certains pays. Pour l’avenir, outre une évaluation détaillée des répercussions de la pandémie, il sera nécessaire de renforcer et de développer une agence nationale de santé publique capable de prévenir et de contrôler les nombreuses menaces existantes pour la santé publique et les futures pandémies qui suivront très probablement. Cela nécessitera un investissement beaucoup plus important dans les ressources matérielles et le personnel de santé publique qualifié, des programmes de formation améliorés et étendus et des systèmes de surveillance et de réaction aux nouvelles pandémies.

Les vaccins seront-ils la solution à la crise sanitaire ? Qui est favorisé par le « modèle de santé hégémonique » auquel vous faites référence ? Comment garantir un accès équitable si, en fin de compte, il est entre les mains des entreprises pharmaceutiques ?

Les vaccins disponibles sont sûrs et efficaces à court terme, mais il reste de nombreuses questions à poser sur la durée de leur immunogénicité [la capacité qu’a un antigène de provoquer une réponse immunitaire] et leur efficacité contre les nouveaux variants et les mutations possibles du coronavirus.

Cependant, la vaccination à l’échelle du monde n’est pas une question scientifique ou sanitaire, mais avant tout une question géopolitique. Au début du mois de mars, environ 4 doses par 100 personnes avaient été administrées dans le monde, avec une grande inégalité, puisque dans de nombreux pays, il n’y avait toujours pas de personnes vaccinées. Le directeur de l’OMS a lui-même déclaré que « le monde est au bord d’un échec moral catastrophique ». Pourquoi ? Parce que les investissements dans la recherche sur les vaccins ont été principalement publics, mais la production et la commercialisation sont aux mains du secteur privé en raison de l’accord de l’OMC de 1995 sur « les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » (ADPIC). Cet accord impose les intérêts des transnationales pharmaceutiques aux États, notamment du Sud, qui sont tributaires des brevets et des licences sur les produits, vaccins et médicaments. Les grandes firmes pharmaceutiques consacrent beaucoup d’argent à la publicité et non aux médicaments et aux vaccins qui ne sont pas rentables pour elles mais qui sont absolument vitaux pour la société.

La géopolitique de la santé imposée par le complexe médico-financier-pharmaceutique mondial (Big Pharma) contrôle la consommation massive de médicaments et de technologies de santé. Ce complexe défend ses intérêts en exerçant une grande influence sur les États. Il dégage d’énormes profits. L’Inde, l’Afrique du Sud et 90 autres pays ont tenté de suspendre les accords de propriété pendant la pandémie, mais l’Union européenne, les États-Unis et d’autres pays anglo-saxons s’y sont opposés. Seules la Russie, la Chine et Cuba échappent à cette dynamique, mais certains de leurs vaccins sont également marchandisés et associés à des laboratoires nationaux privés en Inde, au Brésil, en Argentine, entre autres.

Pouvez-vous donner d’autres exemples de la puissance de ces firmes ?

L’Alliance du Vaccin (GAVI-créé en 2000 sous la forme d’un partenariat public et privé) reçoit 60% de son financement de firmes pharmaceutiques et de donateurs de pays riches qui, en siégeant dans des comités d’experts, défendent les intérêts de l’industrie. La « Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies » (CEPI), créée en 2015, par le Forum économique de Davos avec l’aide de la Fondation Gates et du Wellcome Trust Fund (un fonds de la société GlaxoSmithKline), a annoncé un plan mondial de vaccination.

Le Fonds mondial d’accès aux vaccins Covid-19 de l’OMS, appelé COVAX, ainsi que les GAVI et CEPI, font en sorte que les droits de « brevet » sur les vaccins suivent une logique de marché, de sorte qu’ils ne fournissent des vaccins que de manière limitée dans les pays pauvres. Une fourniture qui ne relève pas d’un « droit », mais d’une forme de géopolitique caritative de type colonial où les pays se font concurrence séparément pour les quotas de doses.

Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité des vaccins disponibles soient allés aux pays occidentaux riches (et au sein de ceux-ci, souvent les plus privilégiés). Il faut également noter que 80% du budget propre de l’OMS dépend de dons et non des Etats (la Fondation Gates, par exemple, finance 90% de son programme de médicaments), ce qui montre son degré de dépendance aux intérêts de l’industrie et des moyens privés. Il est essentiel de démocratiser la vaccination, en en faisant un bien commun à toute l’humanité. Et pour ce faire, il sera nécessaire de générer une réponse géopolitique qui libère les brevets, en créant une association de pays du Sud ayant la souveraineté de produire et de distribuer des vaccins pour tous.

Cela signifie qu’un changement social et politique radical et profond serait le « vaccin » le plus efficace et qu’il est fondamental de démocratiser la vaccination, en en faisant un bien commun pour toute l’humanité. Il sera nécessaire de générer une réponse géopolitique qui libère les brevets, et de créer une association de pays du Sud ayant la souveraineté de produire et de distribuer des vaccins pour tous. Certains cas qui peuvent aller dans ce sens sont la distribution éventuelle de vaccins fabriqués en Inde (le pays qui en fabrique le plus), le développement du vaccin cubain « souverain 02 » pour la population, les touristes et d’autres pays. En bref, nous avons besoin d’un « vaccin social ».

Dans votre dernier livre “La Salud es Politica. Una planeta enfermo de desigualdades” (Icaria 2020), vous revenez en profondeur sur la nécessité de promouvoir un changement de modèle à grande échelle pour faire face aux crises à venir, produites en grande partie de l’effondrement écologique. Mais comment amorcer ce changement dans un contexte capitaliste qui privilégie les profits par-dessus tout ?

La pandémie est un bain d’humilité qui devrait nous faire comprendre que nous faisons partie de la nature, et que lorsque nous l’abîmons, nous nous abîmons aussi. Nous sommes fragiles, et nous sommes dépendants. Toutefois, cela ne suffit pas pour réaliser les changements dont nous avons besoin, car les inerties économiques, politiques et culturelles existantes rendent le changement très difficile.

Le néolibéralisme détruit la vie, mais il « infecte » également nos esprits, rendant difficile la compréhension de ce qui se passe. Si nous voulons changer, cela implique d’augmenter la conscience sociale des causes profondes et des effets de la pandémie. Pour parvenir à un changement profond, il sera nécessaire, comme presque toujours dans l’histoire de l’humanité, de le faire par la lutte sociale. L’urgence climatique et la crise éco-sociale et énergétique que nous subissons – et que nous subirons – seront infiniment pires que la pandémie. L’accumulation constante, la croissance illimitée et la dépossession des biens communs par le capitalisme sont notre pire « virus ». Les réformes sont cruciales, mais des changements systémiques très profonds devront être effectués. Soit nous changeons radicalement, soit nous sommes sur la voie de l’extinction de l’humanité, ou en tout cas d’un génocide et d’un écocide massifs.

Dans un monde soumis à des crises systémiques éco-sociales multiples et quasi inévitables, il faut « tout changer », disent les féministes. Nous devons réinventer – et nous devons le faire rapidement – l’organisation de la production et de la reproduction sociale en faisant une révolution économique, politique et culturelle. Comment réaliser ce changement ? Je propose quatre éléments qui me semblent essentiels. Tout d’abord, faire l’expérience d’un mode de vie différent, avec des coopératives de production et de consommation, de nouvelles formes de vie et de relations où la liberté des uns ne dépend pas de la souffrance des autres. Le grand écrivain portugais José Saramago a dit : « si nous ne changeons pas nos vies, nous ne changerons pas la vie ».

Deuxièmement, il s’agit de faire prendre conscience de la crise systémique qui nous entoure et du fait qu’il est possible de vivre bien, autrement, en consommant moins, de manière plus saine, plus humaine et véritablement durable. Cela signifie une rééducation politique et culturelle très profonde des citoyens et citoyennes.

Troisièmement, créer des groupes de réflexion puissants qui fassent des analyses critiques et des propositions pour une action politique plus adéquate.

Et quatrièmement, il faut s’unir et se mobiliser en permanence avec des mouvements sociaux à la fois décentralisés et coordonnés, qui relient toutes les luttes, qui sont « global-local », capables de créer des formes collectives pour faire pression sur les politiques institutionnelles et les changer. Faire ces changements nous coûtera beaucoup, mais ne pas les faire nous coûtera encore plus.

Joan Benach est professeur de sociologie au département des sciences politiques et sociales de l’université Pompeu Fabra. Directeur du Groupe de recherche sur les inégalités en matière de santé (GREDS-EMCONET) et directeur adjoint du Centre de politique publique JHU-UPF, Université Pompeu Fabra de Barcelone.


Entretien publié sur le site de Sin Permiso, le 24 mars 2021 ; traduction par la rédaction de Alencontre. Des parties de cet entretien ont été utilisées dans le rapport d’Emma Pons intitulé « ¿Por qué la covid no nos iguala ? La relación entre la salud y el código postal », publié en catalan et en espagnol dans le journal Público et dans la revue Quinze de Público, n. 73, 19/25-03-2021.)