L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'éthologie, milieu ambiant de Jakob von Uexküll

L’œuvre majeure d’un grand pionnier de l’éthologie, toujours aussi captivante et puissante soixante ans après sa finalisation.

C’est grâce à quelques lignes puissantes glissées dans « Les diplomates » de Baptiste Morizot que j’ai découvert cet été Jakob Johann von Uexküll (1864-1944), biologiste allemand précurseur de l’éthologie, plusieurs années avant le grand Konrad Lorenz, et par ailleurs pionnier de la biosiémiotique. En se penchant d’un peu plus près sur la genèse de l’intuition diplomatique si féconde de Baptiste Morizot, on s’aperçoit que, dès les contreforts de sa thèse fondatrice consacrée à Gilbert Simondon, et donc déjà quelque temps avant la publication des « Diplomates », les notions d’environnement et de subjectivité dans l’interprétation des signes – deux concepts centraux de l’approche, hautement novatrice alors,  de Von Uexküll – sont elles aussi essentielles pour le développement contemporain de la diplomatie animale (Baptiste Morizot« Le hasard contraint comme modalité d’individuation », Cahiers Simondon, 2012).

Ce petit livre n’a pas la prétention de servir de guide à une nouvelle science. Il s’en tient d’abord à ce que l’on peut nommer la description d’une promenade dans des mondes inconnus. Ces mondes ne sont pas simplement inconnus, mais également invisibles ; plus encore : l’existence leur est déniée par un certain nombre de zoologistes et de physiologistes.

Leur avis, qui ne laisse pas de paraître étrange aux connaisseurs, se comprend par le fait que l’accès à ces mondes ne s’ouvre pas à chacun, que certains préjugés sont propres à barricader la porte qui en ferme l’entrée, si solidement que, de tout l’éclat répandu dans ces mondes, aucun rayon lumineux ne parvient à percer jusqu’à nous. Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines abandonne l’espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu.

Mais celui qui n’a pas souscrit sans retour à la conception mécaniste des êtres vivants pourra réfléchir à ce qui suit. Tous nos objets usuels et nos machines ne sont rien d’autre que des moyens de l’homme. Il y a ainsi des moyens qui servent l’action – ce que l’on nomme des outils, des « choses-pour-agir », auxquels appartiennent les grandes machines qui servent dans nos usines à transformer les produits naturels, les chemins de fer, les autos, les avions. Il existe aussi des moyens qui affinent notre perception, des « choses-pour-percevoir », comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils de radio, etc.

Dans ce sens on pourrait supposer qu’un animal ne serait rien d’autre qu’un assemblage de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », reliées en un ensemble par un appareil de guidage, ensemble qui resterait une machine, mais serait cependant susceptible d’exercer les fonctions vitales d’un animal.

Telle est en fait la conception de tous les théoriciens du mécanisme en biologie, l’infléchissant, selon les cas, tantôt vers un mécanisme rigide, tantôt vers un dynamisme plastique. Les animaux ne seraient ainsi que de simples choses. On oublie alors que l’on a supprimé dès le début ce qui est le plus important, à savoir le sujet, qui se sert des moyens, qui les utilise dans sa perception et son action.

Par l’impossible combinaison de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », on n’a pas seulement assemblé chez l’animal les organes des sens et les organes du mouvement comme des parties de machines (sans prêter attention à sa perception et à son action), mais on a voulu en plus mécaniser l’homme. D’après la conception des behavioristes, nos sentiments et notre volonté ne sont qu’apparence ; dans le meilleur des cas, on ne peut les considérer que comme des parasites gênants.

Mais celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existe dans les organes comme nous dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement dans les animaux des choses mais des sujets, dont l’activité essentielle réside dans l’action et la perception.

C’est alors que s’ouvre la porte qui conduit aux mondes vécus, car tout ce qu’un sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu’il fait, son monde de l’action. Monde d’action et monde de perception forment ensemble une totalité close, le milieu, le monde vécu.

En se penchant méticuleusement sur « la tique et son milieu », pour en extraire la notion d’espaces vécus (actif, tactile et visuel) et de lointain, puis en établissant le temps perceptif à travers les expériences de l’escargot et les milieux simples à partir de celles de la paramécie, de l’oursin et de la méduse, Jakob von Oexküll développe les observations conduites par Konrad Lorenz (qu’il remercie par ailleurs chaleureusement) sur les choucas, les confronte à son propre travail sur les mouches, les coquilles Saint-Jacques, les vers de terre et les abeilles pour aboutir à la forme et au mouvement comme caractères perceptifs, puis aux notions de but et de plan, en s’y dégageant du risque d’anthropomorphisme, mobilisant de surcroît alors papillons de nuit et poules, avant de donner à son travail, condensé de puissance, son assise définitive avec l’image perceptive et l’image active, le chemin familier, la demeure et le territoire, le socius, l‘image de recherche et le schéma de recherche, et enfin, les milieux magiques et le même sujet en tant qu’objet dans différents milieux. Publié en 1934, revu et actualisé en 1956, ce travail majeur a d’abord été traduit en français en 1965 par Philippe Müller dans la Bibliothèque Médiations de chez Gonthier (regroupé avec « Théorie de la signification », qui se focalise sur le « sens » des objets pour les sujets animaux), puis retraduit en 2010 par Charles Martin-Fréville chez Payot-Rivages, avec une préface de Dominique Lestel. Il est fascinant de constater à quel point ces 130 pages de science authentiquement pionnière gardent intacte leur captivante puissance heuristique à plus de soixante ans de distance.

Dans le monde gigantesque qui entoure la tique, trois stimulants brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans défaillance. Pour cela, la tique est pourvue, en dehors de son corps avec ses récepteurs et ses effecteurs, de trois signaux perceptifs qu’elle peut transformer en caractères perceptifs. Et le déroulement des actes de la tique est si fortement prescrit par ces caractères perceptifs qu’elle ne peut produire que des caractères actifs bien déterminés.

La richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs et trois caractères actifs – son milieu. Mais la pauvreté du milieu conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse.

Jakob von Uexküll - Milieu animal et milieu humain - éditions Rivages
Hugues Charybde le 7/09/2020

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Jakob von Uexküll