L'AUTRE QUOTIDIEN

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Donner sens et intelligibilité à la rupture révolutionnaire en cours. Par Jacques Chastaing

La dette envers les morts, simples victimes ou combattants, nous oblige à désigner avec la masse des témoignages actuels et à venir les responsables et coupables, à dresser un tribunal. Un tribunal de l’histoire qui peut associer les avocats en lutte pour des crimes hors norme, c’est-à-dire une révolution.

Révolution mentale : voir d’en bas

Face au virus, nous ne savons pas – individuellement et collectivement – quel peut être notre avenir, dans l’immédiat mais aussi pour « après ».

Dans cette imprévisibilité et l’apparent immobilisme du confinement qui l’accompagne, beaucoup de choses bougent et changent. L’accélération actuelle du temps a éloigné soudainement le passé, son idéologie et ses représentants dont la présence ne va plus de soi, nous est même odieuse. Le sentiment de paralysie sur toute vie collective provoqué par la menace de contagion du virus et la propagande culpabilisante des autorités associée à leur technique moyenâgeuse de confinement ont du mal à cacher une forte colère, pour ne pas dire haine, à l’encontre des dirigeants et leur système.

Cette colère grandit de jour en jour et anime aujourd’hui de larges couches de la population. De là fleurissent les « après on demandera des comptes », « demain on descendra tous dans la rue », « on n’oubliera rien »…

Mais on sent aussi plus ou moins consciemment qu’on ne pourra pas véritablement descendre dans la rue sans savoir où on ira. Beaucoup sentent bien qu’il ne s’agira là plus d’un simple mouvement revendicatif mais de remises en cause, de conflagrations à venir bien plus globales et graves.

Ainsi, à la crainte de devoir subir des lendemains pires si les pouvoirs restent en place « après », se mêle à cette colère l’espoir et la conscience d’un autre monde et avec lui un besoin grandissant de participation à la vie commune. Cela s’exprime par les solidarités populaires – ce que beaucoup ont remarqué – mais aussi et surtout par le simple acte des invisibles d’hier si nécessaires aujourd’hui, d’aller travailler pour le salut de tous. Or, ce travail qui était hier si méprisé au point d’être introuvable dans les médias, est tout d’un coup devenu le centre des discours et des attentions des puissants mais aussi a trouvé de multiples expressions directes par les témoignages de soignants et de salariés accompagnés souvent de leurs points de vue sur la situation. Ces témoignages sont devenus un instant, le cœur, l’âme, la clé de voûte de notre vie en société.

Il faut bien mesurer toute la portée du renversement de perspective qui s’opère là, la révolution des consciences qui se profile dans ces témoignages et points de vue. Pas pour les bourgeois bien sûr, mais pour les prolétaires eux-mêmes, la petite bourgeoisie et leurs rapports de l’un à l’autre.

Pendant mais surtout après la guerre de 14-18, les témoignages des « poilus » sur l’enfer des tranchées avaient bouleversé la situation, entraîné derrière eux les classes populaires mais aussi tout le le milieu intellectuel, scientifique et artistique, faisant de l’entre-deux guerres la plus riche – et la plus méconnue – des périodes de chamboulement social, intellectuel et artistique, bien au delà du cliché superficiel des « années folles ».

Pour que cette espèce de prison des corps qu’imposent aujourd’hui la pandémie et le confinement puisse se transformer en libération des esprits sans attendre un aléatoire lendemain, il faut que le mouvement populaire large ne veuille pas seulement « revendiquer » ou se défendre demain ou aujourd’hui, mais ne veuille plus de l’ancien système et ne le veuille plus déjà en actes aujourd’hui. Or ce mouvement est là, bien présent, sous la surface.

Encore faut-il prendre conscience de son importance et à partir de là contribuer à lui donner sens et intelligibilité.

Tous les systèmes en chambre, tous les programmes, fussent-ils les meilleurs, ne valent rien si une masse de gens ne s’en empare pas. Continuer l’action sous toutes ses formes virtuelles en argumentant que ce sont nos mobilisations d’aujourd’hui qui préparent les possibles de demain n’a de sens que si cela s’inscrit dans ce large mouvement populaire de transformation de la société.

L’important est de voir ce qui se passe sous nos yeux, comprendre et décrire les fortes transformations, aspirations et mobilisations populaires en cours – qui ne sont pas toujours là où on le croit – et leur donner une expression consciente.

Comme toujours, décrire le mouvement en cours vaut déjà en partie programme ou en tous cas indication des tâches qui nous attendent. Or, c’est peut-être dans cette description du moment que nous sous-estimons certains aspects de nature véritablement révolutionnaire, même si la pétrification actuelle de la société ne leur donne pas des formes habituelles.

Nous savons bien que « le jour d’après » peut être pire. On le voit au cynisme effroyable des dirigeants, aux attaques qu’ils mènent contre les droits sociaux et les libertés au prétexte de la lutte contre le virus, à la société qu’ils préparent dès aujourd’hui pour demain.

C’est pourquoi, nous aussi, dès aujourd’hui, nous devons tenter de donner une expression à ce qui se fait, se transforme largement dans les consciences et ce qui se voit dans les actes dans la perspective d’une autre société.

Nous pouvons donner sens et intelligibilité à cette rupture de nature révolutionnaire et aux possibles qu’elle ouvre car elle est en train de se produire sous nos yeux.Cette rupture, on peut dire cette révolution, est sous-jacente dans tous les esprits, elle affleure, nous obsède et nous obsédera longtemps encore de manière souterraine.

Il ne s’agit pas de plaquer ce qu’on souhaiterait sur la situation mais simplement de la décrire et d’en dessiner la dynamique.

Nous avons déjà gagné

Avec le risque de maladie ou de mort, directement touchés ou indirectement par des proches qui peuvent l’être, que nous soyons confinés ou obligés d’aller au travail, tout s’est mis à vaciller d’un coup : les vies professionnelles, familiales, sociales, politiques, intellectuelles traditionnelles ont perdu de leurs poids tout autant que les « élites » institutionnelles et sociales ont perdu de leur autorité.

Nous nous dépouillons peu à peu de nos oripeaux sociaux conventionnels et conformistes pour nous trouver nus face à nous-mêmes.

Chacun est amené à ne plus mesurer l’autre à ses grades et rangs, mais à ses capacités et qualités, son courage et son dévouement aux autres mais aussi l’utilité réelle de sa fonction dans la société. Les faux semblants tombent. Nous devenons plus « vrais ».

Nous sommes sur un navire, nous voyons s’éloigner peu à peu les rivages familiers de notre ancien monde à chaque étape de l’aggravation de la crise et à chaque démonstration de l’incapacité, l’incompétence et l’immoralité de nos dirigeants, du cynisme égoïste des plus riches sur lequel ce monde était fondé.

Mais si nous savons que notre navire se dirige vers un nouveau monde, ce nouveau monde est totalement inconnu.

Pour prendre une autre image, nous sommes sur la ligne de partage des eaux où les choses ne se dessinent pas encore clairement, où tous les possibles sont encore ouverts ; en revanche, nous savons que nous sommes entrés dans un nouveau territoire. Une étape de notre vie se termine, une période historique aussi.

Certains disent le 21ème siècle aura commencé en 2020.

Nous sommes tous devenus des réfugiés d’une planète malade. Dans les années 1940 ou pour bien des déplacés actuels, il faut avoir en permanence sur soi ses papiers d’identité, un peu d’argent pour prendre le premier train ou bateau pour ailleurs… mais avec la pandémie nous n’avons pas d’ailleurs. Nous sommes dans cet état d’esprit des réfugiés, mais sans planète de rechange. Nous ne pouvons pas fuir (sauf dans une certaine mesure pour un moment en tous cas pour les plus riches ). Nous devons faire face.

Or, tous ceux qui essaient de préparer « l’après » dès aujourd’hui le sentent, toute la situation réside dans notre capacité à anticiper ce futur incertain et voir si ce futur est déjà bien présent et lisible dans les gestes d’aujourd’hui et l’expérience accumulée depuis quelques temps. Beaucoup tentent de l’écrire, de le dire… Rassemblons ces aspirations et ces désirs et donnons leur une dynamique commune.

Dit d’une autre manière, toute la question est de pouvoir répondre à l’énorme besoin en train de se dessiner de compréhension du passé proche, du futur immédiat ou plus lointain, un désir d’inscrire ce qui se passe aujourd’hui dans la durée d’hier et de demain mais qui ne soit pas celui du discours, de la parole, de la science, de l’histoire, de la politique de ceux d’en haut, mais d’un autre, d’en bas, qui reste à inventer, même s’il ne part pas de rien.

La guerre comme la crise actuelle sont des crises des représentations traditionnelles et notamment des compétences techniques et manuelles exigées pour la survie de tous. Face à cela, les bourgeois se retrouvent incapables, incompétents, point de vue partagé par beaucoup, mais aussi inutiles et nuisibles, ce qui est sous-jacent et l’étape suivante, dans une inversion – temporaire ou non – du sens ordinaire de la domination sociale.

Dans les périodes de guerre, tout peut être vrai sauf ce qui est imprimé d’en hautseuls sont vrais les témoignages d’en bas.

Une « compréhension » par en bas, pas une « explication » par en haut accompagnée de compassion pour ceux d’en bas mais des témoignages où le « je » devient un « nous ».

Une compréhension qui ne soit pas froide mais pleine d’espoir et de chaleur, une compréhension qui se fait au travers de la perspective donnée par les luttes qui se sont menées jusque là afin de mesurer si nous sommes en capacité de véritablement changer les choses, de faire face aux enjeux actuels.

Après les Gilets Jaunes qui ont renversé la table des idées reçues en osant poser la question sociale de manière globale, unifiée et politique, après le 5 décembre 2019 où derrière les agents de la RATP en grève ont commencé à s’engouffrer de nombreuses catégories sociales en lutte sur le chemin du « tous ensemble », ce sont aujourd’hui dans cette continuité et au delà de ceux-ci, des millions de personnes, qui interviennent dans notamment le domaine de la santé publique, qui ne cherchent plus tant à bloquer l’économie comme hier qu’à se l’approprier.

Le gouvernement, les policiers, les magistrats, les journalistes des grands médias avaient déjà été déconsidérés par les luttes précédentes. Il s’ajoute aujourd’hui à la liste les grands patrons, les actionnaires, les riches en général, les experts médicaux du gouvernement, les scientifiques de préfecture tandis que les soignants d’en bas, simples médecins, infirmiers, aides soignants, agents hospitaliers, ambulanciers, agents de nettoyage, pompiers, employés d’Ehpad, de centres médico-sociaux et sociaux, non seulement alertent l’opinion comme jamais sur la destruction libérale du système de santé publique mais montrent que ce sont eux qui en assurent le fonctionnement, qui sauvent des vies contre les entraves du gouvernement et qui devraient, pourraient le prendre carrément en main.

Ce sont aussi les caissières, livreurs, postiers, ouvriers des centres de logistique, de l’agro-alimentaire, routiers, aides à domicile, éboueurs et bien d’autres… qui, en se dévouant à la collectivité, en continuant à travailler avec courage et au risque de leur vie, témoignent tous les jours combien ils sont utiles et responsables, contrairement aux parasites qui dirigent le monde. Ce sont encore les ouvriers des entreprises non nécessaires dans l’immédiat qui décident par leurs « droits de retrait » massifs de ce qui doit fonctionner ou pas, de ce qui est utile ou pas, contre les actionnaires et patrons, dans le souci de la protection maximale du plus grand monde.

Les luttes des étapes précédentes contre la destruction du code du travail en passant par celle du droit aux études jusqu’à la défense de la retraite depuis début 2016 avaient mis la question sociale au centre de l’actualité.

Aujourd’hui c’est la classe ouvrière elle-même qui passe au centre, non seulement de l’actualité sociale comme hier, mais de l’actualité politique générale en assurant la survie et la protection de tous et qui porte ainsi aux yeux de tous la possibilité d’un avenir pour nous tous comme pour la planète.

En ce sens, nous avons déjà gagné ou, en tous cas, gagné beaucoup par rapport à la période précédente.

Au blocage en négatif de l’économie pour faire pression sur les puissants, nous sommes passés à une étape positive où les travailleurs décident – au moins en partie mais à grande échelle – de ce qu’est et doit être l’économie. Contre cette énorme vague, le gouvernement en est réduit à la défensive, en essayant juste de faire croire qu’il est à l’origine de toutes les solidarités, ce qui ne trompe personne. Il en est réduit à multiplier les gesticulations en ayant perdu le contrôle : son confinement moyenâgeux se transforme en grève larvée permanente, sa volonté de « sauver » l’économie en poussant au travail s’apparente à une attitude irresponsable et il n’est pas du tout sûr qu’il y arrive sans provoquer une immense résistance et au delà une riposte d’ampleur. La seule chose qui le sauve, c’est que cette classe ouvrière en mouvement n’a pas l’expression de l’importance de ce qu’elle fait déjà ; elle le sent mais sans en être vraiment consciente.

Nous en n’avons pas suffisamment conscience en apportant trop d’importance à la communication d’en haut et pas assez d’attention au mouvement d’en bas : la dynamique de la situation est subversive.

Bien sûr, tout cela est mouvant, est remis en cause à chaque instant, mais la classe ouvrière en tant que classe historique, en tant que classe qui peut changer le monde est en train de reprendre toute sa place.

Dans les multiples témoignages de soignants ou d’ouvriers confrontés à la « guerre » contre le virus et en même temps contre le capital car ils ne séparent pas les deux, nous assistons à un formidable appel à cette prise de conscience de la collectivité par en bas, ce qui est extrêmement important, déterminant puisque c’est le trait distinctif de tout grand progrès dans la civilisation pour la période contemporaine au moins depuis le XIXème siècle.

Encore faut-il pour les militants le voir, le dire, le répéter, en faire un argument, en rappeler l’histoire, la structuration de cette même demande dans le passé en mouvement ouvrier organisé, ses combats et tout ce qu’il a apporté à l’humanité en conquêtes sociales et droits démocratiques, lui redonner toute sa fierté historique niée ou défigurée par des décennies de recul idéologique, bref un programme.

A travers le courage et le dévouement des soignants, des caissières, des livreurs… de tous les invisibles, la conscience populaire veut redécouvrir l’autre, celui qui est en nous comme l’étranger, ce que nous sommes, notre identité, ce que nous pouvons faire avec les autres et aspire à donner un nom à cela qui ne soit plus « l’enfer, c’est les autres » mais « le paradis, c’est les autres ».

Nous avons besoin des autres, nous les recherchons, le moment présent les recherche intensément contre toutes les barrières et les mensonges que les puissants essaient de dresser entre nous, nationaux, raciaux, de genre, d’âge, professionnels…

Et qui plus est, cette aspiration ne se fait pas pour le « changement » dans de prochaines élections ou par les mains de jeunes et vieux loups relookés issus du passé mais pour le « changer », l’action de changer aujourd’hui, consolider et projeter ce que nous sommes déjà en train de faire nous-mêmes ici et maintenant… Mais notre vocabulaire est malade des décennies passées, nos manières de penser sont elles-mêmes malades, même celles qui ont voulu garder le flambeau de l’émancipation. Nous raisonnons encore bien souvent avec les mots et les cadres d’hier, nous n’avons pas l’audace de ce que font les plus humbles.

Devant l’événement dans sa violence et surtout sa soudaineté, de nature inédite, nous peinons nous-mêmes à décrire les bouleversements matériels, physiques, moraux, psychologiques, intellectuels, politiques qu’il porte et ce qu’il transforme en nous, faute d’expression visible et traditionnelle dans la rue.

Pourtant, la vie va vite, plus vite que nos systèmes de pensée, elle est en train de rompre avec ce passé révolu qui ne dicte déjà plus sa loi à l’action présente des classes populaires qui prennent le chemin de l’autonomisation vis à vis des institutions.

Alors oui, il faut de l’audace à la hauteur du mouvement en cours et pour les militants, il faut une révolution mentale qui les place à ce niveau.

L’ampleur des pertes humaines en croissance exponentielle dont on n’arrive pas à prédire la fin avec son extension aux pays pauvres, l’importance des destructions matérielles que peut entraîner la crise économique qui se profile, l’étendue des pays et des hommes touchés – plus de 4 milliards d’hommes soumis au confinement -, l’impuissance totale des plus grandes puissances, l’impréparation absolue des États et des gouvernements comme des experts scientifiques, des chefs de police, des éditorialistes tous enrôlés pour faire obstacle à une véritable lutte contre le virus et pour sauver l’ancien monde… font que leurs paroles sont totalement anachroniques, dépassées, vieillottes, désuètes, périmées face à la catastrophe. Seule, la réponse populaire est moderne et vraie.

Cela donne le sentiment d’un monde capitaliste en proie au chaos et en même temps, du besoin vital d’un projet, d’une autre humanité, d’autres paroles, d’autres humains.

Il nous faut donc encore établir des passerelles entre l’expérience acquise et un futur entièrement ouvert. Le besoin de l’anticipation dès maintenant d’une société nouvelle va de plus en plus dicter impérativement nos conduites présentes. Nous allons avoir besoin d’un « après » qui ne soit pas une répétition du passé mais qui ne soit pas non plus une simple menace impuissante du fait qu’elle est vide de contenu parce que nous n’arrivons pas à dire, déjà maintenant, ensemble, les ruptures qui se font en nous et que nous voulons pour demain.

Bien sûr, certains croyant que les formules sont comme des baguettes magiques qu’il suffit d’agiter ajoutés à quelques mots sacrés à prononcer pour que les choses changent, vont dire : « socialisme ou barbarie ».

Certes, c’est la question.

Sauf qu’il faut dire ce qu’est le socialisme au vu de ses caricatures staliniennes ou sociales-démocrates qui ont dénaturé le mot pour l’immense majorité et surtout dire ce qu’est le socialisme vivant aujourd’hui, celui dont la potentialité s’incarne dans le mouvement lui-même des classes populaires en action.

Pour cela, il ne suffit pas de dire comme on l’entend souvent d’une manière ou d’une autre qu’il faudrait une réappropriation collective des moyens de production au service des besoins sociaux, qu’il faudrait exproprier les intérêts privés des banques, de l’industrie et de la grande distribution, qu’il faut rompre avec la logique folle du marché, qu’il faut revenir à des pratiques plus démocratiques contre tous les « états d’urgence » et les dérives autoritaires… ni même de dire que si tout cela n’est pas fait, les travailleurs et les pays pauvres paieront de manière dramatique la facture de la crise sanitaire et économique.

De la même manière, il ne suffit pas de répéter qu’il faut embaucher massivement dans les hôpitaux, en ouvrir de nouveaux, ouvrir des lits, fabriquer du matériel médical, respirateurs, masques, blouses, gants, médicaments, lits médicalisés, que la recherche coopère au niveau international par dessus les intérêts nationaux ou privés des laboratoires pour accélérer la découverte et la production de médicaments et vaccins… C’est juste bien sûr mais ça ne suffit pas.

Il ne faut pas dire « voilà ce qu’il faut faire » et encore moins demander aux forces politiques et syndicales traditionnelles de faire ce qu’elles devraient faire mais ne veulent surtout pas faire sans avoir dit d’abord à la population, aux travailleurs, « voilà ce que vous êtes déjà en train de faire, vous, par vous-mêmes », voilà ce que la population et les travailleurs sont déjà massivement en train de dire et de faire. Il s’agit en effet de montrer cette force collective naissante, donner confiance en cette force collective face au déluge de propagande gouvernementale quotidienne qui sème la confusion, salit, divise et individualise. Enfin et seulement après avoir montré cela, conclure par voilà où le mouvement en cours initié par la population peut mener et voilà quels obstacles il peut rencontrer.

Bref, il nous faut sortir de la propagande sur ce qu’il faudrait faire et faire de la politique, c’est-à-dire donner visibilité, sens et intelligibilité à ce qui se fait déjà, car la classe ouvrière, les classes populaires sont déjà en mouvement malgré le confinement.

Déjà, l’irresponsabilité et la soif de profit font que le gouvernement et les grands patrons poussent à reprendre le travail dans tout ce qui n’est pas nécessaire immédiatement, automobile, avions, pneus… au risque de propager à grande ampleur le virus tout en essayant de garder le confinement pour les manifestations, protestations de rue… Déjà le gouvernement remet en cause les horaires de travail, les congés payés, les libertés… déjà des soignants eux-mêmes commencent à être sanctionnés lorsqu’ils demandent plus de moyens et tout cela fonctionne pour le gouvernement comme autant de tests sur les capacités de riposte de la classe ouvrière.

Avec le confinement, le déplacement de la lutte va se faire probablement vers la grève, le débrayage, le droit de retrait sur les lieux de travail et la question va se mouvoir sur les productions qui sont utiles et celles qui le sont moins ou pas, sur l’économie au service des hommes ou de quelques profiteurs et sur qui décide de ce qui est utile ou pas, qui décide de la production, qui décide en général. A partir de là, comme à Lip à une autre époque, la question peut très bien se poser de la prise en main de certaines entreprises au service direct de la collectivité.

Si l’État paye le chômage partiel, et pas les patrons, alors il faut virer les actionnaires. S’il leur laisse les dividendes en étant incapable de fournir masques et respirateurs, alors il faut détruire cet État.

C’est tout cela qui est en germe maintenant et qu’il nous faut anticiper.

A la Poste, le syndicat Solidaires avait déjà recensé au 31 mars 10.000 droits de retrait. Les débrayages et les grèves ailleurs sont nombreux, les poses de « danger grave et imminent » sont légions, les patrons des grands groupes n’arrivent pas à faire reprendre le travail quand ils s’y essaient, éprouvent les pires difficultés à justifier leurs décisions de fabriquer des pneus ou des hélicoptères de guerre et à piquer les masques des soignants pour cela, les mobilisations de CSE/CHSCT sont partout, les mobilisations chez les soignants ou ailleurs pour obtenir du matériel de protection sont multiformes et abondantes. Les gestes de solidarité se multiplient dans de nombreuses villes… Mais qui recense cela ?

Certainement pas les directions syndicales qui ne sont pour rien au mouvement actuel, même si beaucoup de leurs militants y sont pleinement investis, et qui n’ont jamais aimé les mobilisations indépendantes du prolétariat. Pas les groupes révolutionnaires qui ne l’ont jamais fait. Imaginons pourtant un instant.

J’avais fait ce travail de recensement pour le premier semestre 2017 où j’avais trouvé 270 grèves ou luttes par jour. Je l’ai fait sur un an pour les hôpitaux en 2016 où j’avais compté 4 000 mobilisations. Peut-être 5 millions de personnes ont participé, à un moment ou un autre, aux actions des Gilets Jaunes. Et puis après le 4 décembre 2019 et la grève à la RATP et à la SNCF, on a assisté à des grèves économiques de secteurs entiers, électriciens, portuaires, dockers, agents des raffineries, avocats, actions spectaculaires de coupures de courant aux symboles du pouvoir, jets symboliques de vêtements de travail, spectacles publics et gratuits de danseurs, acteurs et musiciens, harcèlement des députés de LREM voire de Macron lui-même, « grévilla » permanente de certains secteurs, émeutes localisées, marches sur l’Assemblée nationale ou l’Élysée,…

Aujourd’hui, la mobilisation est différente mais prolonge toutes celles-ci et certainement encore bien plus large et de nature plus subversive encore.

Un tel recensement aujourd’hui témoignerait de l’immense mouvement en cours, de sa continuité, de sa profondeur, de ce qu’il veut, de ses progrès, donnerait confiance à ses acteurs, leur permettrait d’aller un peu plus loin encore et le mettrait en situation de faire face au « jour d ‘après ».

Sans cela, tout n’est qu’agitation en l’air.

La classe ouvrière et son rapport aux autres classes : un programme pour toute la société

Face à la rupture du lien social qu’est le confinement ou la peur de contracter le virus au travail, l’isolement, les peurs et le dénuement peuvent en pousser certains au pire. Le gouvernement et toutes les autorités s’y emploient avec le mépris des autres et la guerre de tous contre tous, qu’on entend tous les jours dans les grands médias reprochant aux « gens » leur légèreté vis-à-vis du confinement, la suggestion de la délation, des primes pour ceux qui travaillent dans des entreprises non nécessaires aujourd’hui, les replis nationaux, le chacun pour soi, le vol des fournitures médicales des autres pays, des autres régions, l’absence de coopération internationale en matière de recherche urgente d’un médicament ou vaccin efficace, etc.

Mais en sens inverse, si nous refusons d’abdiquer, cette rupture du lien social traditionnel peut nous permettre au contraire d’en créer d’autres sur de meilleures bases, d’entrer en contact avec les autres devenus nos frères de malheur, et surtout les plus faibles, rompre avec les habitudes sociales et les préjugés les plus ancrés sociaux, sexistes, racistes, xénophobes pour ne ne plus se mesurer entre nous aux attributs sociaux pour enfin faire confiance aux hommes et y compris nous défaire par nécessité des rugosités de caractère et de comportement.

De là peuvent naître et naissent déjà dans les actes de solidarité, des relations humaines d’une qualité exceptionnelle et à partir de là des perspectives pour la société.

Nos héros ne sont plus les capitaines d’industrie, les milliardaires, ceux qui ont « réussi » en écrasant, exploitant ou volant les autres, mais les plus humbles, les « rien », les infirmières, les agents des Ehpad, de nettoyage, les caissières, les magasiniers, les éboueurs, les aides à domicile, les routiers, les livreurs… bref, les ouvriers mais aussi les savants et pas seulement les « scientifiques » au sens d’une science neutre mais une science au service des autres, de la collectivité comme elle a pu l’être par exemple un instant au début du XIXème siècle en France ou encore dans l’entre-deux guerres quand les savants se mettaient au service d’un idéal collectif .…

Les meilleures des solidarités renaissent dans le pire. La réussite aujourd’hui ne se mesure pas à la Rolex mais au dévouement aux autres. Au tréfonds de nos comportements quotidiens et de nos envies, le monde qui marchait la tête à l’envers se remet sur ses pieds. De ces solidarités, ce monde qu’elles préfigurent peut devenir un lieu d’où l’on peut bannir l’ostentation, la suffisance, les jalousies, les rivalités, le goût du pouvoir,… dont les résurgences épisodiques ne sauraient provoquer qu’un sentiment de souffrance général.

Coline Serreau a dit tout cela dans un cri de colère sur France Culture le 23 mars. « C’est magnifique, s’enflamme-t-elle, les Italiens chantent aux balcons. Il y a des policiers qui offrent des sérénades à des villageois pour les réconforter. A Paris, des rues entières organisent des concerts du soir, des lectures, des poèmes, des manifestations de gratitude. Et c’est ça la vraie culture, la belle et la grande culture dont le monde a besoin. Juste des voix qui chantent pour juguler la solitude. »

La réalisatrice s’avoue frappée par l’intelligence collective qui est en train de naître dans cette crise. « Les Français, poursuit-elle, ont établi des rites de remerciement massifs qui sont suivis. Ce sont de très beaux gestes politiques. Et ça prolonge les grèves contre la réforme et l’action des Gilets jaunes qui crient haut et fort ce qui est important dans nos vies. Parce qu’on vit dans un pays où ceux qui assurent les fonctions essentielles, qui font tenir debout la société sont sous-payés, méprisés. »

« Mais regardez, continue-t-elle, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Éducation nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes. Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver… seront satisfaits. »

C’est très juste, mais on peut se demander si on ne peut pas aller encore au delà de cela, en essayant de comprendre ce qui se meut en profondeur lorsqu’on montre le rôle central de la classe ouvrière, sinon on pourrait en rester au compassionnel.

Il y a certes des différences fondamentales entre comment les différents milieux sociaux vivent, combattent ou subissent le coronavirus.

Oui, ce sont les personnes et professions qui hier encore étaient invisibles, au plus bas de la hiérarchie, humiliées, méprisées, qui sont les plus utiles et qui montrent le plus de courage et de dévouement au risque de leur vie dans la lutte contre le coronavirus plus que les notaires, banquiers et autres parasites. Et oui, c’est encore dans les quartiers les plus pauvres, comme dans le 93, qu’on mesure le plus de solidarité avec les SDF, les personnes âgées isolées, les handicapés mais c’est là aussi où on recense le plus de victimes parce que c’est là où ces travailleurs habitent et qu’ils vivent entassés les uns sur les autres avec le moins de médecins ou pharmacies par habitant. Et c’est dans les professions les plus honorées, les quartiers les plus huppés qu’on voit le moins de solidarité, d’utilité sociale et où beaucoup ont fuit le virus en se réfugiant dans leurs résidences secondaires au risque d’étendre l’épidémie.Oui, la maladie a rendu encore plus visible les différences de classe, l’utilité sociale des uns et des autres. Mais elle a aussi rendu plus visible le rapport des uns aux autres, le mépris et l’individualisme des classes dites supérieures et le respect et le dévouement des classes dites inférieures et, à travers cela, quelles sont les classes porteuses d’avenir et qui peuvent entraîner derrière elles l’ensemble de l’humanité.

L’épidémie est un révélateur de l’inégalité du système capitaliste et même un accélérateur d’inégalité, à l’échelle mondiale bien sûr et aussi ici. La pandémie est celle du mode de vie des classes supérieures, combattue et soignée par les classes inférieures. Les cadres sont derrière leurs ordinateurs à la maison pendant que les ouvriers et surtout les plus précaires d’entre eux sont au travail sur le terrain. Quand on peut partir à la campagne, dans sa résidence secondaire, on se met à l’abri. L’obésité, l’hypertension, le diabète, l’asthme, les maladies chroniques respiratoires sont des facteurs de comorbidité qui fragilisent face au Covid-19, qui sont liés à la mal-bouffe, au mal-logement, à l’insalubrité, à l’humidité, aux travaux dans les pollutions des usines, des égouts, des chantiers, de la circulation automobile… Ce sont les noirs américains aux USA qui sont le plus touchés par le coronavirus, et de loin, parce qu’ils sont proportionnellement plus présents que les autres dans les professions actuellement sur le front (livraison, transports, nettoyage, etc.) dans des contrats précaires et, de ce fait, moins capables d’accéder à une couverture santé digne de ce nom, moins à même de posséder un logement salubre comme d’un moyen de transport privé, ce qui les obligent à fréquenter les transports publics bondés et enfin, victimes du racisme dans le choix des personnes à tester ou soigner.

Mai c’est aussi cette présence active de la population la plus pauvre, sa menace de révolte qui fait que les dirigeants redonnent du poids à l’État en s’asseyant un instant sur le dogme de leurs sacro-saintes lois du marché.

De ce fait, la question sanitaire fait se poser la question de qui dirige et dans quel but, à ces classes populaires qui tiennent les leviers de la production dans leurs mains.

Ce sont bien sûr les travailleurs des métiers les plus exposés qui assument les risques qu’ils prennent au nom de l’intérêt général, montrant là qui est réellement important, eux ou les banquiers, les notaires, les cadres qui se planquent ; encore faut-il le dire et le répéter haut et fort. Ils montrent tous les jours dans les actes qu’on n’a pas besoin de patron.

Et puis, bien des salariés mettent en pratique aujourd’hui dans la défense de leur santé et dans l’intérêt sanitaire de tous le souhait des Gilets Jaunes d’une démocratie directe et la propagande des révolutionnaires pour cette démocratie directe. Ce sont la démocratie directe réelle, le socialisme réel, qui sont en mouvement dès aujourd’hui, qui s’expriment dans les entreprises à la production non vitale par les grèves, les débrayages, les droits de retrait massifs, contestant le lien de subordination qui fait que dès qu’un salarié franchit les portes de l’entreprise, il n’a alors plus son mot à dire et doit obéir à une direction qu’il n’a jamais choisie. C’est le droit de propriété lui-même qui est contesté dans les faits, c’est l’utilité sociale des productions qui est remise en cause dans les actes.

Il y a de fait un contrôle de la production par les travailleurs.

Il en est de même pour la démocratie et la prise en main par les usagers et consommateurs qui d’habitude n’ont aucun droit de regard sur la façon dont sont produits les biens et services qu’ils achètent, les choix qui sont faits en matière d’utilité sociale des produits mais qui, aujourd’hui, privilégient les circuits courts, le bio, le souci de l’environnement, de la nature.

Ce qui était latent jusqu’à présent a pris une dimension pratique et de masse avec la crise sanitaire : l’affirmation pratique par le monde entier de cette préférence pour la vie, de sa prise en main contre l’économie capitaliste et ses serviteurs.

Quant à la propagande en actes, ces mêmes travailleurs la font avec bien plus d’efficacité que tous les groupes politiques.

Ce sont les postiers de Gironde qui dénoncent les 24 millions de masques planqués par la direction de la Poste, ce sont les salariés de Luxfer qui proposent la réquisition de leur entreprise fermée pour produire des bouteilles d’oxygène nécessaires aux hôpitaux, ce sont ceux de Cargill menacés de fermeture qui veulent relancer la production d’amidon pour les médicaments, ce sont ceux de SFR Gironde qui font grève parce qu’ils veulent que ce soit leur patron qui paye le chômage partiel et pas l’État, ce sont encore ceux qui avaient lutté contre l’exploitation et la fermeture du Mc Do Barthelemy à Marseille qui l’occupent comme base de distribution alimentaire et d’entraide dans le quartier. Et puis encore, ce sont de très nombreuses personnes qui se sont mises à fabriquer eux-mêmes des masques, à prendre en main la sécurité alimentaire des personnes fragiles, à faire des courses pour les autres, etc, etc.

Il ne s’agit plus comme hier de sauver son entreprise ou son emploi mais de mettre son entreprise au service de la collectivité, d’utiliser le droit de retrait pour soi mais aussi la famille et plus largement la population. Voilà, la socialisation en marche…

Cependant, et c’est important pour les rapports entre classes, encore plus que cela, les confinés et les possibles victimes de l’épidémie ont découvert une même condition humaine à travers toutes les conditions sociales.

Même s’il y a des différences sociales face aux risques de contracter la maladie, même s’il y a des différences sociales dans la matière de se protéger, en fuyant pour les uns, en faisant grève, en débrayant ou en se mettant en droit de retrait pour les autres – et on n’insistera jamais assez à ce sujet – même s’il ne s’agit non plus en rien d’adhérer à l’union nationale par en haut que tente de construire Macron autour de lui -, grands médecins et simples ouvriers, artistes ou agriculteurs, fonctionnaires et libéraux, citadins et ruraux, religieux ou athées, de gauche ou de droite… sont entraînés dans le maelstrom de la pandémie, amenés à vivre et construire ensemble, à faire une union nationale par en bas, apprendre les uns des autres s’ils veulent survivre et y trouver les aliments d’une « sur-vie » essentiellement autour et avec ceux qui sont en première ligne, la classe ouvrière mais aussi avec ses valeurs morales et intellectuelles.

Dans un monde où infirmières, aides soignants, aides à domicile, femmes de ménage, éboueurs, postiers, routiers, livreurs, pompiers, ambulanciers, paysans, intérimaires, ouvriers mais aussi médecins, biologistes, épidémiologistes, psychologues, psychiatres et encore historiens, philosophes, ethnologues, linguistes, architectes, artistes, écrivains, pédagogues et encore professeurs, instituteurs, et de différentes nationalités, partagent les mêmes inquiétudes, la neutralité du savoir et du travail n’a plus cours.

Le savoir comme le travail obligent au risque, à l’engagement, au combat, à la mobilisation générale des corps et des esprits. Cela forme de fait une université commune de la vie qui pratique déjà par les multiples témoignages et prises de position – mais peut le faire de manière plus consciente et organisée – l’envie de faire front, de recherches collectives, de synthèses créatives, d’une collaboration interdisciplinaire, contre toutes les concurrences stupides entre laboratoires privés ou recherches étroitement nationales, contre tous les cloisonnements et les spécialisations outrancières, donnant à voir des tendances qu’on n’avait pas vu à cette échelle depuis longtemps.

Ça peut se mesurer avec l’engouement populaire et mondial autour du professeur Raoult et de la chloroquine.

Les Gilets Jaunes, bien des salariés – mais aussi les pays africains et quelques autres pays parmi les plus pauvres- se sont emparés du point de vue de Didier Raoult, un des meilleurs spécialistes du combat contre les infections virales et de son idée d’utiliser dès maintenant la chloroquine pour limiter l’infection.

Par contre, des sommités sanitaires, scientifiques, médiatiques et politiques sont alors tombées sur Didier Raoult pour dénoncer sa démarche prétendument non scientifique. Les mêmes qui ont affirmé carrément – ou n’ont pas dénoncé – que les masques de protection ne servaient à rien, retardé la politique de tests massifs et regardé avec condescendance les premiers jours de malheur chez nos frères chinois ou italiens.

Ces critiques se font au nom de « la science » alors que Raoult répond au nom de l’urgence et de la médecine.

Dans l’urgence ou dans des situations extrêmes, il est très loin d’être absurde de préconiser un traitement dont les effets secondaires peuvent être contrôlés en vue de soigner au lieu de compter les morts.

Cela reste fondamentalement une démarche scientifique.

Car la science n’est pas séparée des choix, de la vie, des combats, des mouvements populaires. Les plus grandes découvertes scientifiques ont été le plus souvent combattues à leurs origines par les académies et le conformisme politique des installés de la science.

Il a fallu le plus souvent, par delà une vision de l’histoire des sciences d’où quelques génies émergeraient de leurs tours d’ivoire comme de la légende de grands hommes qui feraient l’histoire, que des collectivités, sous l’exigence de meilleure survie possible des populations, incitent d’une manière ou d’une autre au développement des techniques ou technologies et découvertes scientifiques qui ont ainsi été moins le fait des individus que de situations. La pratique précède toujours la théorie : au début était l’action.

Ce sont aujourd’hui les interrogations sur les faibles protections des consommateurs face à la malbouffe industrielle, des usagers médicaux face aux lobbies pharmaceutiques ou des hommes dans la nature face au capitalisme destructeur qui ont fait avancer la recherche des organismes scientifiques académiques dans ces domaines. Pas l’inverse.

Mais voilà, Didier Raoult remet en cause les académies, s’adresse directement aux gens, leur parle et pas seulement à ses collègues scientifiques. C’est surtout ça qui ne plaît pas, le dialogue entre un scientifique et des non scientifiques. Et ce sont alors les hurlements de tous les complices du système contre les fantaisies médicales sur les réseaux sociaux émises par des personnes « non sachantes » (élégant ! c’est le vocabulaire utilisé par ceux qui « savent ») qui essaient de s’informer, de comprendre et qui, parce qu’elles s’interrogent et s’informent, mettent en dialogue public ce que nous vivons, font bouger «  l’establishment », interviennent dans le débat public, le prennent à leur compte, ne le laissent pas dans l’ombre et aux mains de quelques scientifiques dont on a vu dans les interventions aux côtés d’ Édouard Philippe, que ce sont surtout des politiques soumis, bref font avancer le droit de penser, la culture dans son ensemble, ce qui est essentiel pour la civilisation.

Le médecin Douste-Blazy, ancien ministre de la culture, de la santé, des affaires étrangères de Chirac, ex-député et aussi maire de Toulouse, a lancé une pétition de soutien à Raoult et la chloroquine qui a recueilli 500.000 signatures en quelques jours. Sans ce soutien populaire, sa pétition n’aurait peut-être pas vu le jour. De même, un psychologue en lance une autre « je n’oublierai pas »de soutien aux 600 médecins qui dénoncent et poursuivent en justice le mensonge d’État du gouvernement, qui recueille plus de 400.000 signatures aussi en quelques jours.

De ces remises en cause des frontières, des valeurs, des idées reçues, de ce brassage peut naître un amalgame fécond et inventif. Les exigences de la pensée et de l’art se heurtent souvent à celles de l’action, de la vie sociale, de l’histoire. La crise et la peur de mourir mêlent les deux, ce n’est plus un thème littéraire, artistique ou philosophique mais une expérience vécue par tous, ouvriers et savants ou artistes.

Cette université de la vie est l’acte de résistance de tout un chacun transformé en militant de l’esprit, de la culture. Le « je » du témoignage ouvrier ou scientifique devient un « nous » de la pensée collective qui se cherche ensemble.

D’un coup, dans cette université de la vie on cherche à être « vrais » et plus seulement à chercher la « vérité ». La confiance qui peut y régner, permet l’enrichissement par les différences et l’éclosion de vocations multiples. Ainsi, cette université peut être l’occasion d’une combinaison rare d’ambition intellectuelle, d’engagement social et politique autour de la culture et sa transmission, un laboratoire qui produit une masse de travaux mais aussi l’amorce d’un autre monde, d’une autre manière d’enseigner et de penser qui dépasse la simple continuité des talents de chacun. Déjà dans les années 2 000, après la disparition des générations liées aux mensonges et propagandes de l’après seconde guerre mondiale, est née une nouvelle génération scientifique s’ouvrant sur de nouveaux horizons mais aussi à la pensée à ce qui avait fait la richesse intellectuelle de l’entre-deux guerres. Il est bien probable que le choc actuel accélère encore ce processus.

Dans le milieu médical où on trouve dans le même lieu, des agents de nettoyage et des « grands patrons » prestigieux, parfois issus de milieux bourgeois, chefs de services médicaux, les soignants le soulignent assez : ils sont tous dépourvus de tout, ils vont tous au combat sans armes. Ce qui déclenche tout à la fois la colère et la haine contre les dirigeants et le système mais aussi la fraternité entre combattants ou victimes. On a vu des soignants applaudir des agents de nettoyage.

La politique n’est ainsi pas mise en parenthèses, mais elle est autre.

C’est une politique sur fond de classe mais où on recherche aussi l’entraide, le réconfort, le partage, où on cherche à apprendre et s’enrichir des autres, et par là le consensus, très loin des concurrences et des querelles d’appareil ou de carrière, y compris dans la recherche scientifique actuelle, mais aussi loin des règlements de comptes. Il s’agit de ne rien oublier et de mener une politique de combat certes, mais qui s’identifie dans l’objet commun science, savoir, pensée comme devant appartenir à tous, populaire et par là, unificateur et civilisateur.

Les classes populaires, les « rien » sont la civilisation. Le monde tourne encore aujourd’hui grâce à eux, grâce aux femmes et aux hommes des rond-points, grâce aux invisibles du travail mal payé, méprisé, grâce aux agents de nettoyage, payés rien et méprisés tout autant que les grands médecins estimés et bien payés.

Il faut penser le « jour d’après » en terme de lutte de classes mais aussi en terme de coopération culturelle, intellectuelle parce que ce besoin de coopération, d’union est là, présent. L’urgent est de trouver un vaccin, au moins un médicament qui réduise les effets du virus… L’urgent est dans ces « brigades de solidarité populaire » de plusieurs villes européennes qui prennent en charge la distribution de produits de première nécessité, la garde d’enfants de soignants, l’aide aux personnes dépendantes, fragiles et isolées. Plus que dans un hypothétique jour d’après, c’est sur le jour de maintenant sur lequel tous les espoirs et les actes se concentrent.

Cette réalité est dans les témoignages, qui disent cette douleur, cette peur mais aussi et surtout ce sens des responsabilités communs, cet esprit de dévouement voire de sacrifice qui disent aussi la fraternité de ceux qui combattent, agents de nettoyage et chefs de service hospitaliers, d’entente entre les hommes qui entraîne une paix intérieure, une forme de bonheur, de « quasi extase » par moments, où l’individu et la collectivité, le corps et l’esprit communient, ce qui nécessite la recherche d’un autre langage pour parler de cette fusion. Cela forge un élan et un esprit particuliers.

Certes, c’est l’élan d’en bas, le courage des travailleurs qui seul peut mener ce besoin d’union fraternelle plus loin en posant en pratique la question de qui dirige l’économie et qui le fait dans les « droits de retrait » ou l’objectif de relance d’entreprises utiles à tous. Mais aujourd’hui, le héros pour beaucoup, c’est encore le professeur Raoult.

Cette ouverture à l’autre comme de prendre en main son destin est aussi synonyme d’un désir de savoir. Les deux se mêlent, se conditionnent mutuellement. L’individu et la collectivité, le corps et l’esprit font un par la communauté. Les barbelés du confinement et de la crainte de la maladie font tomber les barbelés raciaux, nationaux, sociaux entre les hommes.

Avant d’être « Prolétaire de tous les pays, unissons-nous », la devise du mouvement ouvrier fut « Tous les hommes sont frères ». Mais il a fallu du temps et des expériences pour passer de l’un à l’autre. Et même si nous savons aujourd’hui la pertinence de la première devise, il ne faut pas oublier la seconde qui y mena. Or, nous sommes tout à la fois héritiers du moment qui inventa la première formule mais vivons et agissons aussi dans un temps où la seconde a encore du sens pour beaucoup. Il faut le sens du rythme et des rapports de classe, qui entraîne qui et comment.

Aujourd’hui, pour prendre, cette image, le fossé entre petite bourgeoisie et Gilets Jaunes s’est comblé, il y a une gilet-jaunisation de la science, la classe ouvrière entraîne la petite bourgeoisie sur ses valeurs morales et intellectuelles.

Les innombrables témoignages inédits et massifs touchant au plus profond du tissu mondial des classes populaires peuvent, si cela dure, se transformer en une mémoire collective mondiale de la guerre en cours, guerre contre le virus mais aussi contre les capitalistes et leurs serviteurs qui nous ont mené là. Cette mémoire est une obligation du souvenir, une dette envers les morts qui n’ont pu être enterrés collectivement et un rejet de l’oubli qui fasse histoire publique du temps présent, qui crée une conscience historique populaire, le sentiment d’avoir vécu ensemble et par en bas une rupture majeure dans l’histoire qui annonce un fait culturel majeur et un élément essentiel dans la construction du « jour d’après » et les affrontements qu’il annonce…

Ce projet se doit encore un peu plus à ne plus être européocentriste là où l’Europe montre sa capacité à l’impuissance, mais ouverte aux autres combats, de l’Algérie au Chili, de Hong Kong à l’Irak, à d’autres manières de penser. Face au virus mondial, malgré tous les efforts de nos dirigeants pour placer des frontières partout, y compris et surtout nationales, dans l’espoir de nous faire nous battre entre nous plutôt que contre eux, c’est le temps mondial qui domine.

Ce n’est pas l’obsession de l’origine qui l’emporte mais celle du temps présent, de l’avenir contre toutes les logiques de concurrence entre pays et peuples qui font entrave aux solidarités comme à la recherche commune d’un médicament.

La dette envers les morts, simples victimes ou combattants, nous oblige à désigner avec la masse des témoignages actuels et à venir les responsables et coupables, dresser un tribunal. Il y a de très nombreuses plaintes déposées contre les responsables de la situation.

Mais il faut plus, un tribunal de l’histoire qui peut associer les avocats en lutte pour des crimes hors norme, c’est-à-dire une révolution.

Jacques Chastaing le 11 avril 2020

Notes

1. Un million de parisiens auraient fuit Paris à l’annonce du confinement, un quart de la population disent certains, pas du 93 mais plutôt du XVIème arrondissement.

2. 9 millions de personnes meurent de faim chaque année du fait de la malnutrition, 2,6 millions meurent de maladies chroniques respiratoires du fait de la pollution, 1,5 million de tuberculose, 430 000 de diaprée, 400 000 du paludisme.

3. On peut consulter à ce sujet : Histoire populaire des sciences. Clifford D. Conner. Paru le 3 avril 2014 Guide (Poche)

4. Après la guerre de 1914-1918 et du fait des prises de conscience d’en bas, une des conséquences dans la science et l’art fut un bouleversement considérable à travers l’interdisciplinarité et les échanges internationaux (création en 1926 du Comité international des sciences historiques) dessinant les contours d’une communauté transnationale des scientifiques qui cherche les facteurs d’une compréhension mutuelle. L’esprit de cette communauté de l’entre-deux guerres fut de chercher dans les sciences comparées et une histoire comparée mondialisée du temps présent, la remise en cause de l’illusion de l’objectivité. En 1925 est fondé l’Institut d’ethnologie par Marcel Mauss, Paul Rivet et Lucien Lévy-Bruhl. A partir de 1928, Paul Rivet qui vient d’être nommé à la chaire d’ « ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles », prend la direction du Musée du Trocadéro où se situe le musée d’ethnographie et y organise des expositions mais aussi des galas ou des défilés de mode inspirés de modèles exotiques… en même temps que la mode est à l’art nègre, le jazz que font vivre d’anciens soldats américains installés à Paris, la pensée sauvage, le primitivisme. La première école des Annales sortit en 1929 de cet état d’esprit général associant histoire non européocentriste, psychologie, ethnologie, économie et engagement politique. La philosophie remet en cause des siècles de pensée qui marchait sur la tête. La linguistique sous l’influence des témoignages oraux fait une véritable révolution. La pédagogie également, l’étude de l’enfance, des maladies du cerveau… Cette communauté ne s’enferra ni dans l’objectivisme ni dans le relativisme. Ainsi, elle se fit vecteur d’une avancée plus considérable qui se trouve peut-être à nouveau devant nous : la remise en cause d’une nature humaine invariable à traquer au sein de toutes les disciplines des sciences humaines, de la philosophie à l’histoire. Cette galaxie d’idées se construisit peu à peu à cette époque en France autour d’un certain nombre de revues et débats notamment pour ces deux aspects dans la « Revue de synthèse » et les Semaines internationales de synthèse organisées par Henri Berr.

Ainsi furent débattus autour du thème de « Civilisation », que le progrès de la raison était très relatif, que la notion de progrès l’était elle-même aussi suivant les peuples, ce qui donna « plus de corps » à la pensée de M. Mauss le rapprochant d’I. Meyerson ; qu’il y avait discontinuité dans l’évolution de la logique autour du thème de « Mentalité primitive » de Levy-Bruhl, ce qui inspira entre autres Wallon et Piaget quant à la psychologie de l’enfant ; que « l’individualité » se définit plus par ses conduites historiques que par un esprit invariable, idée reprise par Janet ; que l’objectivité absolue autour des théories de la relativité et des quanta n’est plus un horizon d’attente… ce qui amène à chercher à concilier déterminisme et hasard, à concevoir comme la phénoménologie ou contre elle avec HH. Price, que l’observation, la perception elle-même sont déjà une action, une transformation….

Mais ce sont aussi dans le même esprit synthétique, les travaux d’élaboration de « L’Encyclopédie Française » qui, de 1932 à la guerre, vont associer dans le même effort intellectuel collectif les meilleurs spécialistes des sciences humaines et naturelles autour de Lucien Febvre, Paul Langevin, Célestin Bouglé, Jean Perrin, Abel Rey, Mario Roques.

C’est dans ce contexte et de cet effort que naquit en 1929 la revue des Annales et les premiers pas de l’histoire des mentalités. Aussi, aux sources même de la critique de l’objectivisme, des « mentalités » et de la psychologie collective, commençait à germer l’idée d’une histoire des fonctions psychologiques. Nos sentiments, sensations, volitions, intelligence, mémoire… ne sont pas immuables mais ont une histoire. Outre les sciences humaines, la musique, les ballets, le théâtre, le cinéma, la littérature multiplient les œuvres contestataires. Les revues défendant cet esprit sont nombreuses. Le dadaïsme fait la guerre aux mots mensongers des politiciens et scientifiques d’alcôves. Le surréalisme mêle sa pensée subversive à celle de l’ethnologie en constitution qui participent ainsi au « procès de la pensée » et au « désapprentissage » culturel. A l’exposition de 1931, les surréalistes diffusent le tract « Ne visitez pas l’Exposition coloniale » et participent à une contre-exposition intitulée « La vérité sur les colonies » où des « fétiches » africains voisinent des « fétiches » occidentaux, ex-voto, ou statues de Vierge à l’Enfant. La guerre et les témoignages des simples soldats ont montré à quel point la civilisation occidentale pouvait se révéler destructrice, ce qui rencontre le discours de l’ethnologie insistant sur la multiplicité des logiques sociales, l’existence d’alternatives à la civilisation européenne rationaliste et destructrice.

5. Il y eut un combat intellectuel intense entre 1944 et 1948 avec une multitude de revues, une floraison de publications scientifiques et culturelles qui cherchaient dans la continuité de l’entre-deux guerres et accélérées par un « plus jamais ça » issu des horreurs de la guerre, à inventer une nouvelle science avec un nouveau monde. La plupart des œuvres majeurs qui donnèrent le ton jusqu’au années 1970/1980 sont issues du « confinement » des camps durant la guerre et de cette période 1944-1948. Cependant ce courant intellectuel fut finalement battu en même temps que les grèves insurrectionnelles de ce moment, les plus importantes en volume de l’histoire de France, totalement occultées aujourd’hui en même temps que la pensée et les espoirs qui les animaient. En même temps, les œuvres intellectuelles du courant qui fut porté par ces luttes survécurent mais édulcorées, et dénaturées sans les perspectives de la construction d’une autre société auxquelles elles furent liées.

6. Des soignants témoignent que ce qui leur fait peur n’est pas tant de mourir que de ne pas faire assez bien pour soigner.