L'AUTRE QUOTIDIEN

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Récit d'une alternative, l'expérience des Grands Voisins

En 170 photographies et deux brefs textes d’accompagnement, une somptueuse saisie de ce que fut l’âme du tiers-lieu Les Grands Voisins, de 2015 à 2020.

Il faut être de passage pour ne pas voir le joyeux bordel des Grands Voisins. Et pourtant, tous y sont de passage. Chaque bâtiment est un magma en mouvement, toujours changeant. Si l’œil veut parvenir à saisir un peu de ce réel, il doit se faire kaléidoscope.Ca tourne et les couleurs changent aux différentes heures, aux différents jours et visages. Migrants, artistes, gitans, végétariens, sans-pap, mains tendues, mains-sur-le-coeur, méfiants, mafieux, malades, distraits… Plus de six cents « résidents », logés là par l’urgence, et presque deux mille présences quotidiennes : campeurs, squatteurs, startupeurs, militants, bobos, anars du dimanche, jardiniers en herbe, prisonniers politiques en exil, vestes en cuir sur djellaba, lunettes noires dans la nuit, bières artisanales dans les mains et les indifférences promenées… Tous circulent dans les vestiges de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul qui accueillait quelque 1 500 naissances annuelles et je ne sais combien de décès. Les fantômes ne manquent pas. Après sa fermeture en 2011 et les déménagements vers Cochin ou Necker-Enfants-Malades, les archives ont été laissées là. Dossiers médicaux, cafetières, outils obsolètes, chroniques de scandales, de joies et de tristesses. On a éparpillé tout ça, mais quelques objets restent. Des photographies sous la poussière.
Il faut être de passage pour ne pas explorer le joyeux bordel des Grands Voisins. Désormais, les multiples façades ne dissimulent rien d’autre que vertiges. Elles ont été baptisées il y a longtemps, sur les traces du monde hospitalier : Lelong, Lepage, Pasteur, Pierre Petit, Robin… Ces noms ne renvoient plus à des professeurs émérites ou grands thérapeutes, mais à plusieurs fourmilières en cohabitation. Tout le monde s’en approprie une part, jamais complètement – les briques sont fuyantes et racontent trop d’histoires. La Lingerie n’accueille plus les draps de patients, mais les cafés, les cuisines et les bières. La belle cheminée de la Chaufferie ne fume plus mais indique comme une balise sa buvette, sa boutique, sa terrasse, son potager et son cimetière de vélos. Avant la Ruche, espace de travail à multiples projets alvéolés dans une mansarde, il y avait un long réfectoire pour les employés. La Maison des Médecins accueillait le repos du personnel médical et les fresques salaces des faluchards : désormais, on y dépose des tissues pour fabriquer du vêtement, ou on se dépose pour une sieste… à l’étage on joue, on pianote, on théâtre, on boxe, on raconte, on apprend un peu tout, les bases grammaticales, les basiques de la relation. À force de déambuler, les anecdotes s’empilent et viennent écraser toute tentative objective de perception. Une mémoire collective y est en incessante fabrication : et plus elle se démantèle, plus on commence à en comprendre les enjeux.

De 2015 à 2020, Les Grands Voisins ont été l’un de ces tiers-lieux si magnifiquement analysés, dans leurs projets et dans leurs contingences, architecturales et sociologiques, par le collectif Encore Heureux dans son travail pour la Biennale d’Architecture de Venise de 2018, et dans l’ouvrage associé, « Lieux infinis : construire des bâtiments ou des lieux », dans lequel l’ex-friche hospitalière figurait d’ailleurs en très bonne place, aux côtés de neuf autres expériences tout aussi singulières.

Durant toute la durée de l’existence du lieu, la photographe Catherine Griss, s’intéressant passionnément aux mutations des villes, tant en France et à Paris qu’en Afrique de l’Ouest ou au Cambodge, y a installé son atelier et a constitué en direct une véritable mémoire photographique de la vie menée et produite ici. En 2018, elle a conçu un livre présentant son travail des trois premières années sur le lieu, en sélectionnant 170 photographies parmi les centaines dont elle disposait, et en proposant à Antoine Jobard et à Jean-Christian Fleury de souligner de leurs textes brefs et intenses la puissance brute des images ainsi rassemblées. Le résultat, c’est ce « 3,45 hectares – 637 jours », publié en financement participatif à l’époque et disponible chez quelques libraires choisis (dont Charybde), somptueuse démonstration en images et en souffle d’un vivre-ensemble (fût-ce sous le signe de l’éphémère) contrasté, bigarré, joyeux et sérieux, résolument improbable et totalement salutaire, pour tout dire.

Catherine Griss - 3,45 hectares - 637 jours - éditions Stock
Hugues Charybde le 21/12/2020

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Catherine Griss