L'AUTRE QUOTIDIEN

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à ma jeunesse, à mes amis artistes, à mes amis restaurateurs, aux invisibles de la nuit

La Matinée Angoissante » par Giorgio De Chirico

A ma jeunesse, à mes amis artistes, à mes amis restaurateurs, aux invisibles de la nuit...

Ce matin, je suis partie de chez moi pour choper le métro à 7h pour rejoindre ma salle de cours à 8h.

La moitié de mes étudiants confinés chez eux, l’autre face à moi masquée.

«Madame, on a hâte de pouvoir tous être en face de vous, tous ensemble.»

En plein cours sur les besoins sources de désirs, les catégories de motivations et de freins, illustrés d’exemples divers et variés, une petite main rouge demande la parole sur black board, un signal retentit dans mon oreillette, je clique pour accepter sa demande de prise de parole: « madame moi j’ai peur que Macron il dise ce soir que tous les cours rebasculent encore pour longtemps totalement à distance, je meurs madame si je reste chez moi. Je meurs madame si je ne viens pas en cours, je meurs madame si je ne sors plus. C’est pas une peur irrationnelle hein madame comme elle est logique et compréhensible comme vous dites.» Ils ont 20 ans.

Je les comprends.

Je répète pour que les camarades face à moi ne se sentent pas délaissés. Pour que tous, bien que séparés par la bi modalité, ne loupent pas une miette d’un côté et de l’autre.

Une main heureuse de pouvoir le faire en vrai se lève: « madame, il va mettre un couvre feu vous croyez ? On va plus du tout pouvoir sortir ? Et comment on va faire quand on termine les cours à 20h30 et qu’on habite loin ? Et comment je vais faire pour voir mes copains, ma copine ? Moi je meurs madame si je vois plus ma copine. On meurt nous les jeunes si on sort plus, déjà on a trop souffert madame. C’est plus un frein madame, c’est quand c’est la guerre madame qu’on met des couvres feux.»

Les cours se sont enchaînés, j’ai du faire quatre fois le même et tous ont eu envie de partager leurs craintes, peurs, les freins de leur jeunesse écorchée.

Ma dernière classe de la journée, composée des plus jeunes était belle de joie. Belle de plus d’insouciance. Il y a même eu un fou rire. je venais de dire « hédoniste s’écrit avec h » l’un a dit: « le covid il nous a volé l’hédonisme »

Des rires assez forts pour faire vibrer et presque faire oublier les masques : « bah quoi, c’est bien la joie de vivre madame. On doit en profiter madame, c’est pas facile. Déjà, on a même pas passé notre bac, on a perdu un trimestre de notre jeunesse et on a peur madame que ça recommence.»

Je les regarde depuis l’estrade. Je les trouve adorables et puis ils décident de se retrouver au bistrot du coin après mon cours qui est le dernier de la journée. Ils disent en franchissant la porte : « vas y viens, on sait jamais. Faut profiter.»

Je suis restée un moment dans cette salle vide, après mes 11 heures de cours.

J’ai contemplé le vide, j’ai écouté le silence avec une peur immense que ces salles puissent encore rester vides.

Je les ai salués en passant devant le bistrot du coin. Le barman les avait dispatché le long de la terrasse, pas plus de 6 par table mais ils avaient le sentiment d’être ensemble et ça, c’est déjà bien... « bonne soirée madame, faut aller écouter le président nous on va l’écouter ici tous ensemble.» je leur ai souri et je leur ai dit « à la semaine prochaine.»

J’ai marché un peu. Je me suis assise au bistrot un peu plus loin et j’ai fait comme eux, j’ai écouté le président.

Ce soir, je pense à ma jeunesse.

Je pense aux salles de concerts, aux théâtres, aux bars, aux restaurants, aux lieux artistiques si chers à mon cœur.

Je pense à tous mes amis qui connaîtront, une fois encore, les salles vides.

Je pense aussi à toutes les personnes, aux mômes laissés dehors qui fabriqueront du feu pour ne pas avoir froid, et le garderont bien couvert pour tous les autres. À toutes celles et ceux pour qui l’hédonisme ne parle en rien et qui ne sont pas plus épargnés par le Covid.

Aux invisibles du jour, qui le seront encore plus la nuit, qui n’ont pas eu un mot de la part du président.

La seule bonne nouvelle c’est que les « associations vont pouvoir continuer de se mobiliser pour aider.»

Agathe Nadimi, le 15 octobre 2020


Enseignante, Agathe Nadimi a été touchée par l’histoire des migrants qui vivaient dans un camp de fortune à la station de métro Stalingrad à Paris. Citoyenne solidaire, elle leur vient en aide depuis. Vous pouvez rejoindre son combat en soutenant le Collectif solidaire avec les Mineurs Isolés Etrangers à Paris, les Midis du MIE, qui apportent repas, orientation et soutien aux ados en exil depuis 2016.