L'AUTRE QUOTIDIEN

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Prendre l’urgence climatique au sérieux... et en finir avec l’idéologie gradualiste

Le prestigieux Oxford Dictionaries a pris pour habitude de consacrer chaque année une expression qui a particulièrement marqué les esprits. En 2019, c’est l’urgence climatique qui a été couronnée[i]. De manière assez surprenante, et malgré son succès fulgurant, les origines et la portée politique de cette notion ont fait l’objet de très peu d’analyses en France. Brandie comme étendard par des ONG comme Extinction Rebellion et The Climate Mobilization, l’urgence climatique repose sur un constat scientifique solidement étayé (section I de ce texte). Mais à la lecture des théoriciens « urgentistes », on comprend que l’urgence climatique est également une condamnation sans faille des politiques gradualistes qui ont prévalu jusque là (II). Elle se présente enfin comme une alternative politique au gradualisme, et comme notre dernière chance d’éviter l’effondrement (III).

I) Un constat scientifique implacable : oui, la situation est urgente

Commençons par le constat scientifique. Ce n’est pas un hasard si le mouvement social en faveur de l’urgence climatique est né à la fin de l’année 2018. Cette date correspond à la publication par le GIEC d’un rapport spécial dont les conclusions sont particulièrement alarmistes[ii]. En comparant de manière très détaillée les effets d’un réchauffement à +1,5°C et à +2°C, le rapport montre sans ambiguïtés que les risques pour les écosystèmes, la biodiversité, l’élévation des mers ou encore l’acidification des océans seraient très dangereusement renforcés dans l’hypothèse d’un réchauffement de 2°C. Les scientifiques préconisent donc d’aligner les ambitions internationales proposées lors de l’Accord de Paris sur un objectif de +1,5°C. Mais les modèles climatiques qu’ils mobilisent pour tester la faisabilité de cette hypothèse montrent que le seul moyen de parvenir à tenir un tel objectif consiste à agir extrêmement rapidement et fortement. Plus précisément, le GIEC montre que, plus nous attendrons pour infléchir la tendance, et plus le CO2 que nous aurons entre temps émis dans l’atmosphère nous obligera à faire appel à des techniques de séquestration artificielle du carbone atmosphérique que nous ne maîtrisons pas aujourd’hui... et que nous ne maîtriserons peut-être jamais.

Le graphique suivant illustre parfaitement la situation : le scénario P1 permet de tenir l’objectif grâce à une baisse drastique des émissions de CO2 dès 2020. Le recours à la séquestration de carbone par la biomasse agricole et forestière est alors modeste. Au contraire, en repoussant la baisse des émissions fossiles à 2030 (scénario P4), il faudra alors faire appel à des technologies encore non maîtrisées[iii] pour retirer de l’atmosphère (en jaune) le CO2 qui aura été émis entre 2020 et 2030 (en gris).

Répartition des contributions à la baisse des émissions de CO2 permettant d’atteindre les +1,5°C dans quatre scénarios (IPCC, 2018)

Afin de limiter autant que possible l’usage des ces technologies de géo-ingénierie aux résultats pour le moins aléatoires, le GIEC préconise donc le scénario P1, qui consiste à atteindre la neutralité carbone au plus tard en 2050, avec une réduction de 45% des émissions mondiales d’ici 2030. Le message du GIEC a donc le mérite d’être extrêmement clair : pour avoir une chance sérieuse d’éviter l’effondrement écologique, il nous faut réduire quasiment de moitié les émissions mondiales de CO2 dans la décennie à venir. A l’échelle de l’histoire humaine, c’est ce qu’on appelle une situation d’urgence.

II) Une condamnation des politiques menées jusqu’à présent : en finir avec le gradualisme

Le constat scientifique de l’urgence étant établi, reste à nous poser une question beaucoup plus politique : pourquoi en sommes-nous arrivés là ?

Tout simplement parce que le bilan des trente dernières années en matière de politiques climatiques est absolument catastrophique. Malgré les discours et les promesses réitérés au gré des conférences mondiales, les émissions annuelles de CO2 ont augmenté de deux tiers entre 1990 et aujourd’hui. Comme le montre le graphique ci-dessous, la croissance annuelle moyenne des émissions de CO2 a été de 0,51 milliard de tonne entre 1990 et 2017, soit un niveau supérieur à celui des trente années précédentes. Autrement dit, depuis le début des négociations internationales sur le climat, nous ne sommes même pas parvenus à ralentir la croissance des émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Et les rares pays riches qui peuvent se vanter d’avoir réduit leurs émissions n’y sont généralement parvenus qu’en délocalisant leurs productions polluantes dans les pays en développement – ce qui est typiquement le cas de la France, dont l’empreinte carbone (qui tient compte des émissions importées et exportées) a continué de croître au cours des trente dernières années.[iv]

Pour les ONG urgentistes, cet échec n’est pas le fruit du hasard. Il est le résultat d’une doctrine qu’elles appellent le gradualisme climatique. Dans son dictionnaire du vocabulaire sur le climat, Herb Simmens définit ce dernier comme « la pensée selon laquelle des actions progressives visant à enrayer le changement climatique sont pertinentes, ou sont tout ce qu’il est possible de faire sur le plan politique et économique »[vi]. Comme l’ont montré Michael Hoexter[vii] ou Alyssa Battistoni[viii], le gradualisme est largement inspiré des théories économiques qui ont façonné la plupart des politiques internationales jusqu’à aujourd’hui. L’hypothèse centrale défendue par les économistes de l’environnement est que la dégradation du climat serait la conséquence de l’absence de prise en compte par le marché des services rendus par la nature : un défaut qu’il suffirait de corriger en accordant un prix aux pollutions. Que ce soit à travers une taxe carbone ou l’établissement de quotas d’émissions adossés à un marché du carbone, la dimension graduelle de la démarche est dans tous les cas très explicite : il s’agit d’envoyer au marché un « signal prix » qui permet d’étaler sur plusieurs décennies les changements. Soit l’inverse de ce que suppose une situation d’urgence.

Dans les années 2000 et 2010, cette idéologie gradualiste a gagné toutes les sphères de la société, jusqu’aux ONG environnementales. Loin de toute idée d’urgence, le mouvement écologiste s’est notamment laissé convaincre par un pan de la littérature en sciences sociales qui l’invitait, pour mieux faire passer son message, à ne surtout pas effrayer le public ou, mieux encore, à mettre en œuvre une communication « engageante » mettant en scène une écologie « positive ». Tout laissait alors à penser que le changement ne pouvait s’opérer que pas à pas, de manière non contraignante, voire ludique.

Inspirée des théories économiques dominantes et largement relayée par certains experts en psychologie sociale, l’idéologie gradualiste n’a donc cessé de nous faire croire que la meilleure manière d’aborder le péril écologique consistait à ne pas nous affoler. Au nom des générations futures, il fallait regarder loin, préférer la transition aux ruptures, ne pas effrayer les masses, revendiquer l’optimisme, envoyer un « signal prix » aux entreprises, ne pas « culpabiliser les consommateurs », préférer à la contrainte une « écologie positive » reposant sur une « croissance verte »... Bref, ne surtout rien changer.

Incapable d’infléchir la croissance des émissions de gaz à effet de serre, il va sans dire que le gradualisme est aujourd’hui complètement disqualifié pour relever le défi de l’urgence climatique. Et il serait temps que nos dirigeants le comprennent une bonne fois pour toutes, au lieu de perpétuer des politiques qui ont échoué depuis trois décennies.

III) Vers un état d’urgence climatique : gagner la « guerre pour le climat »

Si la situation est urgente, et si les politiques gradualistes ne permettent pas d’y répondre, reste une question centrale : que faire ? En quoi consisterait une politique d’urgence climatique ? Est-il seulement possible de diviser par deux les émissions mondiales en dix ans ? C’est sans doute sur ce terrain que les théoriciens de l’urgence climatique ont les arguments les plus intéressants à faire valoir, notamment parce que leurs propositions prennent le contrepied radical des théories gradualistes, en particulier sur deux points fondamentaux :

a) En situation d’urgence, la peur peut être un élément moteur de mobilisation – Pour Margaret Klein Salamon[ix], qui a longtemps étudié les comportements en situation d’urgence, la peur n’est pas nécessairement un facteur d’immobilisme ou de fatalisme. Contrairement à ce qu’avancent les théories infantilisantes du gradualisme, en situation de danger imminent, la plupart des adultes ne se laissent pas gagner par la panique : ils réagissent au contraire en mobilisant toutes leurs facultés afin de faire face au danger. Ils entrent alors dans un état d’esprit particulier, le « mode urgence », qui se caractérise notamment par une mobilisation de tous les moyens disponibles au service de la lutte contre la menace identifiée.

Une autre particularité de cet état d’esprit urgentiste est la dimension altruiste des comportements, qui supplante l’individualisme généralement prévalant en situation normale. Margaret Klein Salamon montre par ailleurs que ces situations peuvent se rencontrer face à des menaces de court terme (comme des incendies, des catastrophes naturelles ou des accidents majeurs) mais aussi lors de situations de crises plus longues, comme par exemple les conflits armés. Enfin, la fondatrice de The Climate Mobilization insiste sur un fait important : si l’on veut que la peur se transforme en une force de mobilisation et d’action (plutôt qu’en une peur panique et une résignation), il faut disposer d’un plan de secours clair et de leaders en lesquels la population a pleine confiance.

b) En état d’urgence, les Etats doivent se substituer au marché pour indiquer la direction à suivre – C’est évidemment sur ce dernier point que la stratégie gradualiste proposée par les économistes et les gouvernants est un échec complet : non seulement le marché est incapable d’orienter la production et la consommation vers autre chose que le profit à court terme, mais sa toute puissance a largement érodé la crédibilité des décideurs politiques qui se sont avérés inaptes à infléchir ses orientations. Or, la situation d’urgence climatique à laquelle nous sommes confrontés suppose une transformation sans précédent de l’appareil de production. Pour des auteurs de plus en plus nombreux, comme par exemple David Spratt et Philippe Sutton[x], la seule référence historique dont nous disposons est celle de la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis. De manière assez visionnaire, l’historien Gérard Vindt avait d’ailleurs évoqué cette piste dans les colonnes d’Alternatives Economiques en 2005. Après avoir décrit de quelle manière les USA étaient parvenus en très peu de temps après l’attaque de Pearl Harbor à transformer leur outil de production pour devenir la première puissance militaire mondiale, il écrivait alors la chose suivante : « face à tous ceux qui affirment aujourd’hui l’impossibilité de gérer les mutations nécessaires de l’appareil productif pour satisfaire aux exigences du développement durable, cet exemple montre que le problème est d’abord politique : il faut que les autorités prennent les mesures indispensables et que la société soit convaincue de la nécessité de s’engager dans cette voie ».[xi]

Mobilisant toute une iconographie inspirée de la seconde guerre mondiale dans les pays anglo-saxons, les ONG urgentistes ont fait de ce précédent historique un élément central de leur argumentaire. Constatant qu’il est techniquement possible d’opérer une telle mutation, elles proposent qu’un état d’urgence climatique soit déclaré par les nations. Ce dernier devra ensuite être très rapidement traduit sous la forme d’un véritable « plan de guerre en faveur du climat ».[xii] Et comme un état d’urgence constitue inévitablement une parenthèse dans le processus de fonctionnement normal d’une société, les ONG urgentistes insistent sur la nécessité d’un plan d’action portant sur une période courte (une décennie) et avec des objectifs très ambitieux (la neutralité carbone, ou a minima une division par deux des émissions). A l’instar de ce qui s’est opéré lors de la seconde guerre aux USA, un tel plan passe inévitablement par une réorientation radicale de la production, un changement profond des modes de vie et une prise en main provisoire de l’économie par l’Etat, qui devra investir massivement dans cette transformation… en n’oubliant pas d’aller chercher l’argent là où il est, notamment dans la poche de ceux qui ont accumulé pendant des décennies les rentes issues de l’exploitation des énergies fossiles. Et les ONG urgentistes ont raison de rappeler à ce propos que les taux d’imposition ont atteint des records historiques durant la seconde guerre mondiale aux USA.

Urgentisme versus gradualisme

On pourrait discuter sans fin de la pertinence des transformations sociales et techniques que proposent les ONG urgentistes. En attendant, force est de constater qu’elles sont parvenues en quelques mois à imposer leur mot d’ordre, grâce à la multiplication des mobilisations citoyennes en faveur du climat à travers le monde. Plus surprenant encore, la pression exercée par les mouvements citoyens comme Extinction Rebellion à déjà amené plus de mille villes à travers le monde à déclarer l’urgence climatique[xiii]. Quelques Etats, dont la France, ont également franchi ce premier pas[xiv]. Mais qu’en sera-t-il de l’étape suivante : l’élaboration d’un véritable plan d’urgence climatique ?

Le gouvernement canadien nous a donné cet été une idée de la réponse à laquelle on pouvait s’attendre : le lendemain du vote de la déclaration d’urgence climatique par les députés canadiens, le gouvernement autorisait la construction d’un pipeline géant sur son territoire[xv]. Peu de temps après, un sondage mené dans plusieurs pays[xvi] montrait que l’urgence climatique était devenue la préoccupation première des citoyens. Reste donc à savoir combien de temps ces derniers accepteront un tel degré de cynisme de la part de ceux qui les gouvernent et qui, visiblement, sont encore si profondément empêtrés dans le gradualisme.

tiré du Blog de Jean Gadrey

[Billet invité d’Aurélien Boutaud, un ami chercheur et consultant, coauteur entre autres du livre « l’empreinte écologique » (coll. Repères), qui est la référence sur les « empreintes » (pas seulement la plus connue d’entre elles). Son billet prolonge, en le décalant et avec d’autres arguments, le débat que j’avais initié avec mon billet sur « la peur et l’espoir », auquel Gaël Giraud avait répondu] et bien entendu, il est fait pour débattre et réfléchir. Le voici.

Notes

[i] https://www.theguardian.com/environment/2019/nov/21/oxford-dictionaries-declares-climate-emergency-the-word-of-2019
[ii] Ihttps://www.ipcc.ch/sr15/
[iii] Il s’agit notamment d’associer la production de bioénergie couplée au captage et stockage de carbone (BCSC), qui mobilise des technologies de capture mécanique du carbone puis d’enfouissement géologique de ce dernier.
[iv] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/lempreinte-carbone-note-prealable-lelaboration-du-quatrieme-rapport-gouvernemental-annuel-au-titre?rubrique=&dossier=1286
[v] Les données utilisées sont tirées des graphiques mis en ligne sur le site https://ourworldindata.org/co2-and-other-greenhouse-gas-emissions et notamment fondées sur : Lequéré et al, 2018. « Global Carbon Budget 2018 » in Earth System Science Data, vol. 10, n°4, URL : https://www.earth-syst-sci-data.net/10/2141/2018/
[vi] Simmens H., 2017. A climate vocabulary of the future. Weathmark, Tucson.
[vii]http://neweconomicperspectives.org/2013/07/politically-fashionable-carbon-gradualism-vs-reality.html
[viii] https://jacobinmag.com/2018/10/climate-change-united-nations-report-nordhaus-nobel
[ix] https://drive.google.com/file/d/0B9HHPq85FjLGNmhVODlrY2VoOGM/view
[x] Spratt D., Sutton P., 2008. Climate Code Red. The case for emergency action, Scribe Pub., Melbourne
[xi] https://www.alternatives-economiques.fr/1939-1945-conversion-de-leconomie-americaine/00030892
[xii] Le premier exercice de planification climatique opérant un parallèle avec l’effort de guerre, qui a fortement inspiré ensuite celui des ONG, est celui de Randers J., Gilding P, 2010. « The One Degree War Plan » in Journal of Global Responability, vol. 1, n°1, pp. 170-188. URL : https://paulgilding.files.wordpress.com/2015/01/one-degree-war-plan-emerald-version.pdf USA
[xiii] https://www.caceonline.org/councils-declared.html
[xiv] https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/09/27/le-parlement-adopte-definitivement-le-projet-de-loi-relative-a-la-transition-energetique-qui-decrete-l-urgence-climatique_6013257_3244.html
[xv] http://theconversation.com/cognitive-dissonance-canada-declares-a-national-climate-emergency-and-approves-a-pipeline-119151
[xvi] https://www.theguardian.com/environment/2019/sep/18/climate-crisis-seen-as-most-important-issue-by-public-poll-shows