L'AUTRE QUOTIDIEN

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Qui manipule l’étoile jaune ? par André Gunthert

La marche contre l’islamophobie du 10 novembre a été un plein succès, réunissant notamment de nombreux responsables de gauche – ceux qui ne s’étaient pas laissé piéger par les amalgames du camp néoconservateur. Pour combattre leur déception, les héros de la lutte antiterroriste ont jeté leur dévolu sur une photo diffusée sur le compte Twitter de la sénatrice écologiste Esther Benbassa, montrant celle-ci aux côtés de manifestants brandissant des drapeaux bleu-blanc-rouge.

Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa à la manifestation contre l’islamophobie, 10/11/2019.

De l’aveu même de l’opérateur, Jean-Christophe Attias, compagnon de la sénatrice, ce sont ces drapeaux, revendication évidente de l’identité française, qui ont décidé de la publication de l’image. Mais c’est un autre détail qui a attiré l’attention des néocons: une étoile jaune collée sur la doudoune de la petite fille, à la gauche de la photographie. Grâce aux éclaircissements postérieurs des participants à la conversation, nous savons que ce signe n’est pas une étoile de David, mais une adaptation d’un symbole de l’islam: un croissant et une étoile à cinq branches, avec le mot «muslim» rédigé dans une écriture rappelant celle du symbole imposé aux juifs pendant la deuxième guerre mondiale.

Il s’agit indéniablement d’une citation du signe nazi. Pas une étoile jaune, mais une évocation adaptée au contexte de la marche contre l’islamophobie. Cet emblème a été apparemment peu diffusé pendant la manifestation, ce qui explique que c’est la visibilité que lui donne le compte d’Esther Benbassa qui déclenche la polémique.

Révélant la triste réalité de l’islamophobie française, les condamnations et les noms d’oiseau ont fusé. Bernard Henri-Levy a sorti son dictionnaire des synonymes pour juger «ignoble», «indigne», «effroyable» cette mise en scène, qu’aggrave le fait d’être «cautionnée» par une représentante de la nation. Féministe, écologiste, avocate de la cause palestinienne, soutien des Gilets jaunes, la courageuse sénatrice, toujours en première ligne, s’est fait nombre d’ennemis parmi ce que la France compte de plus médiocre. D’où la violence des réactions, surenchérissant dans le délire et la manipulation, jusqu’à exiger du président du Sénat de saisir son comité de déontologie.

Pour avoir posé à côté d’une famille portant un symbole polémique? Non pas. Car la plupart des tweets ou des reprises médiatiques coupent la photographie en la recentrant sur sa partie gauche, mettant en avant, par l’image et par le commentaire, la «petite fille» dont l’instrumentalisation est jugée «ignoble».

Il n’y a évidemment aucune instrumentalisation, autre que celle que les commentateurs projettent à grand renfort de qualificatifs indignés. Car le trucage est bien du côté des imprécateurs: sur la photo, quatre autres personnes portent elles aussi la fameuse étoile de façon visible. Mais il s’agit d’adultes, et ni leur positionnement ni les jeux de regards ne permettent d’imaginer une responsabilité que l’on pourrait attribuer à Esther Benbassa.

A l’inverse, en vertu d’un cliché sexiste et infantilisant (une petite fille ne peut pas décider toute seule de porter un signe politique), et de la simple proximité physique avec la sénatrice, ils inventent une «instrumentalisation» parfaitement imaginaire. Ceux qui dénoncent la manipulation de l’histoire choisissent donc de se focaliser sur la fillette pour mieux réveiller les souvenirs du ghetto de Varsovie ou de La Liste de Schindler. De quel côté est la honte?

Steven Spielberg, La liste de Schindler, 1993.

Pour ma part, moi qui ai spontanément effectué il y a peu le parallèle entre le sort des juifs dans les années 1930 et celui des musulmans aujourd’hui, je pense qu’il n’y a que deux façons de juger de la légitimité de ce rapprochement. Soit on est choqué par le sort fait aujourd’hui aux musulmans en France, et l’on pense que celui-ci relève non seulement du racisme, mais aussi de la désignation expiatoire d’un bouc émissaire, auquel cas l’emploi de symboles forts, fut-il polémique, est parfaitement justifié (à plus forte raison quand le discours ambiant entreprend de minimiser l’existence du racisme, rebaptisé «critique des religions»).

Soit on pense, comme c’est le cas de ceux qui traitent leurs adversaires d’«islamo-collabos», qu’il ne faut pas confondre racisme et critique des religions, ou que le racisme est une chose trop grave pour laisser des ennemis de la nation s’en prévaloir, et on va évidemment conclure que mêler le souvenir de la Shoah avec celui des attentats est une offense au peuple juif.

Autrement dit, soit on est antiraciste et on juge qu’il n’est pas nécessaire d’attendre la multiplication des agressions contre les musulmans pour s’alarmer de la montée de l’islamophobie, soit on a été intoxiqué par un nouveau type de racisme, panique issue du néoconservatisme américain mêlant clash des civilisations et peur du terrorisme, et on a du mal à comprendre que des bourreaux puissent être simultanément des victimes. Je suis navré pour BHL et consorts, mais s’ils n’admettent pas que l’on puisse évoquer le racisme ni employer ses symboles lorsqu’il s’agit des musulmans, alors ils démontrent simplement qu’ils sont islamophobes. Avec tout mon soutien à l’admirable Esther Benbassa, qui est pour les progressistes une source d’inspiration et de joie.

André Gunthert le 11 novembre 2019

André Gunthert est enseignant-chercheur, maître de conférences en histoire visuelle à l’EHESS depuis 2001. Spécialiste d’histoire de la photographie, il a élargi son champ d’étude aux usages sociaux des images, et compte parmi les premiers à avoir interrogé leur basculement dans l’ère numérique. Ses recherches actuelles sont consacrées aux systèmes narratifs de la culture visuelle. Il publie régulièrement ses travaux récents sur le blog L’image sociale.