L'AUTRE QUOTIDIEN

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L’Italie entre racisme d’en haut et d’en bas

Comment passe-t-on, en vingt ans, d’une Italie qui chantait Bella Ciao à une Italie qui porte au pouvoir (et dont tous les sondages disent qu’elle en est visiblement ravie) un bouffon qui porte son racisme en sautoir et explique devant les caméras aux chefs d’état européens que l’Italie veut des enfants blancs ? La tentation est grande, nous dit Annamaria Rivera, professeur d'ethnologie à l'Université de Bari, de blâmer tout le monde (la Commission européenne, les migrants, les roms…) sauf les italiens eux-mêmes. La décapilotade de la gauche italienne me fascine par sa perfection (on peut parler de déroute, d’une chute de très haut) et doit nous alerter sur ce qui risque bien de se passer aussi en France. Incapable de s’opposer à la montée du fascisme new look, elle est tentée de minimiser l’adhésion des italiens à son projet, qu’elle présente comme un mauvais moment à passer, un effet de mode, - les fascistes ont en effet toujours été très soucieux de leur look, des vrais dandies du virilisme, une des clés de leur succès dans les années 30, mais évoquer la tentation de la mode rétro est un peu court comme explication de leur retour -, ou, naturellement, l’éternelle excuse de “la-mauvaise-réponse-à-de-bonnes-questions” dont on pourra un jour, avec la bonne pédagogie, convaincre le peuple qu’elle méritait zéro pointé à l’examen de l’histoire. Hélas, dans l’histoire, justement, il a toujours fallu que le fascisme s’expose à l’examen impitoyable d’une guerre meurtrière pour être recalé. En France, nous entendons aussi parler des “fâchés-pas-fachos” (ou qui le seraient par erreur, faute d’inattention, rattrapables sans doute à l’oral) dont on ne veut pas trop voir - ce serait cruel - qu’ils votent maintenant depuis des décennies avec une belle constance pour le Front National. Jouer avec les mots n’empêche pas que la démocratie joue sa vie, et risque de la perdre. Il faudrait donc maintenant aussi jouer des muscles, et affronter en face la vérité : le racisme, le machisme, la haine de tous ceux qui ne sont pas ses semblables et le goût pour les pères sévères ont des racines profondes dans notre société. Même chrétienne. La preuve, l’Italie.
| Christian Perrot

L'histoire des otages séquestrés sur le navire «U. Diciotti» des garde-côtes italiens, la rencontre officielle, à Milan, entre Salvini et Orbán (qui a appelé le premier « mon héros »), le ton méprisant envers la justice avec lequel Salvini a commenté la nouvelle de l’enquête ouverte contre lui pour séquestration, abus de pouvoir et autres infractions similaires : tout cela définit clairement la vocation subversive qui caractérise le gouvernement facho-étoilé, et surtout son Ministre de l'Intérieur. Nous disons subversive au sens propre du terme, c’est-à-dire tendant à violer et à dénaturer les fondements de la Constitution et du droit international.

Que ce plan subversif soit le fait de personnages grossiers, béotiens et grotesques ne doit pas nous induire en erreur : à de nombreuses occasions dans l’histoire, les involutions autoritaires, voire totalitaires, ont été sous-estimées parce que c’est en réalité cette vulgarité qui leur a apporté l'adhésion des masses.

De l'aventure du « U. Diciotti », qui a été largement décrite et analysée par d'autres commentateurs, je ne retiendrai qu’un  « détail » unique, mais emblématique et révélateur. La décision de déporter vers l’Albanie vingt des cent soixante dix-sept réfugiés séquestrés, ne se contente pas de violer la Constitution et le droit international : ce n’est, purement et simplement, qu’une grotesque opération de propagande.

Ce n'est que dans cette optique qu’ont lieu des violations du droit international aussi graves que le refoulement collectif des réfugiés et le refus par les autorités du pays où le navire a abordé, ou de tout autre gouvernement européen, d’examiner leur demande d'asile.

En effet, quel poids auraient pu avoir vingt personnes dans l'économie de l'invasion - pour utiliser leur vocabulaire -, dans un pays qui compte près de soixante millions et demi d'habitants ? En réalité, pour Salvini et ses partisans, ce ne sont pas des gens, mais purement et simplement de la marchandise : nous le savons, la réification de l’Autre est  l’un des traits les plus typiques et les plus récurrents du racisme.

Un tel processus de réification conduit, entre autres, à sous-estimer ou à ignorer tout à fait à quel degré d’horreur  est parvenu, sous une autre forme, cet autre processus  que nous appelons depuis de nombreuses années « hécatombe  méditerranéenne ». C’est, là aussi, le résultat de politiques subversives, d’actes totalement intentionnels, tels que la guerre contre les ONG qui pratiquent la recherche et le sauvetage en mer. De sorte que nous pourrions qualifier ce massacre de génocide.

Le rapport le plus récent, "Desperate journeys" (Voyages désespérés), du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies, explique que, bien que le nombre d'arrivées ait fortement diminué, le taux de mortalité au cours des traversées de la Mediterranée a considérablement augmenté par rapport à 2017, au point qu’aujourd'hui il atteint le taux de 1 mort pour 18 arrivants (1 095 victimes), alors que l’an passé ce taux  était de 1 pour 42. Pendant ce temps en Libye - le « pays sûr », avec lequel l'Italie a signé des accords contraignants de coopération  « pour lutter contre l'immigration clandestine » - la guerre civile fait rage.

Si le sort des personnes contraintes d'émigrer au péril de leur vie - les « naufragés et les rescapés » pour paraphraser Primo Levi - est loin de susciter de la pietas, c'est surtout en raison de la montée du racisme, grâce à la propagande, en paroles et en actes, que fait le gouvernement en place, et en particulier son gueulard de ministre de l'Intérieur. Ainsi, depuis l’installation du nouveau gouvernement, les attaques racistes allant jusqu’au meurtre se succèdent à un rythme soutenu, presque quotidien.

Je rappelle en passant le côté « classique » et bien structuré du racisme à la Salvini. Un exemple notoire en est sa déclaration, le 9 avril 2008, en tant que chef de groupe de la Ligue au conseil municipal de Milan, lorsqu’il a osé déclarer en publiquement : « Les rats sont plus faciles à éliminer que les Tziganes, parce qu’ils sont plus petits »,  utilisant l'une des métaphores animalières  les plus typiques de l'antisémitisme, et plus généralement du racisme nazi.               

Italie selfie, de Mauro Biani, L'Espresso

Face à tout cela, certains intellectuels, plus ou moins célèbres, plus ou moins de gauche, nient le poids que cette propagande incessante peut avoir sur les orientations et le comportement des masses. Certains d'entre eux en sont venus à dire que l'intensification actuelle des paroles et des actes racistes, ne serait rien d'autre qu'une « phase conjoncturelle, déformée par le sensationnalisme ».

D'autres déclarent ne pas tolérer les accusations de racisme adressées à Salvini et ses acolytes, car elles ne seraient  accompagnées d’aucune tentative pour analyser l‘approbation dont ils jouissent parmi les « masses » (comme on  disait autrefois), y compris dans la classe ouvrière .

Pour les contenter, on pourrait proposer une analogie historique, non sans pertinence, tirée de Les Origines du Totalitarisme de Hannah Arendt  (1951), dont, précisons-le, on n’est obligé  de partager toutes les positions. Néanmoins, pour expliquer comment la propagande salvinienne  a pu gagner un auditoire, même chez les moins privilégiés, on  peut avoir recours à la théorie proposée par Arendt relativement à la dissolution des classes sociales, au sens propre, en faveur d’une plèbe qui s’était formée à partir de  déclassés provenant des couches sociales les plus diverses, principalement en raison de la crise économique. Comme l’affirme encore Arendt, ce fut une telle  plèbe  « désorganisée et amorphe », désormais déconnectée des partis traditionnels et composée d'individus pleins de rancœur et attirés par  « l’homme fort »,  « le grand chef », qui devait constituer un auditoire et une masse de manœuvre pour la propagande nazie.

Quant à la propagande raciste d'aujourd'hui, elle risque de se voir renforcée par la « pornographie des circuits et des réseaux[1] », décrite, presque prophétiquement par Jean Baudrillard en 1987 dans L'Autre  par lui-même, qui réduit tous les événements, les espaces, les mémoires à une seule dimension, celle de la communication immédiate, augmentant ainsi l'aliénation et l'individualisme, et affaiblissant le sens critique et la participation citoyenne.

Pour sa part, l'historien Walter Laqueur, auteur de Weimar : Une histoire culturelle de l'Allemagne des années 20 (1978), souligne dans quelle mesure la démagogie nationaliste – selon sa définition - des nazis a exercé un fort attrait sur les masses. Cela se passait dans un contexte avec lequel la situation italienne actuelle présente de troublantes similitudes : « la crainte de prolétarisation ressentie par les classes moyennes », la présence de six millions de chômeurs, la baisse des salaires et des allocations de chômage, le fait que « la très grande majorité des diplômés » n'avait « aucune perspective de trouver un emploi dans un avenir prévisible ».

On pourrait arguer que ces fragments d'analyse manquent de références à un passé plus récent, si on oubliait d’ajouter, bien sûr, que la situation actuelle est l'héritage - ou le fruit pourri, pourrait-on dire – de ce que les gouvernements précédents ont semé en abondance.  Deux exemples emblématiques de leur politique sont les mesures prises en avril 2017, la loi 46, dite Minniti-Orlando (« Mesures d'urgence pour l'accélération des procédures relatives à la protection internationale, y compris la lutte contre l'immigration clandestine ») et la  loi 48, dite Minniti (« Dispositions urgentes en matière de sécurité urbaine »), liées par la même idéologie bureaucratique, sécuritaire et répressive à courte vue.

Et ne parlons même pas de l'abandon, à quelques exceptions près, des banlieues et des quartiers ouvriers de la part des formations de la gauche, autrement dit, du renoncement au « travail de masse », fait également de participation citoyenne et de convivialité, qui était autrefois sa marque de fabrique. Aujourd'hui, réduite à l’état de vestige, et d'une faiblesse extrême, cette gauche n’arrive même plus à envisager la possibilité d'organiser une manifestation nationale contre le gouvernement facho-étoilé. L'appel lancé par le quotidien il manifesto en faveur d'une telle initiative est donc tout à fait approprié et méritoire.

NdT

[1] « Il n’y a pas que le sexuel qui devienne obscène dans la pornographie, il y a aujourd’hui toute une pornographie de l’information et de la communication, des circuits et des réseaux, une pornographie des fonctions et des objets dans leur lisibilité, leur polyvalence, dans leur signification forcée, dans leur expression libre… C’est l’obscénité de ce qui est tout entier soluble dans la communication. » Jean BAUDRILLARD, Les Stratégies fatales, Extrait, 1983.

Annamaria Rivera 
Traduit par  Jacques Boutard
Edité par  Fausto Giudice



Merci à Tlaxcala
Source: 
http://temi.repubblica.it/micromega-online/lattuale-dialettica-fra-razzismo-istituzionale-e-razzismo-popolare-forse-la-storia-puo-insegnarci-qualcosa/?refresh_ce
Date de parution de l'article original: 04/09/2018
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