L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Brésil, la démocratie assassinée - Chronique d'un coup d'état

L'emprisonnement de Lula, décrété ce jeudi soir (5 avril), marque l'apothéose d'un coup d'Etat minutieusement préparé et mis en route depuis 2014. Les versions des grands média en Europe ne font que reproduire celles des cinq grands groupes de communication brésiliens, tous dans les mains de cinq grandes familles impliquées dans le coup d'Etat. Voici une chronologie explicative des événements. Merci de le faire circuler de toute urgence. La situation au Brésil est des plus graves et demande la solidarité internationale.

Acte 1 - renverser un gouvernement légitimement élu

1) Dans un premier temps, la stratégie est d'annuler un gouvernement légitimement élu. Aecio Neves, le candidat du PSDB (droite) vaincu par Dilma Roussef aux présidentielles de décembre 2014 (aujourd'hui en disgrâce à cause de multiples accusations de corruption), donne le ton dès le mois de juillet 2015 de ce qui serait la stratégie du coup d'Etat, alors que la présidente Dilma, n'avait (ni a) AUCUNE  accusation de corruption contre elle: "nous n'avons pas perdu l'élection contre un parti politique, nous l'avons perdue contre une organisation criminelle". Pour conclure que "à la fin de son gouvernement,  je ne sais pas quand ce sera, mais probablement plus vite que certains l´imaginent, les brésiliens seront devenus plus pauvres". Ce climat de confrontation était posé dès le premier jours de mandat de la présidente, puisque la Chambre des Députés, où elle n'avait plus la majorité, empêchait la présidente de gouverner, obstruant quelconque nouveau projet envoyé au parlement.

2) Eduardo Cunha, député président du Congrès National et politique submergé d'accusations de corruption (aujourd'hui en prison, depuis près de deux ans), se déclare ennemi mortel de la Présidente qui se refusait d'entrer dans ses schémas corrompus. Il déclarait publiquement qu´il la ferait tomber. Excellente opportunité pour les barons de la politique et de l’économie Brésilienne, associés aux grands médias et à Aecio Neves et son PSDB, pour le laisser faire et créer l'instabilité politique nécessaire. Son jugement pour corruption, qui l’entraînerait en prison, serait repoussé pour après l’empêchement de la présidente, quand il ne serait plus utile.

Sans réussir à trouver des accusations de corruption contre Dilma qui, au contraire, ne recevait plus les députés dans son cabinet, à cause du clientélisme de ceux-ci, le Congrès, décide de déclarer illégale une opération comptable-fiscale que TOUS les 26 Etats brésiliens pratiquaient, en plus de municipalités, celle de s'avancer en novembre-décembre sur le budget de l'année suivante, en prenant des prêts auprès des banques de l'État, pour ne pas interrompre les payements de projets sociaux comme la "bourse famille" pour les brésiliens très pauvres. Non seulement ils la rendaient illégale, mais élevaient ce qui serait au pire une infraction administrative à la catégorie de "crime de responsabilité", le seul type de crime qui peut provoquer une demande d'impeachment par le Congrès.

La grande presse transforme cette infraction en lui donnant un nom plus assimilable par la population: les "pédalages fiscaux". Dès lors, n'importe quel chauffeur de taxi au Brésil devenait capable de discourir pendant des heures combien ce crime était grave et équivalent à de la corruption.

Après une série de manœuvres, certaines illégales mais faites avec l'appui déclaré du pouvoir judiciaire (comme des écoutes inconstitutionnelles dans la résidence de la présidente, ou l'empêchement de nommer Lula ministre pour aider à empêcher la crise, soit disant car il était sous procès, alors qu'aucune l'en empêchait), le Congrès vote la destitution de la présidente. Les Sénateurs devant aussi voter, sont publiquement "achetés" par le vice-président (et futur président) avec des postes importants pour leurs alliés dans la nouvelle administration. 

Il faut savoir aussi que Lula et Dilma, mais aussi Cardoso, leur antécesseur du PSDB, avaient comme vice-président des gens de parti le plus corrompu et "gouverniste" du Brésil, le PMDB qui, ayant comme tactique ne jamais s'éloigner du pouvoir, faisait des accords avec n'importe quel parti pour avoir la vice-présidence. Ayant un grand nombre de députés, leur appui était nécessaire pour n'importe qui voulant avoir une majorité au parlement. Mais Dilma allait se faire trahir par son vice-président, aujourd'hui le président-usurpateur, Michel Temer, lui même mêlé à des dizaines de cas de corruption.

Montrant à quel point tout cela était une farce, le Congrès décide de retirer Dilma, mais en lui laissant comme "prix de consolation" ses droits politiques, une aberration constitutionnelle (l'impeachment devrait enlever les droits politiques pour 8 ans). Mais à ce moment, la Constitution brésilienne ne valait déjà plus rien. La Cour Suprême, dans sa première démonstration de servitude envers les pouvoirs dominants, préside cette opéra d´inconstitutionnalité, lui donnant des aires de légalité.

Des milliers de personnes vêtues avec le maillot jaune de la "seleção" vont dans les rues demander et appuyer la chute de Dilma. Ils sont convoqués par des campagnes massives de la presse, de grands magasins, de banques, qui financent à coups de millions des campagnes dans les médias: "descends à la rue toi aussi", "le géant Brésil se réveille", etc, tels étaient les slogans créés pour ces campagnes. La presse reproduit ces photos, qui font le tour du monde.

Ce que la presse ne montre pas, systématiquement, et que les français n'ont probablement pas vu, c´est qu'à chaque manifestation de ce type, une autre, trois fois plus grande, réunissait des centaines de milliers de partisans de Dilma et de Lula dans les rues brésiliennes. La manière dont ces photos sont escamotées par les médias mériterait des thèses en journalisme. Heureusement, les réseaux sociaux montraient la force des manifestations en faveur de Lula et Dilma.

Eduardo Cunha, devenu inutile, souffre un procès "exemplaire" et est envoyé en prison. Plusieurs scandales dans la presse montrent qu´il reçoit probablement des payements élevés pour maintenir son silence.

Mais la classe moyenne brésilienne, celle qui justement avait le plus bénéficié de la croissance économique sous Lula, démontrait tout ses préjugés envers les plus pauvres. Un président ouvrier et sans diplômes ne pouvait qu'être un bon à rien, il ne pouvait être là que pour voler, la présidente qu´il avait mis à sa place ne pouvait être qu´une voleuse et une incapable, en fin de compte, elle était une femme, et de plus parrainée par un analphabète. Ce discours sournois gagne de la force, grâce à des financements importants dans tous les médias. Malgré toute sa popularité auprès des plus pauvres (qui pour la première fois, grâce aux politiques de Lula, commençaient à avoir accès aux universités) et des secteurs intellectualisés, Lula perd l'appui des classes moyennes et le Brésil se divise.

En même temps, face à la popularité de Lula et de Dilma alors, la droite et le PSDB avaient, comme dernier recours lors des élections présidentielles de 2010 (quand Lula a reussi à faire élire Dilma pour la première fois), ouvert la porte à l’extrême droite. José Serra, le candidat d'alors, avait invité les secteurs de l’extrême droite à prendre part active à sa campagne. Sans succès. Mais le mal était fait. De plus en plus visible, matraqué toute la journée par les média, sans que les institutions judiciaires s'y opposent, le discours de la haine, du racisme, des préjugés contre les pauvres et les femmes, devenait de plus en plus libre et généralisé. Il servait, en fait, à discréditer et empêcher toutes les politiques de Lula et Dilma envers les plus pauvres et les minorités.

3) À peine six mois après l'empêchement de Dilma, le Congrès National vote à nouveau la LÉGALITÉ des pédalages fiscaux (!). Tout revient dans l'ordre, et le nouveau président, désormais l'ex-vice-président Temer, s'avance en décembre 2016 sur le budget de 2017 sur un montant deux fois plus élevé que Dilma ne l'avait fait. Cependant, maintenant, c'était légal (!!).

Depuis, les scandales se succèdent : des assistants très proches du président sont surpris avec des valises bourrées d'argent, une écoute (autorisée) de la police fédérale surprend des dialogues du présidant visant à étouffer des témoignages qui peuvent l'impliquer. Le candidat vaincu par Dilma, Aecio Neves, est lui aussi accablé d'accusations de tous types. Il tombe en disgrâce politique mais n'est jusqu'à aujourd'hui toujours pas menacé de la prison. Un sénateur de son parti voit son hélicoptère appréhendé alors qu´il transportait 500 kg de cocaïne. Le Sénateur n'est pas dérangé pour autant. Un autre sénateur dit, sous écoute: "Il faut en finir avec cette hémorragie, il faut en finir avec cette opération", se référant aux actions anti-corruption.

Dans une série télévisée produite par Netflix, ayant comme thème soi-disant les opérations de la "justice" contre la corruption au Brésil, dirigée par le polémique metteur en scène de la série Narcos, cette phrase, exactement la même, est dite non pas par un sénateur corrompu du nouveau gouvernement, mais par un ex-président à la barbe blanche, qui rappelle en tout point Lula. Tous les moyens sont utilisés pour faire de Lula le bandit numéro 1 de la corruption au Brésil.

En même temps, le nouveau "président" met en route un processus de destruction systématique de toutes les conquêtes sociales obtenues depuis la Constitution de 1988 et après sous le gouvernement Lula : fin des lois en faveur des travailleurs, réformes de la retraite, protection des terres indigènes, fin du programme de logements, et ainsi de suite.

Acte 2 - détruire le Parti des Travailleurs (PT) et son leader, Lula

Le problème est qu'avec tout cela, Lula, président responsable de la plus forte croissance économique jamais vue au Brésil, leader populaire incontesté, se voyait catapulter en première place de tous les sondages présidentiels, place qu´il n'a plus jamais quitté,  jusqu'à maintenant. Il n´était plus suffisant d'avoir démis la présidente, il fallait à tout prix casser ce mouvement et la force de Lula.

1) Sergio Moro, un juge de première instance, jusque là insignifiant, de Curitiba, dans le Sud du Brésil, ou le mouvement anti-Lula est très fort, ainsi que le séparatisme par rapport au "Brésil pauvre (et non blanc) du Nord", décide d'ouvrir un procès pour corruption contre l'ancien président.

Moro a quelques caractéristiques qui ne peuvent être ignorées : fils d'un homme politique du PSDB, le parti d'opposition qui a organisé la destitution de la présidente Dilma Roussef, son épouse est elle même un cadre du parti dans son Etat (le Paraná). Moro est connu par sa haine contre Lula, qu´il distille jour après jour, même en étant juge, dans les réseaux sociaux. Il est connu pour appeler l'ex-président "nine fingers", une allusion au fait que Lula a perdu un doigt dans un accident de travail quand il était ouvrier.

Moro décide de persécuter Lula à partir de la construction d´une fable pittoresque. Une grande entreprise de bâtiment : OAS, aurait offert à Lula un appartement triplex à la plage (de près de 250 m²) en échange de faveurs de celui-ci dans des contrats avec Petrobras, le géant pétrolier brésilien (entreprise publique), que Lula a fait exploser dans les marchés mondiaux grâce notamment à la découverte, lors de son gouvernement, des réserves sous-marines du "Pre-Sel". Il se trouve que la femme de Lula (aujourd'hui décédée d'un épanchement cérébral à la suite de ces persécutions) avait en effet demander à ACHETER  cet appartement, en 2007, mais Lula s'était désisté de l'achat par la suite. Il n´y a mis les pieds qu´une seule fois dans sa vie, et l'appartement, en construction jusqu'à il y a quelques mois, n'a jamais été à son nom ni à celui de sa femme. Il est toujours au nom de l'OAS. Les huit premiers témoins d'accusation ont innocenté Lula du moindre rapport avec cet appartement. Dans les séances de jugement de Lula auprès du Juge Moro, Lula n'a cessé de répéter (les vidéos sont disponibles sur internet): "Mr. le Juge, s'il vous plait, montrez moi les preuves que je suis le propriétaire de cet appartement, et je me présente immédiatement pour être emprisonné volontairement". Moro ne les a jamais eues.

2) Faute de preuves, l'acte suivant a été de tenter de prouver que cet appartement était le sommet de l'iceberg d'un réseau de crimes et de corruption qui aurait à sa tête Lula, avec comme acteurs les principales entreprises de bâtiment et d'infrastructure du pays qui, parce que c´était légal, finançaient TOUTES les campagnes électorales (celles du PSDB aussi - c´est Dilma, justement, celle qui a approuvé la loi interdisant le financement des campagnes par les entreprises privées au Brésil). C´est un peu comme si un juge français décidait d'impliquer n'importe quel président de toutes les affaires concernant Lafarge (et ses affaires avec l'EI), Alstom (accusée de corruption au Brésil dans les chantiers du métro), Elf, Bouygues et Cie. Il y aurait effectivement de quoi mettre à jour beaucoup de choses. La question est de réussir à prouver à quel point un président sait et contrôle toutes ces magouilles, et à quel point il doit en être responsabilisé. Ce serait bien utile et intéressant que cette discussion ait lieu, mais dans le cadre de la loi, en ayant des enquêtes sérieuses, des preuves et toutes les échéances et appels garantis. Mais non, au Brésil cela a été utilisé par le juge Moro comme arme de persécution politique. Sans preuves concrètes.

En faveur de Lula, il faut savoir que si le gouvernement précédent, celui de Cardosos, du PSDB, avait en huit ans lancé 48 opérations anti-corruption de la Police Fédérale, Lula et Dilma en ont ordonné 2.226 en 12 ans ! De plus, c´est Lula qui a restructuré la même Police Fédérale pour augmenter sa capacité à atteindre la corruption. Le plus insolite, cependant, est la démesure de l´accusation. Dans un ´pays ou les propriétaires des chaines de télé et les grands milliardaires possèdent - illégalement - des îles entières, avec des villas non autorisées de milliers de m² et de quelques millions de dollars, Moro et sa troupe d´accusateurs fait passer l'idée que Lula accepterait de se laisser corrompre pour des contrats du géant pétrolier contre un appartement de moins de 300 m² dans une plage de classe moyenne du littoral de São Paulo. Le fait qu'on ait pu accorder de la crédibilité à cette accusation ne s'explique que par les préjugés envers les plus pauvres ayant cours au Brésil : "Lula ne sait même pas être corrompu, Lula négocie ce qui est à son hauteur, le monde des villas et des millions n'est pas pour lui", c´est la base de ce discours médiatique.

Le plus impressionnant est qu´une simple recherche sur Google montre que Cardoso, ancien président du PSDB (avant Lula) a eu une ferme reconstruite par une de ces entreprises (Camargo Correa), qui a même construit dans les terres voisines une....piste d’atterrissage permettant de recevoir....des Boeings! Cardoso est aussi soupçonné d'avoir acheté un appartement dans le quartier le plus cher de São Paulo à un prix dix fois moindre que celui du marché. Rien de tout cela, cependant, est motif d'enquêtes ou de procès.

Il faut bien comprendre qu'en 14 ans au pouvoir, le PT a commis beaucoup d'erreurs et s'est probablement impliqué dans plus d'une affaire douteuse. La corruption est endémique au Brésil depuis 500 ans et ce n´est pas un gouvernement qui, d'un seul coup, l’arrêtera. Le PT lui non plus n'est pas exempt d'avoir fait de mauvais choix et d'être entré bien des fois dans la logique de la politique historique brésilienne (mais quand même beaucoup moins que les autres partis, étant le seul à s'occuper aussi des intérêts des plus pauvres). Mais il ne faut pas confondre les choses : sous l'excuse d'une fausse lutte contra la corruption, ce que les élites brésiliennes, et surtout la Justice, ont mis en place est en fait une persécution qui met en échec toute la démocratie.

Pour obtenir des "preuves", Moro innove du point de vue juridique. Il obtient de la Cour Suprême, et c´est là sa deuxième action en faveur du Coup d'Etat, que les gardes à vue se transforment en emprisonnement d'une durée indéterminée. En 2016, après la sortie de Dilma, la Cour Suprême prend une décision encore plus polémique : par 6 voix contre 5, elle décide de revoir l'interprétation d'un texte clair de la constitution, selon lequel au Brésil une personne ne peut être emprisonnée qu'une fois terminés tous les appels possibles. La Cour Suprême décide finalement que non, qu'après la deuxième instance, une personne peut être emprisonnée, alors que les appels aux instances supérieures courent encore.

Cette décision est importante pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui avec l'envoi en prison de Lula.

Ces deux décisions de la Cour Suprême ont permis au juge Moro de mettre en place une méthode de chantage juridique : il envoie en prison des personnes ayant une quelconque relation avec Lula, et leur promet leur libération s'ils acceptent de faire des délations. La presse laisse échapper que dans l'un des cas, la demande fut encore plus spécifique: "je vous laisse sortir si vous me présentez des accusations CONTRE LULA". C´est de là qu'est venue "l'accusation de l'appartement triplex".

Mais lorsque l´un de ces délateurs dit que le Juge Moro lui aurait demandé 2 millions de Reais pour sa libération vient à jour, elle est vite cachée par la presse et oubliée.

Le procès suit son cours, pendant que la population est harcelée par une campagne intense de diffamation de Lula et de Dilma. À chaque nouvel épisode du procès, alors que de plus en plus le manque de preuves se fait sentir, les élites du pays sortent sur les vérandas de leurs appartements de luxe pour taper sur des casseroles en demandant la tête des dirigeants de la gauche. La population plus pauvre a de plus en plus de difficultés de suivre les méandres juridiques de l'affaire. La classe moyenne fête la "fin de la corruption" alors que le gouvernement en place est probablement l'un des plus corrompus de l'histoire du Brésil.

Il n´y avait pas d'autre issue possible. Alors qu´un procès au Brésil dure généralement des années à cause de la faiblesse du pouvoir judiciaire, celui de Lula sous le Juge Moro est conclu en une vitesse record. Sans preuve, Moro condamne l'ex président, toujours loin devant dans tout les sondages présidentiels, à 9 ans de prison. Une petite ironie envers le "nine fingers"? C´est très possible. Le juge qui ne met que des chemises noires avec cravates rouges, rappelant des moments si sombres de l'histoire du monde, n´a plus aucun scrupule.

Un livre signé par plus de 200 juristes brésiliens est publié, sans aucune couverture médiatique. Ils y dénoncent l'inconsistance du jugement de Lula sur une affaire sans preuves concrètes. Les arguments du Juge Moro sont si peu solides que lui même se contredit plusieurs fois et reconnaît ne pas avoir de preuves. Seulement une "conviction" de la culpabilité de Lula. Depuis, au Brésil, vous pouvez vous faire incarcérer lors d'une garde à vue suite à une simple "conviction" du juge. C'est ce qui s'est passé, d'ailleurs, quand on mit en accusation cinq Présidents des plus grandes Universités Fédérales du pays, jetés d'office en prison après des arrestations dans des opérations policières avec mitraillettes et camions blindés (alors que la loi prévoit avant toute chose une convocation amiable devant le juge) pour des affaires insensées comme "des erreurs de note à l'achat de machines photocopieuses". L'objectif de tout cela?  Montrer à la population que les universités fédérales, objet d'une des actions les plus impressionnantes du gouvernement Lula, avec la création d'une centaine de campus partout au Brésil, n'est en fait qu'un antre de corruption de la "machine criminelle" du PT. L´un des recteurs, trop humilié par ces événements, se suicida. Mais cela n'a semblé déranger personne en dehors de la communauté de gauche des réseaux sociaux.

Les avocats de Lula font appel à la deuxième instance, un jugement fait par un collège de trois juges. Encore une fois, une procédure qui dure plus de deux ans pour les gens communs. Pour Lula, elle ne dure que quelques mois. Pire, le président de ce jury annonce dans les réseaux sociaux que le procès de Lula en deuxième instance "est juridiquement impeccable," alors que formellement et légalement il n'était pas encore sensé en avoir reçu les pièces, Lula étant encore sous la tutelle du juge Moro! Ce jury fait un jugement éclair, avec des arguments semblables, alors que les votes devraient être sensés indépendants. Ils montent chirurgicalement la peine de Lula à 12 ans et 2 mois de prison. Pourquoi cette précision? Car le "crime" non prouvé de l'appartement remontant à plus de dix ans, en dessous de cette peine Lula, aurait eu le droit de la purger en liberté. Les méandres du coup d'Etat sont pleins de petits détails.

Acte 3- Les militaires entrent dans le match. La Cour Suprême sous chantage. Lula en prison.

Il reste que la Cour Suprême avait, rappelez vous, jugé en deuxième instance en faveur de l'emprisonnement. Lula pouvait donc être incarcéré. Mais ses avocats, invoquant que la Constitution avait été changée de manière opportuniste, demandent une révision de cette décision. En même temps, ils demandaient à la Cour Suprême un Habeas Corpus pour que Lula ne soit pas emprisonné. 

Les rites "normaux" de la Cour Suprême suggèrent, par les dates chronologiques des demandes, qu´elle juge tout d'abord l’inconstitutionnalité de la décision sur la prison en deuxième instance. Cependant, Carmen Lucia, la présidente de la cour, sait que probablement ce vote ira défaire la polémique décision antérieure, car un des juges avait annoncé avoir changé de position, ce qui annulerait la prison de Lula et le besoin de l´habeas Corpus demandé. Elle inverse donc l'ordre, et décide qu'on se prononcera d'abord sur l'habeas corpus de Lula. Ainsi, même si, Dieu sait combien de temps après, la cour revenait sur sa décision, Lula aurait déjà été emprisonné.

La veille du jugement final, ce dernier 4 avril, la mobilisation de la droite pour faire pression pour la prison de Lula est extrême.  Les casseroles retentissent dans les vérandas des riches bourgeois. Les médias convoquent à des manifestations jaunes et vertes en faveur de la prison. Un géant de la communication du pays, l'entreprise SKY, émet un courriel à ses employés les autorisant à participer des manifestations sans leur couper le salaire de la journée. 

Le même jour, un Général à la retraite dit clairement dans une entrevue: "Si la Cour Suprême ne vote pas la prison de Lula, l'armée interviendra". Quelques heures après, le commandant de l'Etat Major des armées lui même émet un twitter de chantage. Sortant de ces attributions constitutionnelles, qui lui interdisent de se prononcer sur des questions politiques, il écrit: "l'armée se solidarise avec les désirs de tous les citoyens "du bien" de condamner l'impunité", et "se maintient attentive à ses missions institutionnelles". Le message ne pourrait être plus clair.

Bien que l'armée de l'air ait quant à elle fait un communiqué bien plus rassurant, et contraire aux dires du commandant en chef, montrant que même dans les armées les avis sont partagés, l'action de ce dernier a eu l'effet souhaité. Une des juges de la Cour Suprême change d'opinion, répétant le score contre Lula de 6 votes contre 5 en faveur de sa prison. Un vote tellement bizarre que cette Juge dit textuellement qu´elle fait un vote qu´elle juge elle- même anticonstitutionnel. La peur des militaires?

La Cour Suprême annonce donc que Lula peut être emprisonné "une fois terminés tous les appels en deuxième instance", ce qui pourrait encore durer 15 jours, étant donné que des appels étaient encore possibles et légalement déposables. Mais la justice, le droit de défense, la présomption d'innocence sont des valeurs juridiques périmées au Brésil, en tout cas pour Lula, et sûrement pour les sympathisants du PT. En moins de 24 heures, encore une fois de manière illégale, Moro donne l'ordre de prison.

Des milliers de militants encerclent maintenant le siège du syndicat des métalos de São Bernardo, berceau de la carrière politique de Lula. Accompagné de sénateurs, et du peuple qui le soutient, Lula ne s´est pas présenté à la justice. Moro lui avait donné jusqu'à 17 heures du jeudi 5 avril pour se présenter à Curitiba pour être emprisonné. Une action d'humiliation. Moro y rajoute: "en raison de la dignité du poste qu´il a occupé, j'ordonne que l´on ne le menotte pas".

Encore une fois, Moro montre que sa persécution acharnée de Lula passe au dessus non seulement des lois et de la Constitution, ce qu'il peut faire grâce à la bienveillance d'une Cour Suprême dont le rôle serait de protéger la Constitution, mais aussi des risques sociaux de provoquer sans concession une partie imposante de la population. Celle qui, dans les sondages de la semaine dernière, mettaient Lula chaque fois plus loin devant dans la course á la présidence. Tous les débouchés sont maintenant possibles pour cette crise, y compris les plus tragiques. Le Brésil n'a plus de démocratie, son gouvernement élu a été déchu par des manœuvres dignes des pires mafias. La volonté démocratique du peuple est  violée par des décisions à chaque fois plus illégales. Les militaires sont aux aguets. La presse continue son action irresponsable. Le pays est divisé. Le monde n'est plus capable de suivre  les subtilités de ce coup d'Etat ignoble.

Comme l'observe un jeune sur les réseaux sociaux, ceux-ci  "fêtent" la prison de Lula avec, les brésiliens étant blagueurs, d'innombrables messages ironiques. Se moquant de son niveau de scolarité, de son doigt en moins, des homosexuels qui "devront maintenant quitter le pays", de "intelligence" de  Dilma (une femme, pensez !), des pauvres, des sans-terre, des noirs, qui maintenant seront "obligés à travailler au lieu de vivre aux dépens du gouvernement", la "mort de la gauche". La corruption n'est jamais citée. C'est le portrait du Brésil qui émerge des décombres d'une démocratie ravagée.

João Whitaker, le 7 avril 2018

Merci à Médias citoyens. L'article en version originale ici