L'AUTRE QUOTIDIEN

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Menel Ibtissem ou cette France qui aurait pu advenir et qui ne sera pas

On aurait pu. Devenir meilleurs, plus forts, plus tolérants. Mais cela n'aura pas lieu. Avec l'éviction de Menel Ibtissem, nous sanctifions les vieux démons de ce pays et renonçons à grandir. Explications.

Le samedi 3 février dernier, Menel Ibtissem, candidate de 22 ans à l'émission de télécrochet The Voice, interprète Hallelujah, de Léonard Cohen, en anglais et en arabe. La jeune musulmane au visage d'ange qui porte un turban assorti au bleu de ses yeux, originaire de Besançon, dédie sa performance à la paix et la tolérance, séduit et le public et les quatre coachs de l'émission programmée sur TF1. Les jours suivants, des captures d'écran resurgissent sur les réseaux sociaux, largement diffusées par les militants du printemps républicain et de la fachosphère. Epilogue de cette polémique : après une semaine de fièvre sur les réseaux sociaux et les télés, la jeune femme originaire de Syrie annonce dans la nuit du 8 au 9 février qu'elle se retire de la compétition.

Une illustration des délires sur Menel Ibtissem prise dans le site Riposte Laïque (les fascistes adorent les noms comme ça, bien propres sur eux, mais tellement dégueulasses qu'ils préfèrent émettre des USA et se placer "sous la protection du premier amendement". Exemple : Démocratie Participative, qui, en dépit de son nom plus anodin tu meurs, est un site ouvertement raciste, nazi, immonde, qui serait immédiatement interdit en France pour appels au meurtre et à la haine raciale. Pour vous résumer Riposte Laïque, ce manifeste : "Interdire l'Islam, la seule solution raisonnable". En effet. Parfaitement raisonnable. Ces gens se cherchaient une haine comme ultime raison de vivre : ils l'ont trouvée. Ne parlent que de ça. Depuis des années. Devant le potage, devant le café, sur leur pot de chambre, à leur chien. 

Les messages trouvés sur son compte twitter ? Au lendemain des attentats de Nice, à l'été 2016, la jeune femme écrit : "C'est bon, c'est devenu une routine, un attentat par semaine". Et elle formule un raisonnement complotiste : "Et toujours pour rester fidèle, le 'terroriste' prend avec lui ses papiers d'identité. C'est vrai que quand on prépare un sale coup, on n'oublie surtout pas de prendre ses papiers. #PrenezNousPourDesCons". Puis après l'attentat de Saint-Etienne du Rouvray, deux semaines plus tard : elle réagissait : "Les vrais terroristes, c'est notre gouvernement." Des déclarations qu'elle affirme regretter. 

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Dans cette fièvre médiatique, on aura appris de Isabelle Bosc-Morini, chroniqueuse chez Hanouna (Touche pas à mon poste), que, "par les temps qui courent", mieux vaut éviter de chanter en arabe. Dans la très beauf "l'heure des pros", la matinale animée par Pascal Praud sur Cnews, Ivan Rioufol se sera aussi distingué, alors même que la jeune femme avait déjà annoncé qu'elle se retirait de la compétition. Insistant sur "l'irritation de l'opinion", qu'il confond avec les réseaux sociaux, et sur la quasi unanimité concernant "ces twitts qui insultaient la France". "La voir se produire sur une scène privée enturbannée (...) alors que dans le même temps, vous avez des femmes iraniennes qui se battent pour enlever le voile, que vous avez des femmes kurdes qui se battent cheveux au vent (râh, c'est beau comme du Déroulède (1) chantant l'Alsace et la Lorraine après la défaite de Sedan) contre l'Etat islamique (...) celle qui "se revendiquait de Tariq Ramadan, donc d'un "islamisme soft", commençait à "imprégner également les télévisions privées". Bigre, à elle seule, Menel Ibtissem c'est l'islamisme politique, sachant que l'Islam est forcément une "religion totalitaire", mais aussi les mollahs iraniens, les frappes de Erdogan et l'Etat islamique. Rien de moins. Marine Le Pen ne s'y est pas trompée qui a salué cette "grande victoire". “C’est la moindre des choses que Mennel se soit exclue de The Voice, elle est le révélateur que les fondamentalistes islamistes utilisent tous les moyens pour normaliser la présence de l'islam radical.”

Reste ce qui aurait pu être et ne sera pas. Nous aurions pu, en effet, apprendre à voir en cette jeune femme musulmane une artiste émouvante d'abord et non pas une adepte d'un islam menaçant. Nous aurions pu la croire lorsqu'elle parlait de paix et de tolérance et nous dire qu'il y avait, dans cette société, d'autres voies (voix) que l'affrontement et la haine. Nous aurions pu apprendre aussi à aimer les sonorités de la langue arabe, et réaliser que cette langue est aussi une langue de poésie et de musique. Nous aurions pu aussi nous dire que la France est ce pays qui accueille des réfugiés syriens -en remerciant ceux qui prennent le risque de finir au tribunal- qui nous apportent un peu de cette culture et qui sont eux aussi la France de ce début de XXIe siècle. Enfin, nous aurions pu nous réjouir en pensant que cette jeune femme à la personnalité singulière avait la force de ses rêves et que nous pouvions les rendre possibles. Bref, nous aurions pu grandir, tous, penser que la complexité humaine est merveilleuse, qu'elle peut déjouer les pires clichés, que tout ce qui repousse les limites d'une société fermée est en soi positif et augmente notre être au lieu de le rétrécir.

Donc cela ne sera pas. Nous continuerons à jeter un oeil noir à ceux qui s'expriment en langue arabe, considérés d'emblée comme de la graine de terroristes, au moins linguistiques. Nous continuerons à alimenter la peur, la haine et la méfiance, en guettant les signes de cet islamisme (qu'il soit dit "soft" sous-entend qu'il serait d'autant plus insidieux), chaque fois que nous croisons une jeune femme voilée. Nous resterons cette société où, lorsqu'un individu musulman apparaît sur l'écran de nos télévisions, il sera opportun de fouiller inlassablement ses messages sur les réseaux sociaux pour y guetter le moindre faux pas. Nous resterons cette France qui a transformé la laïcité - pourtant censée garantir à chacun la liberté de pratiquer son culte ou de n'en pratiquer aucun - en une arme pour exclure et diviser. Et cela ne sera pas suffisant. Il faudra aussi que nous soyons fiers de cette laïcité d'exclusion et que nous fassions en sorte de l'exporter. Bref, nous resterons cette France-là, mais à quel prix ?

Nous citerons les mots de l'humoriste Kheiron, qui a twitté le message suivant à Menel, que nous partageons entièrement.

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Mais la conclusion revient à Menel Ibtissem elle-même. Le 9 février elle écrivait sur sa page Facebook :

Hello ! 
Vous vous demandez tous comment je vais et ça me touche énormément de voir autant de soutien et d'amour de votre part ♡♡♡ 
Alors laissez moi vous dire que oui je suis très affectée mais vous me connaissez je ne suis pas du genre à me laisser abattre ;)

Je vous prépare de chouettes choses pour les jours à venir! 🎵🎤📽

Love youuu.

Et cela le même jour sur son compte twitter : "Vous savez ma décision est de loin la plus sage que j'ai prise dans ma vie. Douloureuse mais sage. Ma musique continuera d'exister et sera d'autant plus émouvante après ces événements". Et on réécoutera ce Hallelujah magnifique en attendant d'avoir d'autres nouvelles de cette jeune chanteuse, en espérant qu'elle continue de croire en ses rêves, qui pourraient aussi être les nôtres.

https://www.tf1.fr/tf1/the-voice/videos/mennel-hallelujah-leonard-cohen.html

(1) Paul Déroulède (1846-1914), homme politique, fondateur de la Ligue des patriotes, mais aussi auteur dramatique et poète, était connu pour ses chants du soldat, tissés de vers de mirliton aux accents patriotiques.

Véronique Valentino