L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les vrais foyers, par Marie Cosnay

Le temps de l’été on s’est trouvé des jardins, des jardins amis, un jardin où les tourterelles se plaisaient, le laurier blanc poussait sur le toit du voisin, un jardin aux deux figuiers, on s’est trouvé des jardins intérieurs et des jardins où les conversations s’envolaient peu dignes du papier - libres et fugueuses. Le 17 août un mineur avait rendez-vous avec la justice, jusque-là le mineur non reconnu allait de maison en maison et la maison de Michèle, on peut dire qu’il l’aimait, il y était choyé, c’était une famille composée qui choyait et racontait, les grands parents de quatre-vingts ans, les parents de cinquante, les enfants, la fille qui enseigne le mafé, c’était une famille aux trois générations, une famille de verticalité et d’horizontalité, une famille de Paris, de Bilbao et du Mali et ce sont là les vrais foyers. On y parlait basque, espagnol et français et l’enfant y entendait les exils et les prisons du siècle dernier. Les luttes, aussi. Le 17 août le mineur choyé par la famille horizontale et verticale avait rendez-vous avec la justice, la justice voulait lui regarder les os, l’avocate disait qu’il valait mieux ne pas s’opposer, l’enfant disait à la juge qu’il préférerait que d’abord elle regarde ses papiers, j’ai confiance en mes papiers, faites-les analyser, mais pour les os et les dents, c’est vous qui dites. C’est une juge pas compliquée, disait l’enfant, c’est une juge moins compliquée que les éducateurs qui croyaient que je mentais et voulaient me piéger, c’est une juge pas compliquée. Le 17 août après une longue journée la juge a ordonné le placement provisoire, en attente d’os et de dents. C’est une nouvelle aventure, c'est une belle nouvelle et c’est aussi une chute. Une chute libre, vertigineuse, un arrachement. Arrachement de la maison de Michèle, la maison horizontale et verticale, arrachement après tant d’autres arrachements. Le mois de septembre devant nous, menaçant comme un mur ou un puits. L’hôtel dégueulasse pourri de punaises, de bêtes dans les coins, d’où les plaies sur mon visage. La hantise d’être surveillé, la caméra, si jamais on voit que je suis pas isolé. Pas mineur pas isolé.

Le temps de l’été, on s’est trouvé des jardins. Les jardin basculent nuits, les nuits basculent dans le jardin, un okilélé et une guitare, ce jeune homme réfugié dit : c’est fini l’asile, maintenant j’ai des papiers, le voilà à la guitare, timide ou cabotin quand il joue alors lui cacher les yeux des deux mains.

Le jardin bascule dans la nuit, ici c’est un peu fermé, on ne rencontre pas, c’est un pays où les gens sont autochtones ou bien ils n’ont pas jusque-là beaucoup rencontré. Dit quelqu’un.

Ce que tu peux faire pour nous aider, c’est témoigner. 
Je témoigne ? 
Non, je témoigne, toi tu m’aides à argumenter.

L’OFPRA demande des preuves. 
Le DEMIE demande des preuves. 
Quel est le lien entre toi et ton récit ? 
Entre toi et tes papiers ? 
Entre toi et tes dangers ?

Une carte consulaire pour l’enfant, c’est une preuve puisqu’à côté de son âge et de son nom, figure sa photo. Pour l’adulte en demande d’asile, quelle preuve qu’il risque quelque chose en son pays ? L’adulte dit : on va filmer mon témoignage et le faire circuler. Après ce que je dis de mon pays et de ce que j’y ai vécu, l’OFPRA aura la preuve et la certitude que j’y suis en danger. L’OFPRA dit : c’est entre toi et moi, c’est un secret. Tant que c’est un secret, l’OFPRA peut nier. Si ce n’est pas un secret et si l’OFPRA ne me protège pas, elle devra énoncer qu’elle choisit malgré la preuve et la certitude de ne pas me protéger. S’exposer pour se cacher. Je te fais mon récit comme tu m’as demandé, tu le mets en scène pour le spectacle que tu veux fabriquer sur les exils les marches forcées les rêves aventures et les aventuriers, pour le spectacle au son du oud sur les aventuriers du désert qui attendent en Libye ou à Ceuta - et dans le même temps mon récit sert, avec mon nom et mon image, sur le site de ton spectacle, à donner des preuves à l’OFPRA.

Les jardins basculent nuits, les nuits viennent lourdes, orageuses. Partir de toute façon, tu dis, c’est obligé. Tu peux pas réfléchir. Tu pars parce que t’es déjà mort. Tu risques pas la mort, tu risques rien que la vie. Tu pars pour vivre et pas pour mourir, tu pars parce que t’es déjà mort et que tu veux revenir à la vie. Les définitions de l’exil et de l’asile on peut les recommencer. Tout recommencer. C’est alors que Michèle appelle. C’est alors qu’un monsieur frappe à la porte, il est entré par le jardin aux tourterelles. Le monsieur demande : est-ce que vous me donneriez de l’eau ? Il remplit son bidon dans la cuisine et il file comme il est arrivé. Pendant que Michèle dit : j’ai une bonne nouvelle. L’enfant avait mal aux dents et le PASS de l’hôpital reportait, reportait. L'enfant tremblait. Si les dents disaient à la juge que j'étais pas isolé. La dentiste qui ne fait pas payer, dont le métier est de soigner quand on a mal, dit : j’appelle moi-même la référente de l’ASE, je lui dis : si je le soigne on sauvera sa dent et le soulagera mais il sera hélas toujours aussi isolé.

Marie Cosnay