L'AUTRE QUOTIDIEN

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Hold-up démocratique, à qui le tour? par Élise Thiebaut

On a voté aux présidentielles le flingue sur la tempe. On va voter aux législatives en regardant ailleurs. Par exemple dans la 8e circonscription des Yvelines, où une bande d’artistes et de sociologues de gouttière réinvente la démocratie au pied du Val Fourré. Fiction ou réalité ? La réponse dimanche prochain.

Le hasard n’existe pas. Ce n’est donc pas un hasard si je me trouvais dimanche dernier à Mantes-la-Ville pour le premier meeting de campagne d’Abdelmajid Eddaikhane et Nathalie Pereira, sa suppléante. « Votez pour nous, ils vont avoir le seum ». Le slogan qui s’affiche sur leur T-shirt est déjà une promesse pour la trentaine de personnes qui arrivent petit à petit. Des habitant.es de la circonscription, mais aussi des infiltré.es qui, comme moi, pensent que l’avenir pourrait bien s’écrire ici – si toutefois l’avenir s’écrit (je penserais plutôt qu’il s’écrie, mais on va dire que je dramatise).

Tout autour, de sages pavillons entourés de coquets jardinets perchés comme l’indique fièrement le site de la mairie à 40 mètres d’altitude. Il y a trois ans, les Mantevillois et les Mantevilloises ont sans même s’en apercevoir élu un maire FN, Cyril Nauth. Une membre de son équipe s’appelait pourtant Fürher, ça aurait dû leur mettre la puce à l’oreille.

Maire de tous les vices

La 8e circonscription des Yvelines et la communauté de communes, la Camy, sont depuis plus de vingt ans le berceau de la corruption et du clientélisme. Le berceau, ça pourrait sembler attendrissant, mais mieux vaut ne pas s’y laisser prendre. Un jour les bébés joufflus deviennent des adultes qui attendent de vous exactement ce qu’ils attendaient de leur maman : qu’on les serve et qu’on les nourrisse. Pierre Bédier fait partie de ces charmants bambins qui ont confondu l’intérêt général avec leurs intérêts privés. En 2009 il a été condamné définitivement, avec deux de ses compères, pour corruption passive et abus de biens sociaux. Les termes font beaucoup moins peur que braquage, hold-up pour escroquerie, mais le principe est le même : il s’agit de voler. Pas avec des ailes. Non, voler, pour « prendre ce qui ne nous appartient pas ».

La différence, vous allez me dire que c’est la violence. Quand Pierre Bédier et ses amis ont accepté entre 1998 et 2001 des pots de vin en échange de l’attribution de marchés publics à une société de nettoyage, ils l’ont fait avec beaucoup de gentillesse et de savoir-vivre. Selon nos informations, aucun animal n’a été torturé pour que des milliers d’euros arrivent dans leurs poches. Ils n’étaient armés que de leur convoitise et de la certitude que le monde leur appartenait. D’ailleurs, la violence des riches ne donne en général lieu qu’à des peines légères. Dans le cas de M. Bédier, 18 mois avec sursis, trois ans de privation des droits civiques et civils, entraînant six années d’inéligibilité.

Profitant de l'indifférence des citoyen.nes, qui ne prennent même pas la peine de voter au Val Fourré, alors qu'ils et elles sont numériquement majoritaires, Bédier revient bientôt aux affaires. En 2013, l’ancien maire de Mantes qui avait placé ses alliés à tous les postes clés revenait en selle, à la tête du conseil départemental. J’adore ce cliché journalistique. Revenir en selle. On voit tout de suite un chevalier qui caracole en tête des sondages, et part à la reconquête de son fief. Parce que les hommes politiques (plus rarement les femmes, vous noterez), ont des fiefs. Dont nous sommes les serfs. Bienvenue dans le XXIe siècle.

Servitude involontaire

C’est à cette servitude volontaire qu’une team de citoyen.nes indomptables a décidé de s’attaquer en 2013. Puisque la réalité leur résistait, puisque la démocratie ne persistait que dans la répétition du même, voire du pire, Saïd Bahij, Rachid Akiyahou, Majid Eddaikhane et Khalid Balfoul se lancent dans une incroyable aventure : faire un film collectif au cœur du Val Fourré, leur cité, et parler eux-mêmes de leur quotidien, de leurs rêves, de leur vie. Ils sont quatre à signer la réalisation, 200 habitant.es à avoir joué dans le film. Depuis sa sortie, leur histoire a fait le tour de France des quartiers. Plus de 10 000 spectateurs et spectatrices ont déjà applaudi aux aventures du grand Khalifa à l’assaut de la mairie de Mantes-la-bien-nommée-Jolie.

« A l’heure où l’on parle d’unité nationale, nous avons besoin d’unité culturelle, nous avons envie d’imaginer une solution positive, une politique de partage plutôt que d'exclusion. Pour faire passer notre message, nous avons choisi la comédie : l’humour permet de dénoncer et invite à la réflexion », écrivent les auteurs à propos du film. Mais leur ambition va plus loin : « On veut plus être des analysés, on veut être des analyseurs. L’histoire il y a ceux qui la font et ceux qui la racontent et nous, ON DOIT LE FAIRE. » Saïd Bahij avait déjà revendiqué en rencontrant Pierre Bourdieu être "un sociologue de gouttière". 

Parce que t’as une routine de secours ?

« Ils l’ont fait », c’est donc l’histoire d’un jeune homme du Val Fourré, Khalifa Camara, qui décide de se présenter aux municipales contre Jacques Adie, le maire en place, après avoir vu un film américain qui prédisait l’élection d’un président noir aux Etats-Unis, cinq ans avant celle de Barack Obama. Difficile de résumer le film, qui aligne les bons mots et les situations comiques, se jouant des caricatures et des préjugés avec une bonne humeur trop rare au cinéma. Tourné avec 30 000 euros, au lieu des 300 000 qui auraient été nécessaires, il a un petit air de bricolage qui fait aussi son authenticité. C’est à la fois un fiction et un documentaire, une œuvre d’imagination et une expérimentation in situ, avec de vrais moments de poésie. Tous ceux qui l’ont vu s’y retrouvent, on reconnaît la figure du maire, de son cabinet, des dircoms de collectivité, avec leurs petits arrangements entre amis et leur clientélisme à géométrie variable. Promesses à gogo, mépris pour tout le monde ! « Mais quoi, demande un jeune à qui Khalifa propose l’aventure démocratique, t’as une routine de secours ? Reste avec nous par terre, c’est mieux pour toi ! »

L’équipe s’embringue pourtant dans une campagne croquignolesque, où les dealers sont rackettés, le maire placé sur écoute, les ondes piratées tandis qu'une brigade des votes vient extirper les dormeurs du Val pour les entraîner de force dans l’isoloir. Imitant la campagne de Jacques Adie, qui s’insurge en centre ville contre le halal dans les cantines avant de brosser les Marocains, puis les Sénégalais dans le sens du poil, Khalifa Camara promet « le mariage pour tous, un logement pour tous, et même du sirop pour la touss’ ».

L’image, en début de film, d’une femme entièrement voilée qui lit People d’un œil passionné donne le ton de l’autodérision. « On voulait aussi jouer avec ces préjugés attendus sur le communautarisme et la religion, explique Majid Eddaikhane. Notre liberté, c’est de nous caricaturer nous-mêmes, pour mieux dénoncer les faux semblants.» Le rire qui explose souvent au détour d’une réplique montre qu’ils ont fait mouche. Khalifa Camara fait penser au Candide de Voltaire et le film prend des allures de conte philosophique. N’oublions pas qu’il y avait au Val Fourré un Quartier des Ecrivains.  

Pour obtenir les autorisations de tournage, l’équipe de « Ils l’ont fait » a présenté un faux synopsis à la mairie, aux accents 100 % ghetto : l’histoire d’un braquage pas comme les autres. La personne chargée des autorisations les charrie un peu : « Hé, vous en avez pas assez de raconter tout le temps la même chose ? » Majid Eddaikhane en rit encore : « Ils ne savaient pas que quand on disait « pas comme les autres », on voulait dire « démocratique ». La mairie tique quand même un peu quand ils demandent à pouvoir avoir des urnes et des isoloirs, pour les scènes de scrutin. « On a dû expliquer que le braquage de banque se déroulait pendant une élection. »

Mais le braquage, on l’a compris, est ailleurs. Ce n’est pas spoiler le film que de révéler sa chute, qui est en fait une ascension : la victoire de Khalifa Camara sur Jacques Adie par 58 % contre 42. Le film se termine sur une dernière promesse : à suivre…

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Le pouvoir magique des chiffres

« On voulait faire une trilogie, explique Majid Eddaikhane. Premier volet, Khalifa gagne la mairie. Deuxième volet, les législatives. Troisième volet, il est président. On a été plus vite que Houellebecq ! »

C’est au deuxième volet que la dream team convie les électeurs, sauf que Khalifa Camara a été remplacé par Majid Eddaikhane. Toute la campagne est filmée, et quel que soit le résultat, ça finira sur un écran. Mais le candidat croit au pouvoir magique des chiffres : « On est en 2017, on est 17e dans l’ordre des candidats, donc on va faire 17 % ». Il faut 12,5 % des inscrit.es pour pouvoir se maintenir au second tour, et la concurrence est rude. La sortante, Françoise Descamps-Cronier (PS), se représente, mais elle a face à elle une candidate En Marche, Khadija Moundnib, un candidat PC, Eric Roulot, et un candidat France Insoumise, Romain Carbonne, sans oublier la droite représentée par Michel Vialay (Les Républicains), qui a succédé à Bédier à la mairie de Mantes-la-Jolie, et François Siméoni, estampillé FN. A ces classiques s’ajoutent au moins autant de candidat.es aux étiquettes improbables, allant d’un ancien chef des urgences membre de l’UDI qui se dit indépendant à une conseillère conjugale experte en estime de soi qui roule pour les catholiques de Force et vie, en passant par une candidate du mouvement Egalité et Justice, un parti turc et musulman, et une représentante d’un pittoresque Parti de la France.

Majid Eddaikhane avait été approché par la France insoumise, qui voulait lui proposer comme à François Ruffin à Amiens un ticket mélenchoniste. Il n’a pas voulu s’aliéner les habitant.es de son quartier, qui ont pourtant placé Mélenchon largement en tête du premier tour, et qui ont voté massivement contre Le Pen au second. « Les histoires d’appareil, ça suffit. Nous, ce qu’on veut, c’est que ce soit pas pareil. » On saura dimanche si les électeurs et les électrices du Val Fourré ont entendu son appel. Si oui, on pourra en faire un deuxième. Celui du 18 juin. Quand je vous disais qu’il n’y avait pas de hasard…

Élise Thiebaut, le 8 juin 2017

Journaliste et féministe (ainsi que signaléticienne), Élise Thiebaut est l'auteur de Ceci est mon sang, un livre sur les périodes qui est sorti cette année aux éditions de La Découverte, et qui fut la raison de notre rencontre à l'occasion d'une interview. Elle tient régulièrement unblog sur les sujets qui lui donnent envie d'écrire, dont la banlieue, où elle a commencé son travail de journaliste.