L'AUTRE QUOTIDIEN

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Françoise Vergés : « L’Etat colonial s’est immiscé jusque dans la gestion du ventre des femmes »

"Le ventre des femmes" de Françoise Vergés raconte une affaire méconnue. En juin 1970, on découvre que des milliers d’avortements sans consentement ont été pratiqués à l’île de la Réunion par des médecins qui ont prétexté des opérations bénignes pour se faire rembourser par la Sécurité sociale. Derrière ces violations de la loi et les fraudes massives, on découvre les politiques antinatalistes de l’Etat français dans les Outre-mer. Nous avons souhaité interviewer l’auteure, Françoise Vergés, pour comprendre comment des faits aussi graves ont pu se produire sans provoquer un scandale au niveau national.

L’Autre Quotidien : Qu’est-ce qui vous a motivée à écrire ce livre ?

Françoise Vergès : J’ai eu envie d’étudier ces événements, pour deux raisons. D’abord, parce que, très souvent, les Outre-Mer n’appartiennent pas à l’analyse de la post-colonialité en France. On parle de ce qui se passe dans les quartiers populaires, du racisme, des discriminations, des formes de post-colonialité qui demeurent dans ce pays. On parle en revanche très rarement de ce que révèlent les Outre-mer français de de cette post-colonialité. La deuxième raison, c’est qu’il m’a semblé aussi que, dans la critique du féminisme français, peu de choses étaient dites de ce que ces Outre-mer nous renvoient de ce féminisme-là.

Qu’est-ce qui a rendu possible des faits aussi graves ?

Souvenons-nous qu’à la sortie de la deuxième guerre mondiale, la surpopulation du tiers-monde, comme menace, prend une importance démesurée. Pas un congrès sur la population mondiale, l’immigration, et même sur la sécurité, sans qu’on aborde ce problème, qui fait partie du programme de la Banque mondiale et de toutes les institutions internationales. Ce sont désormais les femmes, qui font beaucoup trop d’enfants, qui sont responsables de la pauvreté et du sous-développement du tiers-monde. Pas les politiques impérialistes et coloniales capitalistes. Ça, c’est au niveau international. Au niveau national, il y a un choix politique, alors que la France et l’Etat français se redessinent à l’issue de la guerre, de ne pas développer les territoires d’Outre-mer. Là aussi on va prétendre que ce sont les femmes qui font trop d’enfants qui sont responsables du fait que le développement est impossible. Les deux politiques que va appliquer l’Etat français dans ces territoires seront donc l’immigration et le contrôle des naissances à partir des années 1960. Avec comme corollaire, tout un discours sur la sexualité de ces femmes : elles ne savent pas se retenir. Les hommes non plus. Ces politiques sont accompagnées de discours politiques qui mettent l’accent sur la discipline des corps et la mission civilisatrice.

Comment expliquer que des scandales énormes, comme celui dont vous parlez mais aussi celui des enfants réunionnais déportés par milliers dans la Creuse ou encore la pollution massive au chlordécone aux Antilles, n’aient pas suscité davantage d’indignation en France métropolitaine ?

Je pense pour ma part qu’en 1962, la société française veut oublier la guerre d’Algérie qui vient de prendre fin. Elle veut oublier qu’elle a toujours un empire colonial. La guerre d’Algérie a été quand même une très grande honte pour beaucoup de Français républicains et de gauche. Alors, on veut tourner la page et se recentrer sur l’hexagone, sur la France européenne. C’est dans cet espace-là qu’on va désormais se construire et se développer. C’est un repli qui va toucher tous les mouvements de gauche et les mouvements progressistes comme le MLF. La deuxième raison qui explique cette « invisibilisation des Outre-mer », c’est l’incroyable impossibilité en France, même dans les mouvements de gauche, de se confronter à la question raciale. De penser qu’il y a au cœur de la république des constructions raciales. C’est quand même la république qui mène les guerres coloniales. C’est la république qui continue à pratiquer des discriminations. Il y a donc un mouvement de reconfiguration après 1970 pour oublier que l’Etat français continue à avoir des terres partout dans le monde qui sont en totale dépendance.  La deuxième chose, c’est la question du passé colonial et de la question raciale en France, qui sont systématiquement mises de côté par le mouvement progressiste.

Vous parlez de colonialité du pouvoir. Qu’entendez-vous par là ?

Nous ne sommes plus dans un régime purement colonial, comme dans les années 1940/1950. Les lois du Code de l’indigénat, par exemple, ont disparu. En revanche, les siècles de colonialisme et d’empire colonial, si vous comptez à la fois l’esclavage et le post-esclavagisme, ont contaminé toutes les structures et les institutions qui font l’Etat français : le droit, l’armée, la police, tous les grands corps d’Etat. C’est cela que je nomme la colonialité du pouvoir. Le colonialisme tel qu’il a existé est peut-être terminé, mais il demeure, structurellement, des formes de pouvoir qui sont coloniales.

Vous critiquez aussi vertement les féministes françaises, notamment lorsque émerge le MLF. Que leur reprochez-vous ?

Je leur reproche de s’être tues sur des choses qui se sont passées chez elles, ici, en France. Le MLF a été -on l’a oublié- extrêmement radical et politique. Il s’est positionné contre le franquisme, contre le fascisme, contre l’impérialisme américain. Ce n’est pas du tout un mouvement de dames respectables qui tricotent dans leur salon. Dans les années 1960/1970, le MLF n’hésite pas à dénoncer ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Afrique, mais reste aveugle à ce qui se passe dans son propre pays. C’est cet aveuglement qui va faire que le mouvement va se « blanchir » progressivement et donner ce féminisme actuel, totalement colonial. Pourtant, dès le début des années 1970, vous avez des groupes de femmes algériennes, tunisiennes, mais aussi la coordination des femmes noires. Cela ne va pourtant pas affecter la théorie et la manière dont le féminisme français analyse la condition des femmes. Cette idée de sororité générale, - « nous sommes toutes sœurs »-, sera reprise aux Etats-Unis. Injonction à laquelle les femmes noires, latina ou indiennes répondront en expliquant que nous ne sommes pas tout à fait sœurs, parce que pas tout à fait dans la même situation. Rappelons que le féminisme naît avec l’anti-esclavagisme. Avec cette analogie : nous sommes les propriétés de nos maris et de nos pères, comme le maître est propriétaire de son esclave. Ce qui leur permet de développer une critique du patriarcat. Ce qu’elles oublient là-dedans, c’est la dimension raciale.

Pourtant, les féministes françaises ont, pour certaines, été très en pointe contre la guerre en Algérie ?

C’est vrai. Il y a eu un deuxième tournant de radicalisation du mouvement avec la décolonisation. Beaucoup de féministes du MLF ont été très actives pendant la guerre en Algérie, à soutenir les Algériens, à les défendre, à créer des réseaux de solidarité. Elles voient bien que l’administration coloniale française ne traite pas les hommes et les femmes de la même manière. Et puis, tout cela est ensuite oublié. Ce que je leur reproche, c’est de ne pas s’être posé la question : « qu’est-ce qui nous a fait blanches ? » Elles ne s’interrogent pas sur les privilèges qui découlent du fait qu’elles sont blanches. Je rappelle souvent que les femmes françaises acquièrent la plupart de leurs droits après la seconde guerre mondiale. Le droit de vote en 1945, notamment. Pourtant, il faut se rappeler que, du temps de l’esclavage, une femme blanche pouvait posséder des plantations et des esclaves. Ce privilège de propriété privée sur d’autres êtres humains lui était accordé parce qu’elle était blanche. Or, le féminisme français ne s’est pas du tout interrogée sur ce point.

Il faut décoloniser le féminisme français ?

Si vous intégrez les mouvements des femmes esclaves à l’histoire des luttes féministes, de la même façon qu’on intègre les femmes révolutionnaires de 1789 dans l’histoire du féminisme, à ce moment-là, tout est transformé. Parce que dès le départ, il y a des femmes qui se battent autrement, à partir d’une position qui les a racisées. Elles sont devenues des femmes noires, ce qui veut dire qu’on peut tout faire sur leur corps. On peut les vendre, les tuer, les torturer, les violer. Il y a toujours eu des femmes immigrées, des femmes esclaves, des femmes colonisées. Si je reviens sur l’histoire du féminisme français récemment, c’est parce qu’il n’y a rien sur les luttes féministes dans les colonies et les Outre-mer qui sont restés français.

Donc ce féminisme français s’est pensé comme universel, mais il n’a pas su intégrer des analyses qui l’auraient vraiment rendu tel ?

Ce que les féministes françaises pensent être universel, c’est en fait leur situation, leur position particulière. La position d’un féminisme qui serait français, c’est-à-dire lié à l’histoire de ce pays, implique d’intégrer la question raciale. Dès le 15e-16e siècle, il y a des femmes blanches et des femmes non-blanches. Et ces dernières ne seront jamais traitées de la même façon. Alors on peut dire qu’à un moment, les femmes françaises deviennent blanches. Quand je parle de femmes blanches, je ne parle pas de la couleur de peau, ça ne m’intéresse absolument pas. Mais du fait qu’on leur accorde des privilèges en lien avec ça. Nous les féministes, nous devons nous interroger sur les privilèges que l’on nous donne. C’est comme d’être une grande bourgeoise. Vous ne partagerez jamais l’expérience d’une femme qui travaille en usine. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas être féministe. Ça veut seulement dire qu’on doit reconnaître les privilèges sociaux et culturels qui vous ont été accordés.

Ces controverses au sein du mouvement féministe sont terriblement actuelles. Quel en est l’enjeu ?

Ces questions sont en effet terriblement actuelles, parce qu’elles naissent dans cette cécité dont je parle. A partir de cette cécité, se construit un féminisme de plus en plus « blanc ». Celui-ci est en train d’éclater avec l’émergence de groupes afro-féministes, de femmes qui parlent de féminisme musulman, de toute une critique de ce féminisme particulariste qui se veut universel. C’est la question qui se pose de plus en plus dans la république française, une république qui se dit « une et indivisible », mais qui n’a cessé de créer diverses catégories de femmes. Avec des implications très concrètes, sur qui a le droit de donner naissance et qui n’en a pas le droit. Le mouvement féministe n’est pas protégé des questions qui traversent toute la société aujourd’hui et qui émergent à partir de la question coloniale. Que ce soit les discriminations, le racisme, les formes de représentation, les discours, la culture, le gouvernement.

Si on pense aux Etats-Unis et à d’autres pays anglo-saxons, il y a longtemps que des féministes travaillent sur les articulations entre sexe, race et classe sociale. Cette cécité dont vous parlez n’est-elle pas une spécificité française ?

Il y a bien une spécificité française. On voit que beaucoup de choses, aujourd’hui, tournent autour de cette question raciale. Mais si vous prononcez ce mot en France, on vous dit tout de suite que la race n’existe pas. Evidemment, que la race n’existe pas. Mais on parle des processus par lesquels des personnes et des groupes entiers sont racialisés. C‘est-à-dire qu’à partir du moment où vous avez telle origine, telle religion ou telle couleur de peau, vous pouvez être discriminé et stigmatisé.

Quand vous parlez de race vous parlez d’une construction sociale et historique ?

Ces processus de racialisation peuvent en effet toucher tous les groupes, selon les besoins du pouvoir d’Etat du moment. On peut aussi parler des Rroms. Tous les discours contre les Rroms sont des discours racistes. La racialisation a été historiquement focalisée sur la couleur de peau noire et, aujourd’hui, de plus en plus, sur la question d’être musulman. On pourrait imaginer d’ici 60-70 ans, d’autres groupes stigmatisés. Il y a eu les Juifs en Europe. Eux ont été totalement racialisés et ça s’est terminé comme on le sait. En Israël, aujourd’hui, ce sont les Palestiniens qui sont racialisés. Il n’y a rien qui a priori prédestine à ces constructions racialisées. Nous n’avons pas affaire à un phénomène « naturel ». En revanche, il y a ensuite une naturalisation de ces processus de racialisation, quand les préjugés raciaux sont posés comme liés à la nature intrinsèque de l’Autre. Ce qui suppose au départ quand même de poser l’Autre comme étant menaçant, pas tout à fait à la hauteur, pas très intelligent, etc. D’ailleurs, pour ce qui est de la question blanche en France, on voit bien que ces discours doivent être sans cesse réalimentés, parce que, à un moment, les Français ça ne les intéresse pas tant que ça.

A quelles fins l’Etat encourage-t-il à cette racialisation de groupes humains ?

L’un des objectifs, c’est de diviser. C’est une division importante que de penser que ce sont les immigrés qui sont responsables de la pauvreté et du fait que les usines sont délocalisées.  C’est quand même plus intéressant que si les ouvriers se mettent à penser que ce sont l’Etat et le capitalisme qui sont responsables de cette situation. Le deuxième objectif, c’est aussi que, quand même, si vous êtes pauvre mais blanc, vous pouvez toujours vous sentir supérieur à celui qui n’est pas blanc. C’est ce qu’on a beaucoup observé dans les Outre-mer. Ce mécanisme n’a rien de mystérieux. Il s’accompagne de l’effacement des mémoires des luttes et des moments de solidarité. L’effacement des solidarités, dans la mémoire et dans l’histoire, contribue aussi à ce sentiment raciste, sur le mode du « ces gens-là ne sont pas comme nous ».

Pour en revenir à la gestion du ventre des femmes, vous montrez que cette gestion prend deux visages. D’un côté l’avortement et la stérilisation forcées, de l’autre l’interdiction au contraire de l’avortement et de la contraception en métropole. Pourquoi ?

L’encouragement de la natalité en France ne s’est pas faite que sous la forme de la répression. Il y a eu aussi les allocations familiales, des crèches qui ont été construites, même si elles ne suffisent pas. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a aussi eu des mesures positives mises en oeuvre pour que les femmes puissent être mères. Je le dis d’autant plus que, dans les Outre-mer, les allocations familiales ne seront appliquées que bien plus tardivement. Vous voyez, même pour ce qui était des encouragements au fait d’être mère, cela se fait dans la différence.

Pourquoi ce besoin de contrôler le ventre des femmes ?

Au 16e siècle, en Europe, l’Etat commence à s’intéresser au nombre d’enfants qui vont naître sur son sol. Il faut des soldats pour l’armée et des pauvres pour payer l’impôt. Il y a aussi l’idée qui naît à ce moment-là que la force d’un Etat est égale au nombre de ses habitants. Plus il y en a, plus on est fort. Ce qui fait qu’au 16e siècle en France on assiste à une répression féroce des savoirs féminins sur la natalité, ce qu’on a appelé les sorcières, c’est-à-dire les sages-femmes populaires. L’Etat va entrer dans la gestion, non seulement des sexualités, mais aussi dans le contrôle du nombre de naissances, décider qui doit être là pour donner naissance, à qui l’enfant appartient, quel est le nom qu’on doit lui donner. Toute une série de choses qui témoigne de préoccupations natalistes. Ce mouvement est contemporain du développement de la traite au 16e siècle. La traite transatlantique a tout de même duré quatre siècles. Cela implique que le ventre des femmes africaines, qui mettent au monde des enfants, a été ponctionné pendant quatre siècles. Ensuite, dans cette question de la production des corps et du ventre des femmes, il va y avoir deux politiques. Le monde nord-américain va encourager une reproduction locale très importante par le viol des femmes esclaves, notamment. En France, la gestion de cette reproduction est externalisée. C’est sur le continent africain qu’elle se fait. Pas dans les colonies françaises ou très peu.

Comment passe-t-on de cette gestion du ventre des femmes esclaves à ce tournant qui voit les Etats occidentaux redouter la menace d’une surpopulation du tiers-monde ?

Après l’abolition de l’esclavage, dans les colonies européennes -qui s’étendent à ce moment-là dans toute l’Afrique, l’Asie et les autres continents comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, etc.-, on continue à ponctionner les ventres. Près de 30 millions d’Indiens vont partir et 50 millions de Chinois vont être jetés dans ce circuit international, pour aller travailler dans les mines, dans les plantations, la construction des voies de chemin de fer, etc. Ce qui est pour moi très important, c’est le rôle qu’a joué le ventre des femmes, dans la production de cette main d‘œuvre précarisée, mobile, racialisée. Ensuite, il y a ce bouleversement qui s’opère après la 2e guerre mondiale. Alors qu’avant, il fallait que ces femmes fassent des enfants, puisqu’il fallait qu’on puisse les envoyer à droite et à gauche, tout d’un coup, elles en font trop. Cette gestion va obéir aux politiques nationales d’Etats-nation, qui vont décider qu’on veut beaucoup d’enfants ou qu’on en veut moins. Après la guerre, il y aura la stérilisation des hommes en Inde, et, en Chine, la politique de l’enfant unique. Il y a la politique nationale mais aussi la politique globale. La gestion du ventre des femmes peut encore se lire aujourd’hui dans tous ces trafics de migrants. Les Philippines ou l’Indonésie, profitent de cette main d’œuvre migrante, terriblement précarisée, avec les retours d’argent qui sont envoyés aux familles.

Vous inscrivez donc la condition des femmes migrantes dans le prolongement de l’esclavage et de la colonisation ?

Il faut s’intéresser à la façon dont est produite cette main d’œuvre, qui est toujours précarisée, toujours racialisée et même sexualisée. On l’a vu dans les dernières décennies, de nouveaux besoins émergent, notamment dans « l’industrie du Care ».  Il faut des femmes pour faire des nounous ou s’occuper des personnes âgées. En Europe, mais aussi ailleurs. Au Liban, vous voyez des tas de femmes qui viennent de l’Asie du Sud-Est ou de Madagascar. Ces migrants travaillent comme nounous, comme boys, comme domestiques. Il y a des flux de population, avec des filières qui se créent, légales ou illégales, des trafics avec des Etats qui ferment les yeux, ou qui y participent, et où les femmes jouent toujours un rôle. Elles laissent leurs enfants à la maison, là où elles doivent faire des enfants pour l’Etat, ou ne pas en faire, parce que c’est elles qui sont responsables de la pauvreté. Le ventre des femmes continue à être instrumentalisé pour des besoins nationaux et globaux.

Dans cette histoire que vous racontez dans votre livre, il y a eu des médecins blancs mais aussi la complicité d’assistantes sociales ou d’infirmiers réunionnais. Quel rôle ont-ils joué ?

C’est très important d’affiner nos analyses. Parce que l’Etat français tout seul n’aurait pas pu forcer des milliers de femmes à avorter. Ils n’ont pas envoyé les gendarmes. Il a fallu qu’il y ait des intermédiaires locaux. Et parmi ces intermédiaires, il y a eu beaucoup de femmes, puisqu’elles pouvaient entrer dans les maisons, parler aux femmes en créole -n’oublions pas que la question de la langue est très importante-, et leur expliquer pourquoi c’était bien qu’elles aillent avorter. Je rappelle que les centres de PMI ou de planning familial envoyaient les femmes dans cette clinique de Saint-Benoît. On parle de gens qui normalement étaient là pour aider, pour conseiller. Il a fallu que ces intermédiaires locaux épousent ces thèses en vogue sur la surpopulation et pensent que ces femmes pauvres ne devaient pas être mères.  C’est très important pour moi de travailler sur la façon dont on fabrique le consentement. Si je n’ai pas compris pourquoi toute cette couche de la société a adopté ces préjugés, je ne peux pas développer une dissidence. Il y avait quand même des mouvements anti-coloniaux extrêmement puissants.

Mais comment ces personnes qui étaient elles-mêmes de culture réunionnaise ont-elles pu servir d’intermédiaires dans ces avortements et stérilisations forcés qui sont tout de même des faits extrêmement graves ?

C’est très important de comprendre comment tous ces gens, toutes ces femmes surtout, ont assimilé le discours des « métro » envers leur peuple. Il y a un désir d’être comme les blancs et un sentiment de honte envers les Noirs et les pauvres. L’Etat français leur a offert cette possibilité de se voir en bons français et d’exercer leur pouvoir sur les gens qu’ils considéraient comme inférieurs. J’ai discuté avec des femmes de quartiers défavorisés à la Réunion. Très souvent, leur premier intermédiaire, c’est l’employée de la sécurité sociale ou de la caisse d’allocations familiales. Elles sont toujours très mal reçues. Plusieurs m’ont raconté -et ça date de cette année ou de l’année dernière- comment ça se passe quand elles arrivent, après une heure de bus. Elles demandent un papier. Les employées sont en train de bavarder ou de boire leur café. On ne leur prête même pas attention et on leur donne même de faux renseignements. Quand j’y repense, je suis hors de moi. Parce si ça m’arrive, moi je tape tout de suite sur le comptoir. Mais il y a toutes ces micro-agressions qui constituent la vie quotidienne de ces femmes créolophones des quartiers populaires, confrontées à ces autres femmes de la très petite bourgeoisie. Souvent, ces dernières viennent du même milieu que ces femmes qu’elles maltraitent. Leur mère, leur grand-mère, avait appartenu à ce milieu. Elles pensaient s’être élevées et pour elles, s’élever, c’était reproduire ce mépris de race et de classe envers ces femmes-là. C’est ce qui a rendu possible  la politique mise en œuvre dans les années 1960/1970. C’est aussi cela, la compréhension de l’Etat colonial. Comprendre comment s’organisent les relais locaux de l’Etat colonial et sur quelle base. Sinon, on ne peut pas comprendre pourquoi, en 2017, les Outre-mer français continuent à être des territoires aussi dépendants de la métropole. 

Propos recueillis par Véronique Valentino

Françoise Vergés : "Le ventre des femmes", Albin Michel, mars 2017

Françoise Vergès