Pour en finir avec le monde arabe, par Sélim Nassib
Il semble que les pays soient frappés d'amnésie, diplomaties comprises, tant ils s'enfoncent dans des conflits qui les dépassent, au point que de plus en plus d'entre eux s'en mêlent, comme en Syrie aujourd'hui, pays champ de bataille ouvert à tous vents, où bombardent et interviennent à volonté Turquie, Russie, USA, Israël, Iran, satellites et consorts ! Nous pensons donc qu'il est temps de prendre les choses à la racine, et de prendre des leçons d'Histoire. Qu'en était-il, par exemple, du Moyen-Orient en 2003, époque de la déclaration par George Bush fils de la deuxième guerre d'Irak (déjà ! la première remonte à 1991, il est bon de s'en souvenir, bientôt 30 ans de guerre sur guerre, sans fin en vue !) ? Selim Nassib s'interrogeait alors sur le déclin du monde arabe depuisl’écroulement de l’Empire ottoman, à la fin de la première guerre mondiale. Nous reproduisons ce texte qui fut publié dans Le Monde Diplomatique avec son autorisation. Aucune des grandes questions qu'il posait alors n'a véritablement été résolue, même si eurent finalement lieu en Tunisie, en Égypte, en Syrie, ces "mouvements massifs en faveur de la liberté" que personne ne pouvait raisonnablement imaginer au début des années 2000.
Quels que soient les prétextes avancés par l’Amérique pour attaquer l’Irak (et implanter dans la foulée « la démocratie dans la région »), cette guerre n’est possible qu’en raison de l’état lamentable du monde arabe. Le mur de Berlin est tombé, l’Union soviétique n’est plus qu’un souvenir, la planète est entrée dans une nouvelle ère et ce monde reste désespérément semblable à lui-même. Que les régimes despotiques y soient largement dominants n’a rien de très original. D’autres régions de la planète ont connu des périodes plus ou moins longues de tyrannie. Mais là, les années passent sans que les sociétés arabes génèrent d’elles-mêmes de mouvements massifs en faveur de la liberté, de la démocratie, de la modernité. Des monarchies anachroniques et des régimes militaires plus ou moins déguisés en civils continuent d’occuper le pouvoir avec pour seule opposition consistante des mouvements d’inspiration islamiste. Les Arabes semblent condamnés à n’avoir pour seul choix que différentes formes d’oppression.
En Occident, certains en concluent que l’islam en tant que tel porte un germe antidémocratique, et des citations du Coran sont produites comme pièces à conviction. D’après ce « fond de l’air » qui déborde largement les cercles racistes, l’« arriération » des Arabes serait le fait des Arabes eux-mêmes, de leur mentalité, de la religion qu’ils ont inventée et propagée, de leur manque de culture politique, etc. A cela, les Arabes répondent qu’ils n’y sont pour rien, rigoureusement rien, et que c’est l’Occident (le colonialisme, l’impérialisme, Israël) qui les a délibérément chassés de la modernité. Eux aussi produisent des phrases liberticides, mais tirées de la Bible ou des Évangiles, faisant valoir que les croisades ou l’Inquisition n’étaient pas beaucoup plus drôles que l’islamisme actuel. Surtout, ils rappellent qu’au moment de son âge d’or en Andalousie l’Empire arabe avait été un modèle inégalé de tolérance, de science et de culture. Fermeture du ban.
Mais que ce soit leur faute, la faute des autres ou un mélange des deux, il est impératif de répondre à la question : pourquoi les Arabes donnent-ils depuis si longtemps l’impression d’être coincés dans leur passé (glorieux) et de ne pouvoir accéder au temps présent ? Le problème est loin d’être rhétorique : il menace la paix du monde. Il y a quelques mois, un quotidien français publiait l’article d’un spécialiste militaire affirmant que la planète ne pouvait longtemps s’accommoder de la paralysie de sa première région pétrolifère. Il prévoyait que ce déséquilibre deviendrait forcément explosif et que l’Europe devrait en conséquence réorienter sa stratégie militaire pour se donner les moyens d’intervenir dans le monde arabe. Confusément, le président George W. Bush est en train de mettre cette théorie en pratique, mais à titre « préventif » (c’est-à-dire en tirant le premier).
Dans l’une de ses cassettes, M. Oussama Ben Laden affirmait, au détour d’une phrase qui n’avait guère attiré l’attention, que le monde arabe était en déclin « depuis quatre-vingts ans ». Pourquoi quatre-vingts ? Il suffit de calculer : ça nous ramène au début des années 1920, la fin de la première guerre mondiale, l’écroulement de l’Empire ottoman, la prise en charge de la région par les Anglais et les Français. A cette date, les Arabes sont sortis de quatre siècles de tutelle turque pour être désormais gouvernés par des infidèles. Le fait explique la remarque de M. Ben Laden : point de salut hors du gouvernement musulman (le califat).
Mais, indépendamment de ce que pense cet individu, les Arabes ont en effet très mal digéré ce passage d’une époque à l’autre. Ils vivaient, pensaient, allaient et venaient dans un espace arabe sans frontières intégré à l’Empire ottoman. Leur souverain avait beau être musulman, il était étranger, turc, ce qui était plutôt humiliant pour une communauté ayant une si haute idée de son passé et de son identité. Elle s’accommodait pourtant de cette domination. La Sublime Porte (quel beau nom, à mi-chemin entre le séculier et le transcendantal !) pouvait éventuellement faire preuve de sauvagerie, mais elle avait cet avantage de ficher la paix à ses sujets et de les laisser gérer leurs affaires pourvu qu’ils lui fournissent en retour de l’argent et des hommes. Une fois leurs impôts payés et leurs fils envoyés à l’armée, les Arabes ordinaires de Beyrouth, Damas ou Jérusalem étaient quittes, ou à peu près. Le pouvoir politique était ailleurs, ils n’avaient pas à s’en préoccuper. Regroupés en familles, clans, communautés, régions, allégeances, ils étaient Arabes de Palestine, du Liban, de Syrie, sans que leur « pays » d’origine soit pour eux une nationalité.
Les intellectuels arabes, eux, avaient réalisé que l’Empire ottoman déclinait inéluctablement au profit d’un Occident à la supériorité et aux appétits manifestes. Pour relever le défi, ils avaient été à l’initiative dès la fin du XIXe siècle d’un grand mouvement de renaissance culturel et politique, la Nahda, où se mêlaient volonté de réformer l’islam, de transformer la société et de retrouver les sources vives qui permettraient enfin aux Arabes de faire partie du monde. La traduction politique en était la nécessité de se libérer de la domination ottomane. Cette émancipation ne pouvant être menée sous la bannière de l’islam (l’Empire turc étant lui-même musulman), elle devait forcément l’être au nom d’un nationalisme arabe en gestation, regroupant musulmans, chrétiens et laïques.
Habilement exploité par les Anglais (via Lawrence d’Arabie) et les Français, ce goût pour l’indépendance se révéla assez fort pour que les Arabes se soulèvent, le moment venu, contre leurs maîtres musulmans et participent à la chute de l’Empire ottoman. Mais le grand Etat arabe indépendant promis en retour n’était évidemment pas au rendez-vous, et la Grande-Bretagne aggravait son cas en promettant de favoriser la création d’un « foyer national juif » en Palestine. Grugés, vaincus, ulcérés, c’est avec un sentiment d’amertume que les Arabes se sont dirigés vers la modernité tant désirée.
Aussitôt, des frontières ont été tracées sur leurs terres et des pays créés. Il leur a fallu abandonner leur représentation d’eux-mêmes, celle de sujets d’un souverain, pour en embrasser une autre, celle de citoyens d’un Etat-nation (sous mandat anglais ou français). Pourquoi le mandat ? Officiellement pour prendre par la main ces jeunes pays promis à l’indépendance, les former, les encadrer, les doter d’institutions démocratiques et les conduire progressivement aux temps modernes.
Même dans un cadre aussi morcelé et restrictif, le vent soulevé par laNahda n’a pas arrêté de souffler. Le moderniste et libéral Saad Zaghloul, « père » de l’indépendance égyptienne, inscrivait formellement son action dans cette continuité. Dans les années 1920, le grand écrivain égyptien Taha Hussein notait que l’Orient et l’Occident étaient les deux branches d’un même tronc : la civilisation grecque. Grâce à l’Andalousie arabe, cet héritage avait pu parvenir à l’Occident, lequel s’était développé en s’en nourrissant. En revanche, la branche orientale avait été inhibée en raison de l’occupation étrangère (turque et anglaise) et le monde arabe se devait de rattraper le temps perdu et développer à marche forcée un« modernisme d’Orient » capable de se poser en partenaire du modernisme d’Occident.
Tout le monde ne pensait pas comme Taha Hussein, il y en avait même pour qui la Nahda, la Renaissance arabe, impliquait un retour à la lecture la plus stricte de l’islam. Mais l’interprétation progressiste était dominante. Collectivement, le monde arabe se montrait avidement candidat à intégrer le monde.
De la « Nahda » à la « Nakba »
Les raisons pour lesquelles il n’a pas réussi à le faire sont sans doute diverses et variées. Mais celle que les Arabes ont privilégiée a été le« foyer national juif », projet britannique intégré par la Société des nations au mandat de l’Angleterre sur la Palestine. Israël n’avait pas encore été créé que sa réalité virtuelle était déjà une rivale fatale auprès de l’Occident bien-aimé. Il fallait s’habiller, se cultiver, voter, se soumettre à des assemblées élues, respecter le droit comme en Europe (on s’y disait tout prêts), et en même temps subir sans broncher (sous la conduite de dirigeants plus ou moins vendus aux Anglais) ce qui apparaissait comme un scandaleux déni de droit et une spoliation rampante de la Palestine.
En 1948, quand l’Etat d’Israël est proclamé, les Arabes ont l’impression d’être une nouvelle fois mis hors du monde. La honteuse compromission de Hadj Amine el-Husseini, alors chef des Palestiniens, avec Hitler pendant la guerre mondiale les a déconsidérés. Dans ce contexte, la sympathie (et la culpabilité) internationale est naturellement allée aux malheureux survivants de l’Holocauste, et pas du tout à la population palestinienne dont les trois quarts ont plus ou moins été forcés à l’exil du fait de la création d’Israël. Au ressentiment arabe ancien d’avoir été trompés au lendemain de la première guerre mondiale s’est alors ajouté un ressentiment plus brûlant encore. Partie de la Nahda, la Renaissance, la première grande tentative arabe de faire partie du monde s’est cassé les dents sur la Nakba, la catastrophe palestinienne.
Le séisme est si grand qu’il emporte en dix ans la plupart des régimes et des monarchies, tenus pour responsables de la défaite de Palestine. Le coup d’envoi du chambardement est donné par l’Egypte, où la révolution porte au pouvoir des militaires dirigés par Gamal Abdel Nasser. Au nom de l’unité arabe, de la libération de la Palestine et (en mineur) du socialisme, Nasser dessine une nouvelle géographie. Le monde arabe devient bipolaire, avec, d’une part, l’Egypte alliée de l’Union soviétique et, de l’autre, l’Arabie saoudite alliée de l’Amérique.
En réalité, le régime relativement laïc de Nasser, plus ou moins dupliqué dans d’autres capitales arabes, est à l’origine de la deuxième grande tentative de rejoindre les temps modernes. L’Egypte choisit de s’appeler « République arabe unie » dans l’espoir de s’élargir progressivement à d’autres pays, de casser le cadre invalidant des Etats-nations et de retrouver à terme la forme « naturelle » du grand Etat indépendant (« du Golfe à l’Atlantique »), qui permettrait aux Arabes d’occuper enfin leur place au monde. En attendant, le « camp progressiste » dirigé par Nasser œuvre, comme son nom l’indique, pour le progrès (takaddom, mot fétiche), ou du moins l’idée qu’on s’en faisait à l’époque : nationalisations, réforme agraire, contrôle des richesses, modernisation, éducation, partage des revenus, etc. -, mais la démocratie y est souvent affublée de l’épithète « bourgeoise ». L’attirance pour l’Occident et son mode de vie, le désir d’être accepté par lui ne se démentent pas pour autant. Ici aussi, en dépit des proclamations anti-impérialistes, le sentiment de dépit amoureux reste dominant.
Le paradoxe est que l’Amérique, qui professe des valeurs de liberté et de démocratie, a pour principal allié dans la région la famille royale saoudienne, les Saoud, régime de despotisme familial, social et religieux, vivant de la rente pétrolière et finançant par ailleurs un prosélytisme islamiste sans frontière. La lutte contre le communisme étant à l’époque leur obsession, les Etats-Unis prennent un peu partout l’habitude de jouer stratégiquement l’islam le plus fondamentaliste contre les « progressistes », présentés comme des mécréants, des communistes, des athées et des ennemis de Dieu.
Le mouvement lancé par Nasser a sans doute échoué pour toutes sortes de raisons, mais l’opinion arabe n’en retient, là aussi, qu’une seule : laNaksa, la défaite militaire historique subie lors de la guerre de six jours, en juin 1967. Chassés du monde encore une fois, les Arabes vivent de nouveau Israël comme la source de tous leurs échecs et de tous leurs malheurs, ce qui leur épargne par ailleurs de se remettre en question eux-mêmes. Défaite, la nation arabe crie au complot, refuse l’autocritique, fait taire toute voix discordante et reporte tous ses espoirs sur la résistance palestinienne naissante. Le régime nassérien disparaît avec la mort de son créateur, en 1970, mais il lègue à la Syrie (avec Hafez el Assad) et à l’Irak (avec Saddam Hussein) des régimes de même nature, qui survivent en devenant d’implacables dictatures militaires.
Dans le camp d’en face, l’Arabie saoudite reste la pièce maîtresse des Américains. Mais sa victoire sur Nasser et le quadruplement du prix du pétrole (en 1973) décuplent ses moyens d’intervention et de prosélytisme. Bientôt, l’Irak et la Syrie (ainsi que la lointaine Algérie) apparaissent comme les forteresses assiégées du nationalisme arabe dans un univers acheté, islamisé et neutralisé par les dollars saoudiens. En 1977, avec la signature d’une paix séparée entre Israël et l’Egypte du président Anouar Al Sadate, les Américains peuvent se dire que leur stratégie du tout-islamique a été couronnée de succès.
Pas pour longtemps. En 1979, la révolution iranienne leur montre soudain qu’on peut parfaitement être islamiste et antiaméricain, une variété qu’ils n’avaient pas vraiment rencontrée jusque-là. Après avoir subi l’humiliante prise en otage de leur ambassade à Téhéran, acte quasi fondateur de la République islamique, ils voient sans déplaisir Saddam Hussein déclencher la guerre contre le régime des mollahs. Mais les Iraniens résistent, renversent la vapeur et deviennent menaçants. A l’exception de la Syrie, le monde arabe efface alors ses clivages et se regroupe derrière Saddam Hussein pour contenir ces islamistes perses et chiites qui risquent de déferler sur les puits de pétrole du Golfe. L’Amérique encourage elle aussi Saddam, faisant accéder l’ennemi d’hier au rang d’allié.
Ailleurs, et notamment en Afghanistan, l’ancienne stratégie perdure : les Etats-Unis soutiennent avec tous leurs moyens différents groupes fondamentalistes musulmans pour combattre l’occupation soviétique et le régime de Kaboul à leur solde. On nage en pleine schizophrénie. Alors que la plupart des régimes arabes sont liés aux Américains dans la guerre contre l’islamisme iranien, des milliers de volontaires arabes font le coup de feu aux côtés des islamistes afghans soutenus par les mêmes Américains.
En 1988, l’Irak gagne officiellement la guerre contre la République islamique. Mais le pays en sort exsangue, épuisé par huit années de conflit, et il faut le reconstruire. Ulcéré par le peu de reconnaissance que lui témoignent les pays du Golfe et croyant à la bienveillance américaine, M. Saddam Hussein se paye alors sur le Koweït, avant de réaliser que M. George Bush père n’est nullement prêt à le laisser faire. La première guerre du Golfe brise l’Irak sans abattre son régime, et conduit l’Amérique à faire stationner des forces et du matériel militaires en Arabie saoudite. Et c’est précisément cette présence « infidèle » à proximité des Lieux saints qui déclenche la « dissidence » de M. Oussama Ben Laden, lui aussi formé à l’origine par les Etats-Unis.
L’avènement de M. Ben Laden comme figure d’opposition représente un tournant capital. Avec lui, il ne s’agit plus de courir en vain pour essayer de rattraper le « monde moderne » mais de s’en venger en le détruisant - pour reconstruire sur ses ruines la nation musulmane idéale. L’homme qui tient ce discours apocalyptique (et qui passe aux actes avec jubilation) n’est pas n’importe qui, mais le fils richissime d’une famille éminente appartenant au sérail saoudien. Le doute est soudain jeté sur le saint des saints, cette monarchie des Saoud sur laquelle les Etats-Unis ont tout misé. Effarés, les enquêteurs américains découvrent que quinze des dix-neuf terroristes du 11 septembre sont saoudiens et que, de haut en bas de la pyramide saoudienne, d’innombrables responsables sont pro-américains de la main droite et financiers du « terrorisme » de la main gauche.
Dans le djihad déclenché par M. Ben Laden, l’immense réseau caritatif mis en place depuis des décennies par l’Arabie saoudite sert de vivier, et les anciens maquisards d’Afghanistan de fer de lance. Et, si le fondement théologique est obscurantiste, les méthodes utilisées pour faire fonctionner la nébuleuse s’apparentent à celles, sophistiquées, déterritorialisées, mondiales, de la gestion de l’empire financier saoudien. A l’arrivée, la stratégie du tout-islamique menée par les Américains se retourne cruellement contre eux. L’ennemi public numéro un communiste ayant disparu, l’Amérique en intronise un nouveau, le Frankenstein islamiste qu’elle a créé de ses propres mains et qui a échappé à son contrôle. Renversant sa stratégie point à point, elle proclame alors une croisade tout-anti-islamique, et exige du monde entier qu’il s’y joigne.
Ce retournement dramatique donne encore une fois aux Arabes l’impression d’être pris pour cible en tant que tels et coagule leur sentiment d’appartenance, bloquant toute pensée individuelle indépendante. Les démocrates existent pourtant bel et bien dans cette région du monde. Ignorés, souvent réprimés sauvagement, ils mènent quasiment sans soutien extérieur un combat particulièrement difficile. Mais leur message ne prend pas, ni ne s’incarne. Ils apparaissent comme des individus courageux et isolés qui ne parviennent pas à entraîner dans leur sillage les sociétés auxquelles ils appartiennent (1).
Les peuples arabes (et singulièrement les peuples irakien et syrien) savent pourtant que le régime de M. Saddam Hussein est une tyrannie sanglante sans scrupules et que le régime syrien des Assad, celui du père comme celui du fils, n’est guère plus sympathique. Ils se réjouiraient sans doute de les voir disparaître, à condition que leur disparition se fasse sans apocalypse. Mais, pour l’instant, le dictateur tient le même discours qu’eux face à l’agression. Quand il dénonce les fausses promesses, le double langage et l’impunité que l’Occident offre à Israël, ils sont d’accord. Quand il défend l’unité arabe et la justesse de la cause palestinienne, ils sont d’accord aussi. Au final, le sentiment d’être arabe et d’appartenir vaille que vaille à la communauté se révèle plus fort que l’aspiration démocratique, perçue comme un rêve inaccessible.
Les Américains découvrent aujourd’hui qu’avec ses monarques fondamentalistes, ses militaires et ses islamistes dansant au-dessus des puits de pétrole, le monde arabe est devenu ingérable et inextricable. C’est un marigot d’où ne peuvent sortir que troubles et convulsions. Pour dénouer cette région, il aurait fallu commencer par résoudre avec un minimum de justice et d’humanité son problème mythologique central : la Palestine. Ça n’aurait sans doute pas suffi (Israël est loin d’être le seul problème), mais cela aurait ôté toute justification aux dictatures, à la pensée communautaire, au repli sur soi, au sentiment d’exclusion et à l’explication-réflexe qui est à la source de tous les maux : c’est la faute aux autres.
L’autre « solution » est de recourir à la chirurgie (la boucherie) pour en finir une fois pour toutes. En attaquant l’Irak, l’Amérique ne fait pas seulement la guerre à ce pays, mais au monde arabe tel qu’il est, régimes laïques et islamistes confondus. C’est un coup de pied dans la fourmilière - et après, on verra bien. Ivre de sa toute-puissance solitaire, M. George W. Bush imagine que, en soumettant l’Irak (qui détient les deuxièmes réserves pétrolifères du monde) et en y installant un pouvoir « ami », il se libère de la peu fiable Arabie saoudite (qui en détient les premières). Et une fois les dictatures renversées et les puits de pétrole contrôlés, un avenir radieux et démocratique s’ouvrira miraculeusement pour l’ensemble de la région, Iran compris. Toute la question est maintenant de savoir si la planète (à l’exception du Royaume-Uni et d’Israël) pèsera assez lourd pour faire contrepoids au projet de ce nouveau docteur Folamour.
Sélim Nassib, mars 2003, pour Le Monde Diplomatique