L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les voix de Nuriye et Semih face à nous, par Tieri Briet

À Ankara, Nuriye et Semih sont enseignants tous les deux. Nuriye est chercheuse à l'université et lui enseigne dans une école primaire. Depuis le 11 mars 2017, ils sont en grève de la faim. Un mois et deux jours sans manger, le ventre vide comme une épreuve pour affronter l'État qui veut briser vos vies. Je ne connais pas Nuriye, Semih non plus. J'ai seulement lu leur histoire sur Kedistan, un magazine en ligne dans lequel j'ai commencé à écrire pour Aslı Erdoğan quand elle était en prison. Parce que l'État turc voulait briser sa vie, à elle aussi.

Je voudrais vous raconter leur histoire, les vies détruites de Nuriye et Semih qui se battent, parce que c'est important qu'on sache ici ce qu'ils peuvent vivre là-bas. Je ne sais pas quel âge ils peuvent avoir. Entre trente et quarante. Je regarde leurs photos. Je les trouve beaux. C'est important, la beauté des visages face à la froideur et la couleur de cendres du visage du tyran : à Ankara, le président de la République de Turquie porte le visage à peau grise des bourreaux quand ils ont retiré leur cagoule.

Tous les jours, Nuriye et Semih vont sur leur lieu de résistance, celui qu'ils ont choisi pour demeurer visibles et pour ne pas rester seuls, enfermés dans leur malheur. Tous les jours, ils ont décidé de s'installer avec leurs pancartes, leurs banderoles et la petite bande de ceux qui les soutiennent, sur leboulevard Yüksel, au milieu d'Ankara, en Turquie.  Nuriye et Semih portent une espèce de gilet rouge où sont écrites leurs revendications : Je veux mon travail. Je veux mes élèves.

Tous les deux ont été licenciés par décret. C'est une technique gouvernementale de plus en plus utilisée, efficace et discrète. D'un décret, on écarte des milliers de personnes du métier sur lequel leurs vies avaient pu se construire. D'une signature ministérielle, vous n'avez plus votre place dans l'enseignement, la police ou l'administration. Plus de revenus, plus de protection sociale, aucune indemnité et aucun droit au chômage. Vous êtes répudiés de votre propre existence. Une liste noire est établie où votre nom figure. Plus jamais vous ne trouverez de travail en Turquie. Socialement, vous êtes déjà mort et enterré.

Nuriye Gülmen était chercheuse à l'université de Selçuk. Le 29 octobre 2016, le décret n° 675 notifie qu'à partir d'aujourd'hui son poste n'existe plus. Comme treize mille autres chercheurs universitaires, elle n'a plus ni travail ni salaire, elle n'a pas non plus le droit d'exercer un travail en Turquie.

Le 8 novembre 2016, Nuriye n'a pas peur de ce qui lui arrive. Elle ne l'accepte pas. Elle refuse la peur. Dans le mouvement de sa colère, elle liste ses quatre premières exigences sur son blog. Une base pour laquelle elle est prête à se battre.

Premièrement, la levée de l’état d’urgence.
Deuxièmement, la réintégration de tous les fonctionnaires révolutionnaires et démocrates licenciés et limogés. Troisièmement, l'arrêt des licenciements illégaux et arbitraires.
Quatrièmement, la réintégration des droits sociaux des treize mille chercheurs.


Et elle conclut : « La Science n’est pas possible sans la sécurité du travail. Nous voulons la sécurité pour tous les travailleurs de l’enseignement et des sciences. »

Nous savons qu'elle a raison. Tous, nous le savons. Pourquoi ne sommes-nous pas des centaines de milliers à l'accompagner dans sa lutte ? Cette question m'est venue peu à peu, parce que j'ai du mal à comprendre. Ce que tente Nuriye est fondamental et je veux être à ses côtés. Par internet, je lui écris quelques mots qu'on m'a appris en turc. Dayanışma, qui veut dire Solidarité. Et puis Adalet yerini bulur La justice vaincra. Des mots simples, aussi nécessaires que l'amitié à l'intérieur d'une vie humaine, des mots auxquels je crois de plus en plus. Au sujet desquels il n'y a plus rien à négocier.

Je continue de raconter ce que j'ai appris de Nuriye. Il y a son blog,  son compte twitter et sa page Facebook pour ceux qui sont aussi curieux que moi. Une manière d'être à ses côtés en vivant loin de la Turquie. Je veux écrire ici que la détermination, la résistance de Nuriye ont à mes yeux quelque chose d'un enseignement politique.

Le mercredi 9 novembre 2016, pour la première fois, Nuriye organise un sit-in à Ankara, au milieu du boulevard Yüksel, à l'endroit où se trouve une statue de femme en bronze. C'est près d'elle qu'elle vient s'asseoir, seule au milieu d'Ankara, près du boulevard Atatürk qui est un des haut-lieux du pouvoir présidentiel. Le courage de Nuriye Gülmen est une force qui m'enseigne à rassembler mon propre courage. Comment la remercier pour ce qu'elle m'a appris ? Ce jour-là, assise sous le regard d'une statue de femme et d'une vingtaine de proches venus la soutenir, elle est face à une centaine de policiers anti-émeute qui viennent de se déployer autour d'elle. Nuriye prend la parole. À peine a-t-elle commencé à prononcer la première phrase, « Je suis une universitaire licenciée… », que la police s'empare d'elle, la traînant de force jusqu'à un fourgon cellulaire.  Elle restera plusieurs heures en garde à vue.  À peine libérée, elle reviendra s'asseoir sous le regard de la statue.

Novembre passe. Et puis décembre et janvier, les pétitions affluent et les sit-in continuent. L'hiver est une épreuve interminable. Les violences policières sont la seule réponse de l'État, qui semble n'avoir que sa force armée et son mutisme pour répondre à Nuriye et Semih. Tous les deux sont frappés, traînés le long des trottoirs pour être à nouveau placés en garde-à-vue.

Nuriye et Semih

Le rendez-vous ne change pas. C'est tous les jours à 13h30, près de la petite statue du boulevard Yüksel : c'est là que Nuriye et Semih viennent jour après jour, assis au milieu des pancartes pour résister au malheur qu'un gouvernement leur impose. Ce qui a changé, c'est l'écriture au jour le jour que Nuriye décide d'utiliser en février, pour essayer de raconter. Elle sait que l'écriture est une arme, et elle commence à publier de longs textes, sur son blog et sur son mur Facebook, pour raconter la lutte qu'elle mène au quotidien.

Et le mardi 7 février 2017, un nouveau décret limoge 2585 employés du Ministère de l'Education. Le malheur est sans fin. D'autres personnes viennent entourer Nuriye et Semih. Ils ne seront plus seuls et ils le savent. C'est une première victoire.

Jeudi 16 février, pour le centième jour de leur résistance, cent personnes viennent s'asseoir aux côtés de Nuriye et Semih, au milieu du boulevard. La police intervient, brutale, et multiplie les gardes à vue.

Le samedi 4 mars, Nuriye écrit : « L'humanité a appris à résister à ses bourreaux. » Elle vient de prendre une décision qui va la mettre en danger, entrer dans l'épreuve d'une grève de la faim. Elle fait référence à celle que Nazim Hikmet avait entamée dans la prison de Bursa. C'était en mai 1950, 18 jours sans manger et en juillet une loi l'amnistiait.

Le jeudi 9 mars, Nurise et Semih en sont au 121 ème jour d'une si longue résistance. Ils organisent une conférence de presse à l'intérieur de l’Assemblée Nationale, où ils annoncent qu'ils entameront une grève de la faim à partir du 11 mars, jusqu’à ce qu'on leur rende le travail qu'ils veulent continuer de faire. À peine leur déclaration finie qu'ils sont placés à nouveau en garde-à-vue. La Direction de la lutte anti-terrorisme enregistre l'annonce de leur grève de la faim comme seul motif de leur arrestation.

Le samedi 11 mars , c'est le premier jour où Nuriye et Semih ne mangent pas.

Le mercredi 15 mars , de nombreux soutiens sont venus à leur rencontre. Les discussions se terminent tard dans la nuit. Le gouvernement demeure silencieux, comme si la souffrance humaine, la pauvreté imposée et la faim comme recours n'étaient pas un problème politique.

Le samedi 18 mars, c'est la violence des policiers qui sert de réponse, comme s'il n'existait plus d'autres langage possible à la République de Turquie. Dix personnes sont placées en garde-à-vue. Une femme âgée est traînée sur le sol.

Le dimanche 19 mars 2017, Kedistan publie son premier article sur l'action que mènent Nuriye et Semih à Ankara et c'est un choc. C'est cette nuit-là que je découvre leur histoire. Je suis à Istanbul pour dix jours, venu pour assister à la troisième audience du procès qui est fait à Asli Erdoğan. Je me souviens de la colère en lisant leur histoire. Je me souviens des paroles d'un avocat qui les soutient, Engin Gökoğlu : « La résistance est un droit et un acte légitime. Il faut le répéter sans cesse. (...) Cela fait partie de l’honneur, cela fait partie de la sérénité. »

La nuit du lundi 20 mars, dans un café d'Istanbul, je raconte à Aslı Erdoğan la grève que mènent Nuriye et Semih à Ankara. Depuis longtemps, et parce qu' Aslı est devenue une combattante acharnée pour les droits des réfugiés, elle a étudié la question et a mémorisé tous les dangers qu'un corps humain peut affronter en arrêtant volontairement de se nourrir. Elle me raconte l'hypotension et les vertiges, les battements du cœur au ralenti, la fatigue extrême et les douleurs au ventre, intenables, les insomnies et les migraines, les vomissements, les hémorragies rétiniennes qui peuvent te rendre aveugle, les lésions cutanées et cérébrales. Aslı parle avec beaucoup d'images et d'un seul coup, dans ce café, les corps de Nuriye et Semih me semblent amoindris, de plus en plus fragiles au fil des heures. Leur nudité m'apparaît peu à peu. C'est la puissance d'Aslı quand elle redevient une conteuse.

Le mardi 21 mars, il pleut à Ankara. Nuriye est assise près de la statue, sur une petite chaise pliante et sous un parapluie transparent. Son sourire est une offrande mais le printemps a pris l'odeur d'une maladie politique. Je pense à la phrase de Marina Tsvetaeva, notée en français à l'intérieur de son cahier rouge, au mois de mai 1933 : « Mes yeux ont moisi, comme ceux des chiens. »

Dans la nuit du vendredi 31 mars 2017, Kedistan publie un appel urgent au monde enseignant, aux associations et syndicats. « Nuriye Gülmen universitaire, et Semih Özakça, enseignants en grève de la faim, font appel aux consoeurs, confrères, associations et syndicats du monde enseignant, en Europe et ailleurs, pour soutenir leur lutte. » Que faisons-nous pour leur prouver que nous avons entendu leur appel ? Dans une vidéo qu'a traduite Kedistan, Semih Özakça déclare : « Je me suis rendu compte que je n’avais pas d’issue. Si notre pays est dirigé par le fascisme, ce n’est pas une situation qui concernera juste ton travail. En fait, si aujourd’hui on t’a retiré ton travail, demain, après demain, on viendra t’enlever ta liberté. » Je sais qu'il a raison, et que ça le condamne à aller jusqu'au bout. Je regarde les photos de son visage. Je pense aux séquelles à l'intérieur de son corps, les hémorragies rétiniennes. Ses yeux d'enseignant menacés d'être aveugles.

Dimanche 2 avril, des personnes viennent sur le boulevard Yüksel offrir des fleurs à Nuriye. C'est un geste simple qui semble l'enchanter. Des bouquets par dizaines, déposés au pied des pancartes de revendication, sous la silhouette de la statue dont le visage est incliné vers le sol.

Lundi 3 avril 2017, l'Institut Français de Géopolitique est le premier à répondre à l'appel de Kedistan,  à soutenir Nuriye et Semih. À Saint-Denis, d'autres chercheurs, d'autres enseignants qui travaillent sur l'Europe ou le Moyen Orient ont entendu. Ensemble, ils ont décidé de ne pas garder le silence. Je ne sais pas leurs noms. Je voudrais leur écrire. Les remercier d'avoir initié ce geste d'une solidarité instinctive.

Une semaine après, le lundi 10 Avril 2017, Nuriye écrit un long message en haut de sa page Facebook. Elle y raconte le 31ème et 32ème jours de grève de la faim au milieu du boulevard, et le soutien qu'ont apporté plusieurs personnes ce dimanche. Elles étaient venues d'un peu partout à travers la Turquie. Des poèmes ont été lus à voix haute et il y a eu des danses, de la musique.

Et puis elle écrit quelque chose qui m'a encouragé : « Le 33ème jour n'est pas encore écrit. Il sera écrit par quelqu'un, quelque part, et raconté... »Ces phrases viennent me donner une force qui s'était en allée. Ecrire et raconter, c'est la seule chose que je veux faire ici, en recopiant les mots de Nuriye que j'ai trouvés. Une amie a bien voulu me les traduire. Ce sont des mots qui comptent, aussi simples que possible : « Cette grève ne s'adresse pas seulement au gouvernement. Elle veut sensibiliser la population, faire entendre nos voix. » Et puis elle cite Bertrand Russell, le pacifiste anglais : « La faim peut renforcer les faibles et inspirer les plus timides, “attaquer” les plus forts. La voix de la faim peut libérer les opprimés et lutter contre l'injustice. Changer l'histoire. Grâce à la faim d'une personne, la vie de milliers d'autres peut changer. »

C'est aussi ce lundi 10 avril que le syndicat Sud Education, à Paris, apporte son soutien à Nuriye et Semih. Sur le tract, il est écrit que « Sud Éducation affirme son entière solidarité à Nuriye et Semih, au 31ème jour de leur grève de la faim. » Presque un miracle que nous devons continuer. Je sais la force qui porte Nuriye, la détermination de Semih à aller jusqu'au bout : la voix de la faim. Et j'ai de plus en plus peur pour leurs corps. Le corps d'une femme qui veut continuer ses recherches. Le corps d'un homme qui aime enseigner aux enfants. Leurs deux corps en danger maintenant.

Le mercredi 12 avril, pendant que j'écris ce récit, une espèce de miracle vient d'avoir lieu. Non pas que Nuriye et Semih soient entendus par le gouvernement. Non. Mais aujourd'hui, deux autres syndicats français ont rejoint Sud Éducation pour apporter leur soutien aux deux grévistes : la CGT Educ’action et la CNT-Fédération des Travailleuses/eurs de l’Education. Encore une fois, c'est Kedistan qui vient d'en faire l'annonce. Bénis soient-ils.

Tieri Briet, Arles, le 12 avril 2017.

•                     Le blog de Nuriye Gülmen  https://nuriyegulmendireniyor.wordpress.com

•                     Le compte twitter de Nuriye Gülmenhttps://twitter.com/NuriyeGulmen

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•                     Le premier article de Kedistan, le dimanche 19 mars 2017http://www.kedistan.net/2017/03/19/resistance-nuriye-acun-semih-veli/

•                     L'appel urgent de Kedistan aux enseignants et syndicats, le vendredi 31 mars 2017 http://www.kedistan.net/2017/03/31/appel-urgent-monde-enseignant/

•                     L'Institut Français de Géopolitique répond à l'appel de Nuriye et Semih http://www.euni.de/tools/jobpopup.php?lang=en&option=showJobs&jobid=16957&jobtyp=10&university=Université+Vincennes+Saint-Denis+(Paris+VIII)&country=FR&sid=1806

•                     La déclaration de soutien de Sud Education Paris, le lundi 10 avril 2017 http://sudeducation75.org/spip.php?article894


Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast, Kedistan et L'Autre Quotidien, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ». 

Blog perso : Un cahier rouge