L'AUTRE QUOTIDIEN

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Finir l'année, par Claro

Le Clavier Cannibale vous laisse en carafe quelques semaines, histoire de. Mais comme c'est Noël, semble-t-il, voici un peu de lecture pour vous aider à supporter la dinde aux marrons et les lâchers de confetti…

Au commencement, juste avant le Sexe, était l’Accident – en l’occurrence : de voiture, et dont réchappa non sans de nombreuses séquelles la jeune Linda Boreman, qui s’en alla reposer quelque temps en Floride chez ses parents (même si sa mère l’avait souvent battue, et son père jamais soutenue), dans le jardin d’une maison dont la description n’est pas ici nécessaire car toutes les maisons là-bas se ressemblent et se valent, façonnées comme il se doit sur un modèle sans doute préexistant dans l’imaginaire américain. Oui, Linda était allongée sur une chaise longue, elle s’offrait un bain de soleil en bikini (malgré d’équinoxiales cicatrices sur son ventre) en attendant l’arrivée de cette foldingue de Betsy, qu’elle n’avait pas revue depuis quelques mois, quand soudain, dans l’allée qui luisait tel un ruisseau de céréales, se gara, souveraine et vulgaire, une Jaguar XKE couleur bordeaux, intérieur cuir noir, enjoliveurs miroirs, d’où sortit ou plutôt jaillit (non seulement Betsy mais) un grand type du nom de (déclina-t-il aussitôt son identité:) Chuck Traynor, blue-jeans, chemise à manches longues à demi roulées, col ouvert, et sans doute un court cigare mordillé entre les lèvres, le regard dissimulé par des lunettes de soleil, mais cet artefact ne changea rien à la donne, car ce regard de Chuck obligerait bientôt Linda Boreman à devenir Linda Lovelace, et à affronter d’autres regards, des millions de regards, comme si la terre entière était dotée de globes oculaires directement reliés à un géant scrotum, mais surtout, en premier lieu, à celui d’une caméra, or c’est ce qui se produisit quelques mois plus tard, après diverses péripéties qu’il ne nous appartient pas de relater ici, quand le clac du clap claqua (imaginez ce claquement, et ce qu’il signifie, ce qu’il valide et sacre) et qu’un réalisateur du nom de Gerard Damiano tourna la première prise de ce film au titre promu à un rauque avenir – « Deep Throat » : Gorge Profonde. Trente-cinq ans plus tard, le sort n’ayant plus que de l’ironie à revendre, Linda Lovelace, redevenue Boreman, succombait de ses blessures suite à un autre accident de voiture.

La rencontrer fut relativement facile : il me suffit de me rendre dans l’ultime cercle de l’enfer, à savoir la glauque cafétéria d’un grand centre commercial de banlieue, un dimanche en fin de journée.

Etonnamment sereine, en jeans et basket, avec aux lèvres ce sourire qui semble refuser à tout jamais l’introduction d’un certain sujet tabou, elle a posé sur la table devant laquelle j’étais assis une clé, qu’elle a ensuite fait glisser dans ma direction, comme on file un bifton à un informateur.

« Qu’est-ce que c’est ? » demandai-je, sachant qu’en enfer les formalités ne vous valent que mépris.

« C’est la clé qui ouvre l’homme », a-t-elle dit en feignant de ne pas voir, assis à quelques tables de nous, un gorille en treillis qui lisait le Wall Street Journal.

« La clé qui… Hum. Je suis venu pour vous parler d’autre chose que la constriction du larynx. »

Elle a allumé un cigarette d’un geste brusque qui avait valeur d’acquiescement.

« D’après vous, pourquoi ce film, Gorge Profonde, a-t-il eu autant de succès ? Je veux dire, ce n’est pas un chef d’œuvre du genre, les situations sont plutôt ridicules, le montage est franchement désolant, et quant à cette histoire de clitoris niché dans la gorge, pardonnez-moi, mais… eh bien, comme prétexte, c’est mince, non ? »

« Mince ? Ce n’est pas l’adjectif qui me vient à l’esprit en y repensant… Mais un prétexte, certainement. Mais parlons pornographie. C’est ce qui vous intéresse, non ? » Elle vit que je baissais les yeux et sourit. « La pornographie, vue des enfers en tout cas, n’est rien d’autre qu’un accident honteux. On dit ‘trash’, mais on a tort : c’est du crash, des tonneaux, des dérapages, des cris de tôles froissées, embouties. L’industrie de la destruction, mais sur fond de branlette. »

On nous apporta deux frappacinos. Ils étaient épais, amers, chers. Autour de nous les gens déambulaient comme si on leur faisait passer un casting pour le bêtisier de Walking Dead.

« Linda, vous avez expliqué, dans vos livres et dans les médias, comment Chuck vous avait violée, battue, prostituée, menacée de mort à plusieurs reprises. Mais ça n’explique pas le succès de Gorge Profonde, et c’est ça qui m’intéresse. Cette fascination planétaire pour une fellation un peu plus… poussée que les autres. »

Elle a pris sa tasse et en a vidé le contenu dans la plante en pot sur sa droite. Les feuilles ont aussitôt jauni, puis bruni, puis chu.

« Ce qui est pornographique, ce n’est pas l’acte, ce n’est pas la femme, ce ne sont pas les positions ni le désir et encore moins le plaisir qu’on prend à deux, ou trois – ça, j’espère que vous l’avez compris, monsieur-qui-êtes-vivant ? »

« Oui, oui », ai-je dit, d’un ton faussement assuré, « c’est le regard, le point de vue, la façon dont est filmé, monté, présenté le rapport sexu —»

« Vous n’y êtes pas du tout », a-t-elle dit, et aussitôt ses cheveux ont paru s’enflammer, mais c’était peut-être juste l’enseigne du glacier à côté, qui s’était allumée sans prévenir. « Le hic, ou plutôt le X, la véritable obscénité c’est ce petit mensonge qu’astique en ahanant le faux bourdon qu’est le mâle. » J’ai écarquillé les yeux pour qu’elle continue. « Et encore, mensonge n’est peut-être pas le bon mot. »

Elle a mimé alors le va-et-vient d’un sexe imaginaire dans sa bouche, en poussant sa langue par à-coups contre l’intérieur de sa joue et en agitant son poing devant ses lèvres. Il manquait heureusement la bande-son.

« Qu’est-ce que je viens de faire, là, selon vous ? »

J’étais si mal à l’aise que je me voyais mal lui répondre l’évidence.

« Vous pensez que j’ai mimé une fellation, c’est ça ? C’est vrai que mimer un viol, mimer l’absence de plaisir, mimer la soumission, c’est plus difficile… Non, ceci n’était pas une PIPE ! Mon poing c’est la violence, les coups, les menaces. Et ma joue qui se gonfle, c’est la langue qui essaie de s’enfuir, qui se débat, la parole qui suffoque, n’en peut plus. La fellation, c’est juste une métaphore. Ça veut dire : ‘Ferme ta gueule sinon je t’éclate.’ »

« Mais enfin, ça ne se réduit pas à ça », dis-je, en repensant à la façon dont avait débuté ma journée avec M. « Vous voyez le mal partout, ce que je peux comprendre, vu ce que vous avez end—»

« Il ne comprend décidément rien », a-t-elle dit en me pinçant le nez, et j’ai senti alors couler sur mon tee-shirt quelques gouttes de lait dont l’odeur m’a catapulté dans un passé possiblement post-placentaire. « Il ne veut pas comprendre. »

« Linda, vous avez été sacrée reine du porno et vous avez fait rêver des millions d’hommes et peut-être aussi de femmes, grâce à vous l’industrie du cinéma porno a changé, les mœurs ont évolué, le monde a—»

« Vous avez déjà violé une femme ? Ou un objet, une idée, un moment de la vie ? »

« Pardon ? »

« Vous voyez, plus les questions sont simples, plus les réponses sentent le caoutchouc brûlé. Le problème avec vous autres, les hommes, c’est que vous passez votre existence à essayer de nier ou dissimuler ce petit détail gênant, cette petite spécialité qui vous vaut les rênes du monde : le viol. Réel ou imaginaire. »

Un groupe de touristes a déboulé dans la cafétéria. Ils ont pris des photos de tout et de rien, sans parler, sans échanger un regard, comme s’ils enquêtaient sur le réel mais avec un minimum de conviction. Linda a sorti un flingue de son sac à mains, l’a braqué sur moi et quand elle a pressé sur la détente, j’ai entendu un son ténu, un tout petit bruit, une simple syllabe, en fait – un mot, produit par le canon glacé : Non. Elle a jeté l’arme par terre et aussitôt un petit garçon s’en est emparé et s’est mis à courir dans tous les sens en imitant le bruit d’un Américain moyen qui jouit.

« Mais la pornographie n’est pas réductible au viol ! » ai-je protesté, et j’ai eu alors l’impression de lire une réplique écrite par un singe.

« On ne peut pas réduire des choses qui sont déjà réduites », a dit Linda en mordant dans un énorme beignet qu’un ange venait de lui apporter. Dès la première bouchée, le sucre glace s’est dispersé puis a formé comme une auréole au-dessus de sa tête. « Le sexe est un accident, comme vous le savez. Un accident agréable, mais à condition de ne pas vouloir être tout à la fois : la voiture, la vitesse, la route, les arbres, la flaque d’huile, le moteur qui gronde, le pare-brise qui éclate, la main qui tourne le volant, la carte routière – or vous les hommes vous croyez être tout ça en même temps. »

« Je ne suis pas sûr de comprendre », ai-je articulé sans qu’aucun son ne sorte de ma bouche. J’ai voulu répéter, mais elle m’a fait signe qu’elle avait compris ce que je disais. Le fait d’être morte lui donnait, enfin, certains avantages.

« Je n’ai rien contre vous », a chantonné Linda dont l’ombre s’est mise à danser un peu partout, comme si l’impossibilité de vivre à nouveau lui avait appris le secret de la diffraction et de la légèreté. « Mais le porno, franchement, c’est humiliant. »

J’ai voulu la rejoindre dans ce qui n’était déjà plus un dialogue mais une façon de me congédier :

« Je suis d’accord en partie avec vous. C’est vrai que ça donne souvent une image dégradante de la femme et que —»

Elle a éclaté de rire. Une cascade d’oiseaux a résonné au loin : un tintement d’arc-en-ciel. J’avais l’impression d’être vêtu de peaux de bêtes, ou l’inverse, même si je n’osais pas m’interroger sur ce que signifiait exactement cet « inverse ».

« Une image dégradante de la femme ! Alors là, c’est la meilleure ! » Elle a lancé son sac à main en l’air et quand il est retombé, on aurait dit une tête d’homme tranchée, avec des tiges de persil rouge qui sortaient des narines. « Mais nous sommes dégradées de toute éternité. Vous nous avez dégradées. Jamais un grade, jamais ! Non, on n’humilie pas les humiliées, monsieur-peut-être-encore-en vie. En revanche, c’est humiliant pour vous, les hommes. »

« Je ne suis pas sûr que les hommes qui regardent des films pornos se sentent humiliés », ai-je dit, avec les mains cette fois-ci, car ma bouche s’était changée en un animal écrasé.

« C’est exactement ce que je voulais dire », a conclu Linda en se levant. « Bon, le bonheur éternel m’attend, je dois y aller. Adios ! »

« Et la clé ? » ai-je demandé, abasourdi en regardant son dos s’incruster dans la grande fresque dorsale de la foule en partance. « J’en fais quoi de la clé ? »

« Mettez-la où je pense », a-t-elle dit sans se retourner. « Vous serez surpris de découvrir tout ce qu’elle n’ouvre pas. »

Publié par Cannibale Claro le 23/12/17